Dépakine : une décision inédite

13.01.2022

Droit public

La première action de groupe initiée dans le domaine de la santé a été jugée recevable et le laboratoire pharmaceutique a été reconnu responsable.

L’article 184 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 a institué une action de groupe en matière de santé, et plus exactement en matière de produits de santé (C. santé publ., art. L. 1143-1 et s.). En mai 2017, l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (APESAC) a assigné la société Sanofi-Aventis France et son assureur devant le TGI de Paris, afin de constater que les conditions relatives à l’exercice de l’action de groupe en matière de santé sont réunies et de déclarer le laboratoire pharmaceutique civilement responsable des conséquences dommageables causées par ses médicaments antiépileptiques à base de valproate de sodium (commercialisés, depuis 1967, sous les noms de Dépakine, Micropakine, Dépakote, Dépakine Chrono et Dépamide).

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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Par un jugement du 5 janvier 2022, le Tribunal judiciaire de Paris a déclaré recevable l’action de groupe introduite par l’APESAC et déclaré, sur le double fondement de l’article 1240 et des articles 1245 et suivants du code civil, la société Sanofi responsable pour la faute résidant dans le manquement à son obligation de vigilance et à son obligation d’information, ainsi que pour le défaut des médicaments antiépileptiques qu’elle a produits et commercialisés.

Pour rejeter l’action de groupe intentée par l’association, la société Sanofi a soulevé plusieurs moyens, d’inégale importance, ceux relatifs à la recevabilité de l’action et à la reconnaissance de la responsabilité étant les plus importants.

Le tribunal a écarté le moyen tiré de la méconnaissance de l’atteinte aux principes du procès équitable et de l’égalité des armes résultant de la communication d’une copie du rapport d’expertise médicale ordonné par le magistrat instructeur, dans le cadre de la mise en examen de la société Sanofi, en 2020, pour tromperie aggravée, blessures et homicides involontaires. Dans la mesure où le rapport a été transmis d’office par le ministère public, auquel la violation du secret de l’instruction n’est pas opposable, et dès lors que les parties ont été invitées à produire leurs observations, le grief a été écarté.

Le tribunal a également rejeté la demande de sursis à statuer dans l’attente de la décision pénale. Conformément à l’article 4 du code de procédure pénale, la mise en mouvement de l’action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil. En l’espèce, l’action civile engagée par l’APESAC n’est pas exercée en réparation du dommage causé par une infraction pénale, puisqu’elle est fondée, indépendamment des chefs de prévention poursuivis, sur les dispositions de l’article 1240 du code civil, relatif à la responsabilité pour faute, et des articles 1245 et suivants du même code relatifs à la responsabilité du fait des produits défectueux.

La demande de réouverture des débats, motivée par l’absence de consensus sur l’analyse de la littérature scientifique et l’état des connaissances au vu des positions contradictoires des experts dans le cadre des différentes procédures, n’a pas davantage prospéré. L’intervention forcée formée par Sanofi à l’encontre de l’ONIAM a été déclarée irrecevable.

Des conditions de recevabilité interprétées largement mais méritant d’être clarifiées

La question de la recevabilité de l’action de groupe apparaît d’autant plus intéressante qu’il s’agit de la première action introduite dans le domaine de la santé. Trois autres actions ont été initiées sur ce terrain : une, en mars 2018, devant le Tribunal judiciaire de Paris par l’association Réseau d’entraide, soutien et informations sur la stérilisation tubaire (RESIST) contre la société Bayer pour les implants de stérilisation Essure ; une autre, en novembre 2018, devant le Tribunal judiciaire de Nanterre, par l’Association d’aide aux victimes des accidents de médicaments (AAAVAM) à l’encontre de la société Sanofi pour le médicament neuroleptique Agréal ; la dernière, en janvier 2019, par la même association qui a assigné devant le Tribunal judiciaire de Lille la société Bayer pour la spécialité Androcur.

