Par un arrêt du 4 décembre 2018, la cour administrative d’appel de Bordeaux a jugé que le régime de responsabilité défini à l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles s’applique aux instances engagées après le 7 mars 2002, date d’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, alors même que la naissance avec handicap est antérieure à celle-ci. C’est l’enseignement principal qu’il convient de retirer de cet arrêt. Un autre tient à l’admission dans cette affaire de l’indemnisation non seulement des parents mais aussi du frère des enfants nés handicapés.
En l’espèce, une femme ayant bénéficié d'une fécondation in vitro donne naissance, le 21 septembre 1999, à trois garçons. En 2005, le diagnostic de dystrophie musculaire de Becker est posé concernant deux d'entre eux. La responsabilité d’un centre hospitalier public local est alors recherchée par les parents. Ils se plaignent d’un défaut d’information antérieur à la naissance des enfants imputable à la faute de ce centre hospitalier pour avoir égaré une lettre du CHU les informant, dès 1996, des risques de myopathie encourus par leurs futurs enfants et de la possibilité d'effectuer, en cas de grossesse, un diagnostic prénatal compte tenu de leurs antécédents familiaux. En toile de fond se devine la privation pour eux d’une possibilité de recourir à une interruption de grossesse en cas de diagnostic prénatal défavorable.
Par un jugement du 14 juin 2016, le tribunal administratif de Bordeaux considère que le centre hospitalier mis en cause a de la sorte commis une faute caractérisée et le condamne à réparer les préjudices personnels des parents ainsi que le préjudice moral et les troubles dans les conditions d'existence de leur enfant (non atteint) à raison du handicap de ses frères. Estimant l’indemnisation accordée insuffisante et reprochant au tribunal une application erronée du régime de responsabilité prévu par l’article L. 114-5, les parents, agissant tant en leurs noms que celui de leur fils mineur, demandent à la cour administrative d’appel (CAA) de Bordeaux la réformation du jugement entrepris.
Celle-ci réforme le jugement attaqué, mais sur l’évaluation des préjudices seulement. Pour le reste, la cour bordelaise confirme la décision attaquée sur la responsabilité. C’est cet aspect qui retiendra l’attention, tant sur l’indemnisation des parents que sur celle de la fratrie.
Le régime de responsabilité applicable à l’indemnisation des parents de l’enfant né handicapé
Pour l’essentiel, les parents reprochaient aux premiers juges d’avoir fait application au cas litigieux de l’article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles et de ne pas avoir retenu une atteinte disproportionnée à leur droit de créance indemnitaire constitutif d'un bien au sens des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme ainsi qu’une méconnaissance des stipulations de l'article 14 de la même convention. Cette analyse est réfutée par les juges d’appel.
Ceux-ci rappellent en premier lieu les termes de l'article L. 114-5 dont la rédaction résulte d’une loi du 11 février 2005 ayant codifié les dispositions figurant antérieurement aux trois premiers alinéas du I de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002. Selon ces dispositions, du moins celles dont l’application était en question dans la présente affaire (al. 1 et 3), « Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance ». « Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale ».
S’agissant de l’application dans le temps de ces dispositions, la CAA de Bordeaux rappelle que le législateur avait initialement prévu leur application aux instances en cours à la date d'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 (soit le 7 mars 2002), à l'exception de celles où il avait été irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation, non sans souligner, à juste titre du point de vue de la ratio legis, que le législateur avait nécessairement entendu que ces dispositions puissent s’appliquer à la réparation des dommages dont le fait générateur était antérieur à la date d'entrée en vigueur de cette loi mais qui, à cette date, n'avait pas encore donné lieu à l'engagement d'une action indemnitaire. Cependant, comme le rappelle l’arrêt rapporté, ce dispositif de droit transitoire a été invalidé par le Conseil constitutionnel dans une décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010. Celui-ci avait alors jugé qu'il n'existait pas de motifs d'intérêt général suffisants pour justifier la remise en cause des droits des personnes ayant engagé une instance juridictionnelle en vue d'obtenir la réparation de leur préjudice avant le 7 mars 2002, date d'entrée en vigueur de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002. Il avait en revanche jugé qu'existaient des motifs d'intérêt général suffisants de nature à justifier l'application des règles nouvelles aux instances engagées après le 7 mars 2002, au titre de faits générateurs intervenus avant cette date (sur la portée abrogative de cette décision, v. notamment : D. Vigneau, « La constitutionnalité de la loi anti-Perruche », D. 2010, p. 1976 ; ibid. p. 2086, note J. Sainte-Rose et P. Pedrot). Dans la présente affaire, les enfants handicapés étaient bien nés avant cette date mais l’action engagée par les parents était postérieure à celle-ci. S’appuyant sur la décision du Conseil constitutionnel, la CAA de Bordeaux en déduit que les parents n’entraient pas « dans le champ de la disposition abrogée par le Conseil constitutionnel, relative aux personnes ayant engagé une action en cours à cette date ».
