Devoir de vigilance : «les premières victimes sont les femmes et les enfants», E. Daoud

27.06.2023

Gestion d'entreprise

Le 25 mai, une ONG colombienne a mis en demeure 3 banques françaises sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance. Elle leur reproche d’avoir financé les activités de Glencore - dont la filiale exploite des mines - qui auraient causé de graves dommages à l’environnement et aux droits humains. Entretien avec Emmanuel Daoud, avocat associé au sein du cabinet Vigo et conseil de l’ONG.

L’ONG Tierra Digna, qui a mis en demeure les trois banques (BNP Paribas, Crédit Agricole, groupe BPCE), estime que les activités du groupe Glencore auraient causé de graves dommages à l’environnement en Colombie (pollution atmosphérique due à la poussière de charbon, contamination des sources d’eau) et aux droits humains via sa filiale Prodeco. Emmanuel Daoud revient avec nous en détail sur le dossier.

L’ONG reproche aux trois banques leur implication dans des « flux financiers climaticides » par leur investissement et leur financement des activités. De quelle manière cette implication se matérialise ?

Il est reproché le concours majeur des trois sociétés en tant qu’actionnaires et financeurs de Glencore. Notamment :

  • la BNP Paribas a fourni en 2022 un financement de l’ordre de 46,41 millions de dollars à l’entreprise Glencore International AG ;
  • le Crédit Agricole est « l’un des investisseurs principaux de la société Glencore » avec : 3,5 millions de dollars d’obligations détenues et 89,9 millions de dollars en actionnariat, soit un total de 92,4 millions de dollars de participation ;
  • le Groupe BPCE demeure l’un des investisseurs principaux de Glencore avec : 182,1 millions de dollars d’obligations détenues, 820,6 millions de dollars en actionnariat, soit un total de 1,002 milliards de dollars de participation au sein de la société.

Qu’attendent les ONG de cette mise en demeure ?

Au-delà même des engagements des banques, au regard de leur plan de vigilance qui les oblige à respecter les droits humains et à assurer la protection de l’environnement, nous leur demandons expressément d’exercer une pression positive sur Glencore dont ils sont actionnaires et banquiers. Ceci afin que Glencore, société-mère de la filiale en cause, cesse de procéder à ces atteintes aux droits humains et à l’environnement sur le terrain, à la non-prise en considération des droits des mineurs et des communautés autochtones et qu’elle reconstruise les maisons fissurées par les explosions causées par les mines.

Vous vous êtes rendu sur place, en Colombie, pour constater les dégâts environnementaux invoqués par l’ONG dans sa mise en demeure. Racontez-nous.

Je me suis rendu en Colombie en mars 2023. De façon stupide et ethnocentrée, je pensais que les mines de charbon étaient comme les nôtres, en sous-sol. Je suis resté, dans mon imaginaire, à l’époque de Germinal, dans le roman de Zola, où l’on s’enfonce pour entrer dans les mines.

En Colombie, ce sont des mines de charbon à ciel ouvert : on fracture la montagne, la poussière est omniprésente. Tout ce qui est recueilli dans la mine n’est pas du charbon utilisable, alors il y a de nombreux déchets et résidus.

J’ai découvert qu’à l’extérieur des mines, il y a des sortes de collines et des monts de charbon qui ont été superficiellement végétalisés. Lorsqu’il pleut - en Colombie, ce n’est pas du crachat breton -, toutes les saloperies vont dans les cours d’eau. Dans les villages situés à proximité des mines, lorsque vous touchez les arbres, la suie se dépose sur vos doigts. Dans ces villages, les enfants et les personnes âgées sont touchés par des maladies respiratoires et dermatologiques dans des proportions qui dépassent la moyenne nationale colombienne.

Sur place, qui avez-vous rencontré ?

Nous avons rencontré des leaders syndicaux, des militants féministes, des syndicats de défense des populations indigènes.

Au lendemain d’un rendez-vous avec l’une des leaders indigènes, nous avons appris qu’elle avait fait l’objet d’une tentative d’assassinat. Elle a été attaquée par des hommes armés de fusils à pompe. Heureusement, son mari était présent, armé, et a pu empêcher le pire. Les morts violentes et les tentatives d’intimidation sont légion là-bas.

Qu’avez-vous appris au cours de ces rencontres ?

De nombreux abus et violences ont été commis avant même que l’activité des mines n’ait démarré. Au moment où il a été question d’acquérir les parcelles de terrains sur lesquelles les deux mines sont exploitées par la filiale de Glencore, des paysans ont été expropriés de leurs terres à la pointe du fusil. Certains ont été exécutés par des milices. Ces faits ont été documentés.