Les conditions légales et réglementaires de la recevabilité de l’action de groupe

Aux termes de l’article L. 1143-2 du code de la santé publique, l’action de groupe est susceptible d’être introduite par une association agréée d’usagers du système de santé, en vue de la réparation de préjudices corporels subis par des victimes placées dans une situation similaire ou identique et ayant pour cause commune le manquement à une obligation légale ou contractuelle d’un producteur ou d’un fournisseur de produits de santé (médicaments, dispositifs médicaux, produits cosmétiques, produits sanguins…), ou d’un prestataire utilisant ces produits (établissements et professionnels de santé…).

Une fois l’action jugée recevable, la procédure se déroule selon deux étapes distinctes. La première phase implique un jugement sur la responsabilité du défendeur lequel inclut, si cette responsabilité est reconnue, la définition du groupe de personnes à l’égard desquelles la responsabilité du défendeur est engagée en fixant les critères de rattachement au groupe (système « opt-in ») et la détermination des préjudices susceptibles d’être réparés pour chacune des catégories de personnes constituant le groupe défini. La seconde phase se poursuit, lorsque le jugement ou l’arrêt est devenu définitif, avec la procédure de réparation individualisée des préjudices corporels.

L’article R. 1143-1 du code de la santé publique dispose que l’action de groupe en santé est régie selon les règles du code de procédure civile (notamment l’article 31). L’article R. 1143-2 du même code exige que la demande indemnitaire expose expressément, à peine de nullité, les cas individuels présentés par l’association au soutien de son action. S'il revient au juge de la mise en état de vérifier cette exigence, il ne lui appartient toutefois pas d'en apprécier la pertinence (Cass. 1re civ., 27 juin 2018, n° 17-10.891).

Le tribunal a considéré que, « selon la jurisprudence développée sur la base de ce texte » [le jugement vise l’article L. 1143-1 du code de la santé publique, mais il s’agit en fait de l’article L. 1143-2], quatre conditions cumulatives doivent être réunies pour que l’action soit déclarée recevable : l’action doit être introduite par une association d’usagers du système de santé agréée ; il existe des préjudices relatifs à des dommages corporels individuels subis par des usagers ; un manquement de la part d’un producteur, d’un fabricant [sans doute faut-il lire fournisseur car fabricant équivaut à producteur] ou d’un prestataire à ses obligations légales ou contractuelles ; il existe un lien de causalité entre les préjudices et le manquement invoqué.

On voit mal à quelle jurisprudence peut bien se référer le tribunal dans la mesure où il s’agit de la première action de groupe introduite sur ce fondement, les conditions de recevabilité n’étant d’ailleurs pas identiques entre les différentes actions de groupe instituées par le législateur, même s'il existe des similitudes.

En l’espèce, le tribunal a rejeté les fins de non-recevoir opposées par Sanofi qui contestait tant la qualité que l’intérêt à agir de l’APESAC, le laboratoire ayant invoqué, sans succès, la variété des situations individuelles, la multiplicité des intervenants dans la chaîne de l'information quant aux éventuels risques liés aux médicaments (rôle de l’autorité sanitaire) et la nécessaire prise en compte de l'évolution des connaissances scientifiques durant la longue période de commercialisation de ses spécialités.

L’interprétation des conditions relatives à la qualité et à l’intérêt à agir de l’association

S’agissant de la première condition, relative à la qualité à agir, les éléments versés au dossier ont conduit le tribunal à admettre que l’APESAC est bien une association d’usagers du système de santé, au sens de l’article L. 1114-1 du code de la santé publique, disposant d’un agrément national accordé par un arrêté ministériel du 11 janvier 2016.

S’agissant de la deuxième condition, qui déroge à la règle procédurale suivant laquelle l'existence du préjudice invoqué par le demandeur dans le cadre d'une action en responsabilité n'est pas une condition de recevabilité de son action, le tribunal a conclu à l’existence de préjudices relatifs à des dommages corporels, l’APESAC ayant produit au soutien de sa demande la situation de 14 familles représentatives pour illustrer et justifier son action, sans pour autant, à ce stade de la procédure, apprécier le droit à réparation de chacune d’entre elles.

S’agissant de la troisième condition, les dossiers médicaux versés aux débats ont permis au juge de considérer que les cas exposés par les familles – des enfants présentant des malformations congénitales portant sur des anomalies de fermeture du tube neural conduisant au spina bifida ou des troubles développementaux et cognitifs à la suite d’un traitement de leurs mères par le valproate de sodium dont la fœtotoxicité est documentée – pouvaient être regardés comme similaires et qu’ils impliquaient un manquement aux devoirs d’information et de vigilance du laboratoire, quel que soit le régime de responsabilité applicable.

S’agissant de la quatrième condition, le tribunal s’est contenté d’affirmer que le lien de causalité entre les manquements et les préjudices, allégué par l’APESAC dans les 14 situations individuelles, ne peut pas s’apprécier au stade de la recevabilité, mais au niveau du bien-fondé de l’action, ce qui revient tout simplement à écarter cette condition de recevabilité que le juge avait pourtant identifié.

Il est vrai que les conditions de recevabilité prévues à l’article L. 1143-2 du code de la santé publique ne sont pas simples à interpréter, car elles supposent de délimiter ce qui relève des conditions de recevabilité et de défense au fond. La nouveauté de la procédure emporte des incertitudes juridiques et le domaine concerné, la santé humaine, apparaît encore plus complexe que les autres secteurs pour lesquels une action de groupe a été consacrée (consommation, discrimination, données personnelles notamment). La similarité des situations individuelles constitue un critère délicat à interpréter, puisque chaque cas physiopathologique présente nécessairement un caractère particulier. Comme en matière de contrefaçon, on pourrait suggérer ici que la similarité doit s’apprécier par les ressemblances et non par les différences.

A côté de la qualité à agir, que la loi réserve dans le cas de l’action de groupe à des associations agréées – ce qui la distingue des actions collectives conjointes, comme celle introduite dans l’affaire du Levothyrox par exemple (CA Lyon, 25 juin 2020, n° 19/02416) – c’est donc principalement l’existence de préjudices corporels, imputables à une faute ou un défaut, qui sont partagés par un groupe de victimes se trouvant dans une situation, sinon identique du moins similaire, qui conduit à déterminer l’intérêt à agir de l’association.

Les conditions tenant au manquement du producteur ou au défaut du produit, et a fortiori au lien de causalité entre ce manquement ou ce défaut et le dommage, ne semblent devoir être appréciées, au stade de la recevabilité, qu’au regard de la règle générale de procédure suivant laquelle l’intérêt à agir n'est pas subordonné à la démonstration préalable du bien-fondé de l’action.

Il faut sans doute attendre d’autres développements jurisprudentiels pour que ces conditions de recevabilité soient clarifiées, étant observé qu’elles sont plutôt largement interprétées dans les autres actions de groupe, singulièrement en matière de consommation (TJ Versailles, 4 juin 2020, n° 15/10221 : « affaire BMW » ; CA Versailles, 20 mai 2021, n° 18/04462 : « affaire Foncia »).

Une responsabilité reconnue sur le double fondement de la faute du producteur et du défaut du produit

La première phase de l’action de groupe implique un jugement sur la responsabilité du défendeur. En l’espèce, le tribunal a reconnu la responsabilité de la société Sanofi sur le fondement d’un manquement à son obligation de vigilance et à son obligation d’information pour les enfants exposés avant le 22 mai 1998, et dont les malformations congénitales sont survenues entre 1984 et janvier 2006, entre 2001 et janvier 2006 pour les troubles neurodéveloppementaux, ainsi que sur le fondement du défaut de sécurité du produit, pour les enfants exposés à compter du 22 mai 1998.

Dans la mesure où les spécialités à base de valproate sont commercialisées depuis 1967, une distinction temporelle des situations juridiques s’avère nécessaire puisqu’elle conditionne le régime de responsabilité applicable et les règles de prescription extinctive. Le tribunal a ainsi choisi la date du 22 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux – laquelle transpose la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985 – pour dissocier les fondements du régime de responsabilité, étant précisé que le régime prévu par la directive est applicable aux produits mis en circulation depuis le 30 juillet 1988.