Aujourd’hui, depuis la fermeture des mines, les violences intrafamiliales ont été multipliées par 10 car les maris sont alcoolisés, les gens crèvent de faim. Les premières victimes sont les femmes et les enfants : la prostitution enfantine a explosé, des filles de 12 ou 13 ans tombent enceintes. C’est la réalité humaine et sociale sur le terrain. Dans un rayon d’un kilomètre, la pêche est devenue interdite dans certains cours d’eau.

Tout cela est bien sûr connu de Glencore mais ils ne font rien.

Récemment, nous avons également déposé une plainte pénale entre les mains du procureur colombien. Prodeco a en effet diffusé sur son site internet les photos, les noms, les prénoms et les adresses des leaders syndicaux, ruraux, féministes, indigènes en les désignant comme étant les responsables de la fermeture des mines. Lorsque vous véhiculez ce message, vous mettez une cible sur le dos des personnes ainsi désignées.

Lorsqu’on a des engagements comme ces trois groupes bancaires qui affirment qu’ils vont vers une économie décarbonée, il est singulier de continuer à soutenir financièrement Glencore.

Pour l’ONG Tierra Digna, on ne peut pas attendre 2030 ou 2050 : l’environnement est déjà dégradé pour les personnes impactées par les activités de Glencore. C’est maintenant que cela se passe. Les banques doivent faire pression sur Glencore et sa filiale ou assumer les conséquences de leur hypocrisie et de leur négligence.

Vous reprochez aux banques de ne pas avoir associé les communautés locales et les ONG dans l’élaboration de leur plan de vigilance. Comment les entreprises peuvent-elles mieux documenter le dialogue établi avec les parties prenantes ?

Je déteste les caricatures, les procès d’intention et la diabolisation des parties en cause. Il n’y a pas les méchantes entreprises d’un côté et les gentilles ONG de l’autre. C’est beaucoup plus nuancé.

Le cabinet Vigo conseille pro bono les ONG en matière de respect des droits humains et de droit de l’environnement. Nous conseillons également de grandes entreprises et nous les accompagnons dans la rédaction de leurs plans de vigilance.

Nous devons tenter de convaincre les entreprises d’aller le plus loin possible dans le dialogue avec les parties prenantes : les syndicats, les ONG. Elles doivent aller sur le terrain pour rencontrer les populations affectées, trouver des solutions lorsque cela est possible, et s’il le faut, renoncer à certains projets.

Du côté des ONG, je leur recommande également de se rapprocher des directions RSE, directions juridiques, directions compliance. Il est possible de signer des protocoles et des accords de confidentialité afin de sécuriser les échanges entre les différentes parties en présence.

Le 1er juin dernier, le Parlement européen a adopté le projet de directive sur le devoir de vigilance. Le texte pourrait évoluer notamment concernant l’intégration du secteur financier dans le périmètre de la directive. L’ONG pourrait-elle se fonder sur la directive dans l’hypothèse où elle serait déboutée sur le fondement de la loi française ?

Oui, elle pourra toujours se fonder sur la directive européenne. Pour l’instant, il y a une bataille d’influence entre les ONG et les entreprises notamment en ce qui concerne l’inclusion de la lutte contre le réchauffement climatique et le secteur financier dans le périmètre de la directive. Mon opinion est que ne pas intégrer le climat et le secteur financier relève d’une vision archaïque du vivre ensemble et des enjeux fondamentaux relatifs à la survie de notre planète ou à tout le moins du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Nous avons une responsabilité vis-à-vis des générations futures. Je suis père de 4 filles et grand-père de 2 petites filles. Nous serions des crétins et des irresponsables si cela ne nous interrogeait pas.

Quels que soient nos métiers, nous devons pousser pour avoir des outils juridiques qui soient les plus contraignants possibles car la soft law n’a pas fonctionné. Pour les juristes que nous sommes, avocats, magistrats, journalistes, membres d’associations, nous devons utiliser la loi comme un progrès social afin de protéger la planète et assurer l’avenir de nos enfants et petits-enfants.

La directive doit être la plus large possible et les entreprises qui réussiront demain sont celles qui auront intégré ces nouvelles obligations sur le plan environnemental et des droits humains. Les gens se tourneront vers les sociétés les plus vertueuses.

Quelles seront les suites de l’affaire si les banques ne se mettent pas en conformité ?

Ces mises en demeure ne sont pas un effet d’annonce. Nous voulons obtenir des résultats sur le terrain. Si on n’obtient pas satisfaction, il y aura des suites à l’expiration du délai de 3 mois.

Ce n’est pas une menace, mais je ne crois pas que l’ONG laissera tomber.

propos recueillis par Leslie Brassac

Nos engagements