Pour les demandes concernant des enfants exposés in utero au valproate de sodium avant le 22 mai 1998, le régime de responsabilité est celui de la faute, tandis que ceux qui ont été exposés postérieurement relèvent du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux prévu aux articles 1386-1 (devenu art. 1245) et suivants du code civil.

Les régimes de prescription applicables

Avant d’examiner la responsabilité du laboratoire, le tribunal a dû statuer sur la fin de non-recevoir opposé par le laboratoire qui considérait que les demandes fondées sur la responsabilité extracontractuelle de droit commun étaient prescrites pour les expositions antérieures au 30 juillet 1988. Le juge a estimé qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 réformant les règles de prescription, le délai de prescription de droit commun est passé de 30 ans à 5 ans, selon le nouvel article 2224 du code civil, la prescription étant donc de 5 ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.

Il semble cependant que les faits de l’espèce, impliquant un dommage corporel, relèvent d’un délai de prescription particulier, prévu par l’ancien article 2270-1 du code civil (devenu art. 2226 avec la loi du 17 juin 2008), aux termes duquel les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation (Cass. 1re civ., 26 sept. 2012, n° 11-18.117). La Cour de cassation a d’ailleurs rappelé que l’action en responsabilité extracontractuelle dirigée contre le fabricant d’un médicament défectueux, mis en circulation après l’expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d’entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998, se prescrit selon les dispositions du droit interne, soit par 10 ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé, conformément à l’article 2226 du code civil (Cass. 1re civ., 15 mai 2015, n° 14-13.151). La date de la manifestation du dommage ou de son aggravation doit ainsi être interprétée à la lumière de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, et doit s’entendre de celle de la consolidation, permettant seule au demandeur de mesurer l’étendue de son dommage et d’avoir ainsi connaissance de celui-ci (Cass. 1re civ., 15 juin 2016, n° 15-20.022).

Dans un arrêt relatif à la spécialité Dépakine, dont la mise en circulation était postérieure au 22 mai 1998, la Haute juridiction a également précisé que le délai de prescription applicable – trois ans en vertu de l’article 1245-16 du code civil – court à compter de la date à laquelle les victimes ont eu ou auraient dû avoir connaissance de la défectuosité résultant d’un défaut d'information sur l'existence des risques tératogènes liés au valproate, ce qui correspond à la date de communication des conclusions du rapport d'expertise et non à la date du diagnostic de la pathologie ou des troubles affectant les victimes (Cass. 1re civ., 27 nov. 2019, n° 18-16.537).

Ces considérations sur les régimes de prescription applicables présentent toutefois un intérêt très relatif, puisqu’en prenant pour point de départ du délai le jour du dépôt du rapport d’expertise médicale générale ordonnée par les magistrats instructeurs, soit le 20 janvier 2020, le tribunal parisien rend improbable la possibilité d’une prescription de l’action sur le fondement de la faute.

Une faute résidant dans le manquement à l’obligation de vigilance et à l’obligation d’information

Pour caractériser l’existence d’une telle faute, au sens de l’article 1240 du code civil, l’APESAC arguait d’un double manquement du laboratoire à son devoir d’information et à son devoir de vigilance concernant la notice des médicaments à base de valproate. Ces fondements n’ont rien d’inédits dans le domaine pharmaceutique. Le manquement à l’obligation d’information a par exemple été invoqué et retenu dans l’affaire du Levothyrox (CA Lyon, 25 juin 2020, n° 19/02416) et le manquement à l’obligation de vigilance a pour sa part été reconnu et confirmé par la Cour de cassation dans l’affaire du Distilbène (Cass. 1re civ., 7 mars 2006, n° 04-16.179).

Pour apprécier l’existence de ces manquements et dans quelle mesure l’information existant dans la documentation réglementaire relative au valproate de sodium, au moment où les patientes enceintes prenaient ce médicament, n’était pas conforme à l’état des connaissances scientifiques disponibles au regard de la littérature médico-scientifique, le tribunal s’est principalement appuyé sur le rapport d’expertise médicale remis en 2020 aux juges d’instruction saisis dans le volet pénal, rapport au demeurant contesté par le laboratoire.

S’agissant de l’effet tératogène et des malformations fœtales induites par une exposition in utero, il a considéré qu’ils étaient scientifiquement connus à partir de 1984, ce qui rejoint l’analyse faite par le tribunal administratif de Montreuil dans le contentieux ayant conduit à engager partiellement la responsabilité de l’Etat du fait d’une carence fautive dans le contrôle de l’information figurant sur la notice des médicaments (TA Montreuil, 2 juill. 2020, n° 1704275, 1704392, 1704394). S’agissant des troubles neurodéveloppementaux, le juge a retenu la date de 2001 (et 2008 pour le trouble autistique).

Il faut signaler ici que l’article 266 de la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 a instauré une double présomption d’imputabilité pour les victimes qui recourent au dispositif légal d’indemnisation devant l’ONIAM (C. santé publ., art. L. 1142-24-12). Dans ce contexte, les malformations congénitales sont ainsi présumées imputables à un manque d’information de la mère sur les effets indésirables du valproate de sodium lorsqu’il a été prescrit à compter du 1er janvier 1982. Les troubles du développement comportemental et cognitif sont présumés imputables à un manque d’information de la mère sur les effets indésirables du valproate lorsqu’il a été prescrit à compter du 1er janvier 1984. Cette présomption ne s’impose toutefois qu’au collège d’experts se prononçant sur l’imputabilité des dommages à l’exposition au médicament litigieux dans le cadre de la procédure amiable d’indemnisation des victimes et n’a donc pas d’incidence sur l’appréciation faite par le juge civil.

Ce dernier a donc retenu que le laboratoire était responsable pour avoir manqué à son devoir de vigilance et à son devoir d’information, en ne mentionnant pas les risques liés au valproate de sodium, à compter de 1984 pour les malformations congénitales et à compter de 2001 pour les troubles neurodéveloppementaux. La période de responsabilité s’étend jusqu’en janvier 2006, date à laquelle la modification de la notice des médicaments, validée par l’autorité sanitaire (l’AFSSAPS à l’époque), a permis aux patientes d’être correctement informées des risques encourus par une exposition au valproate lors d’une grossesse.

Le tribunal a considéré que la société Sanofi aurait dû solliciter une modification de la notice des médicaments dès 1984, auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament, afin de fournir une information claire et précise, conforme aux données acquises de la science, alors qu’elle ne l’a fait qu’en mai 2003, en ne communiquant pas tous les éléments d’information à cette agence, ce qui a conduit cette dernière à rejeter les deux premières demandes considérées comme insuffisamment étayées, avant d’accepter les modifications en janvier 2006.

Sans que cela affecte l’appréciation du manquement reproché, on objectera qu’une Agence du médicament n’a été créée qu’avec la loi du 4 janvier 1993 (à laquelle succédera l’AFSSAPS avec la loi du 1er juillet 1998, qui sera elle-même remplacée par l’ANSM avec la loi du 29 décembre 2011 à la suite de l’affaire du Mediator). On ajoutera aussi que la notice était encore facultative en 1984 (elle a été rendue obligatoire par la directive 89/341/CEE du 3 mai 1989 et la directive 92/27/CEE du 31 mars 1992, intégrée par le décret n° 94-19 du 5 janvier 1994 sous l’article R. 5143-4 de l’ancien code de la santé publique, puis recodifiée sous l’article R. 5121-148 du code de la santé publique).

Pour autant, le fait qu’il n’existe pas d’agence du médicament avant 1993 et que la notice présente un caractère facultatif avant 1994, ne remet pas en cause l’existence d’une obligation d’information incombant aux fabricants de médicaments. La Cour de cassation l’avait d’ailleurs déjà admis, sur le terrain de la responsabilité contractuelle, en précisant que cette obligation ne peut s’appliquer qu’à ce qui est connu au moment de l’introduction du médicament sur le marché et à ce qui a été porté à la connaissance des laboratoires depuis cette date (Cass. 1re civ., 8 avr. 1986, n° 84-11.443).

Un défaut de sécurité du médicament résultant d’une notice d’information déficiente

S’agissant des personnes ayant été exposées au médicament depuis le 22 mai 1998, le tribunal s’est d’abord prononcé sur le moyen de défense fondé sur l’extinction décennale de responsabilité. L’article 1245-15 du code civil prévoit en effet que, sauf faute du producteur, la responsabilité du fait d’un produit défectueux est éteinte 10 ans après sa mise en circulation à moins que, durant cette période, la victime n’ait engagé une action en justice (le point de départ de ce délai de forclusion étant le moment de la mise en circulation du produit).

Le tribunal a objecté que la faute de vigilance commise par le laboratoire pour ne pas avoir modifié la notice des médicaments avant janvier 2006 fait obstacle à l’application du régime d’extinction décennale de la responsabilité, le moyen tiré de l’extinction de l’obligation de réparer le dommage devant donc être écarté.

N’étant pas éteinte, les conditions de mises en œuvre de la responsabilité du fait des produits défectueux exigent ainsi que les victimes rapportent la preuve du dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre le défaut et le dommage (C. civ., art. 1245-8).

En principe, l’absence d’information, reconnue comme fautive, donne lieu à une indemnisation du dommage au titre de la perte de chance. Cela implique la privation d’une probabilité raisonnable et non certaine, en l’occurrence celle de refuser le traitement et d’opter pour un médicament moins nocif. Dans la mesure où il existait des alternatives thérapeutiques au traitement de l’épilepsie, notamment à partir des années 1990, le tribunal a considéré qu’au regard des taux élevés de malformations et de troubles du développement dus à une exposition in utero au valproate, reconnus par la littérature médicale et les autorités de santé, il en a résulté une perte de chance pour les femmes enceintes de se voir prescrire un autre traitement que le médicament litigieux, cette probabilité ayant été évaluée à 95 %.

S’agissant de la relation causale entre le dommage et le défaut du produit, le juge s’est explicitement référé à la jurisprudence de la Cour de justice suivant laquelle, en l’absence de certitude scientifique, le régime probatoire du lien de causalité peut être fondé sur le recours à un faisceau d’indices, présentant un caractère suffisamment grave, précis et concordant (CJUE, 21 juin 2017, aff. C-621/15). Il a également indiqué qu’en vue d’obtenir la réparation de leurs préjudices, les victimes qui souhaiteront se prévaloir du jugement pour adhérer au groupe devront rapporter la preuve préalable d’une exposition in utero au médicament.

Pour les victimes concernées par l’action de de groupe, la tératogénicité du médicament en termes de malformation congénitale a été estimé par les experts comme probable à partir de 1984. S’agissant des troubles neurodéveloppementaux et de leur relation avec une exposition in utero au valproate, le tribunal a indiqué que la communauté scientifique considérait l’association comme possible dès 1987, mais qu’elle n’était regardée comme probable qu’à partir de 2001.

Conformément à l’article 1245-3 du code civil, l’appréciation du défaut de sécurité du produit doit tenir compte de toutes les circonstances, et notamment de la présentation qui en est faite. Pour caractériser le défaut extrinsèque des médicaments à base de valproate, le tribunal s’est livré à un examen attentif de l’information délivrée aux femmes enceintes, en consultant l’évolution de la rédaction des notices au cours du temps et en vérifiant si les risques en cause ont été portés à la connaissance du public. Il a conclu que la présentation du médicament, figurant dans la notice, ne contenait pas l’information selon laquelle, parmi les effets indésirables possibles du médicament, il existait un risque tératogène et un risque de troubles neurodéveloppementaux, et ce jusqu’à la modification de la notice validée le 25 janvier 2006. Ainsi, du 22 mai 1998 au 25 janvier 2006 pour les malformations congénitales, et de janvier 2001 au 25 janvier 2006 pour les troubles développementaux et cognitifs, le médicament ne présentait pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre.

Des causes d’exonération jugées non pertinentes

Bien que ses spécialités soient considérées comme défectueuses, il restait possible pour Sanofi d’invoquer des causes d’exonération (C. civ, art. 1245-10). En l’occurrence, le laboratoire a avancé le fait que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où les médicaments ont été mis en circulation, ne permettait pas de déceler l'existence du défaut (exonération pour risque de développement). La société a également objecté que la modification des documents d’information était placée sous le contrôle impératif de l’autorité sanitaire (exonération pour conformité aux règles impératives).

Sur le premier point, et au vu des études médico-scientifiques publiées depuis 1981, le tribunal a réfuté la thèse selon laquelle l'état des connaissances médicales, à compter de 1984 pour les malformations physiques et de 2001 pour les troubles neurodéveloppementaux, ne permettait pas d’appréhender ces risques et empêchait de communiquer de manière adéquate à leur sujet. Sur le second point – c’est pour ne pas avoir répondu aux conclusions du laboratoire invoquant cette cause d’exonération que la Cour de cassation a annulé partiellement un arrêt ayant retenu la défectuosité du valproate de sodium (Cass. 1re civ., 27 nov. 2019, n° 18-16.537) –,  le tribunal a considéré que le fait d’être soumis à un régime d’autorisation administrative (AMM) ne dispensait pas le laboratoire d’initier une procédure de modification de la notice au regard des informations de pharmacovigilance dont il avait connaissance. Le fait que l’Etat ait été reconnu partiellement responsable dans l’exercice du contrôle de l’information relative à la notice du valproate (TA Montreuil, 2 juillet 2020, n° 1704275, 1704392, 1704394) a été jugé sans incidence, la cause d’exonération supposant que le producteur prouve un lien de causalité direct entre la défectuosité de son produit et le respect d’une règle impérative de nature législative ou réglementaire.

La détermination des critères de rattachement au groupe

Dans le cadre du jugement sur la responsabilité, il appartenait enfin au juge de définir le groupe de personnes à l’égard desquelles la responsabilité du défendeur est engagée, en fixant les critères de rattachement au groupe, et de déterminer les préjudices susceptibles d’être réparés pour chacune des catégories de personnes constituant le groupe (C. santé publ., art. L. 1143-3).

Sont ainsi concernées les femmes ayant été enceintes entre 1984 et janvier 2006 pour les malformations congénitales, entre 2001 et janvier 2006 pour les troubles neurodéveloppementaux, et qui ont été exposées durant leur grossesse à une spécialité contenant du valproate de sodium. Sont également impliqués leurs enfants, dans les mêmes conditions, ainsi que toute victime indirecte présentant un lien de parenté et/ou un lien affectif réel avec ces femmes ou ces enfants, et justifiant d’un préjudice propre.

Un délai d’adhésion au groupe largement étendu

Il revient également au jugement de fixer le délai (entre 6 mois et 5 ans) dans lequel les personnes répondant aux critères de rattachement et souhaitant se prévaloir du jugement peuvent adhérer au groupe en vue d’obtenir réparation de leurs préjudices (C. santé publ., art. L. 1143-4). Afin de permettre au plus grand nombre de personnes concernées par l’adhésion éventuelle au groupe d’usagers, le tribunal a établi le délai maximal d’adhésion au groupe, soit 5 ans à compter du prononcé de la décision (alors que la loi précise qu’il commence à courir à compter de l'achèvement des mesures de publicité, celles-ci ayant d’ailleurs été ordonnées dans plusieurs journaux de la presse écrite grand public).

Un jugement pratiquement inopérant

Lorsqu’il statue sur la responsabilité, le juge peut également condamner le défendeur au paiement d’une provision à valoir sur les frais non compris dans les dépens exposés par l’association. En l’espèce, une provision de 120 000 euros, à la charge de Sanofi, a été allouée à l’association.

Arguant qu’il n’existe aucune décision judiciaire définitive ayant retenu sa responsabilité, qu’une instruction pénale est en cours et que l’Etat a été condamné partiellement en raison d’une carence fautive dans le contrôle de l’information figurant dans la notice des médicaments à base de valproate, la société Sanofi a annoncé relever appel du jugement. Eu égard au caractère suspensif de ce recours, le jugement rendu le 5 janvier 2022 sera donc inopérant pour les victimes souhaitant se joindre à l’action de groupe. Il n’en constitue pas moins une première dans le domaine de la santé.

Jérôme Peigné, Professeur à l'Université de Paris
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