Ce faisant, l’arrêt rapporté s’inscrit dans la ligne de l’analyse admise par le Conseil d’Etat dans deux arrêts du 13 mai 2011 posant que la portée de la décision du Conseil constitutionnel doit se comprendre comme limitant l'abrogation des règles nouvelles aux seules instances en cours au 7 mars 2002 : les instances postérieures à cette date n’étant pas concernées par cette abrogation, alors même que le fait générateur du dommage serait antérieur (CE, 13 mai 2011, n° 329290 ; 13 mai 2011, n° 317808). Cette position a été réitérée dans un arrêt du 31 mars 2014 (CE, 31 mars 2014, n° 345812). Cette jurisprudence administrative tranche toutefois avec celle des juridictions judiciaires, et tout particulièrement avec celle de la Cour de cassation. En effet, celle-ci ne se contente pas d’exclure l’application de l’article L. 114-5 aux seules instances en cours mais aussi aux instances postérieures au 7 mars 2002 dès lors que la naissance avec handicap est antérieure à cette date (Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, n° 10-27.473 ; 31 oct. 2012, n° 11-22.756). (Pour une analyse comparée de ces arrêts, v. notamment : D. Vigneau, « La guerre des « trois » aura bien lieu ! », D. 2012, p. 323).
Restait alors aux parents, en second lieu, à contester l’application dans le temps du régime de responsabilité tiré de l’article L. 114-5 sur le terrain de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais en vain selon la CAA de Bordeaux. Celle-ci juge, non sans logique, que les parents n'ayant engagé une instance en réparation des conséquences dommageables du handicap de leurs enfants que postérieurement au 7 mars 2002, ils ne pouvaient se voir reconnaître à cette date un droit de créance indemnitaire constitutif d'un bien au sens des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à ladite convention. Il en résulte que « le moyen tiré de ce que l'application de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles aux instances engagées après le 7 mars 2002 à des situations nées avant cette date porterait une atteinte disproportionnée aux droits qui leur sont garantis par ces stipulations doit être écarté. Il en va de même, par voie de conséquence, du moyen tiré de ce qu'ils auraient été victimes, dans l'exercice de ces droits, d'une discrimination injustifiée au regard de l'article 14 de la même convention ».
En conclusion, et l’existence d’une faute caractérisée, non contestée en appel, ayant été admise à l’encontre du centre hospitalier mis en cause, les parents ne pouvaient prétendre, en application de l’article L. 114-5, qu’à une indemnité au titre de leur seul préjudice (30 200 € chacun en l’espèce) : celui-ci ne pouvant inclure les charges particulières découlant du handicap des enfants dont la compensation relève de la solidarité nationale.
L’indemnisation de la fratrie de l’enfant né handicapé
La CAA de Bordeaux considère, à l’instar de premiers juges, que les dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles relatives au caractère non indemnisable des préjudices subis par les enfants handicapés du fait de leur naissance ainsi qu'aux charges particulières pour les parents découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap n'ont pas pour objet d'interdire l'indemnisation des préjudices moraux et des troubles dans leurs conditions d'existence subis par d'autres membres de la famille et notamment par la fratrie de l'enfant né handicapé. En conséquence, la cour admet la condamnation du centre hospitalier mis en cause à indemniser le préjudice moral et les troubles dans les conditions d'existence subis par le fils non handicapé à raison du handicap dont souffrent ses deux frères (10 000 € en l’occurrence).
Il est vrai que, dans sa lettre, l’article L. 114-5 ne vise que l’enfant né handicapé et ses parents. Il ne vise pas d’autres victimes éventuelles, et l’on songe tout particulièrement aux victimes par ricochet. Tel est bien le cas en l’occurrence du fils non handicapé demandant réparation de son préjudice à raison du handicap de ses frères. L’on pourrait donc penser, à l’instar de la CAA de Bordeaux, qu’il n’y avait pas d’obstacle à indemniser un tel préjudice. Une jurisprudence judiciaire pourrait d’ailleurs elle-même être sollicitée dans le même sens (TGI Reims, 19 juill. 2005, obs ; D. Vigneau, Dr. fam. 2005, n° 12, comm. 283).
L’hésitation reste néanmoins permise et la décision de la CAA de Bordeaux sur ce chef peut ne pas emporter une pleine conviction. Un préjudice par ricochet est la conséquence d’un préjudice subi par la victime immédiate. Le caractère réparable du premier ne suppose-t-il pas alors que la victime immédiate soit en mesure de pouvoir demander elle-même réparation d’un préjudice juridiquement et légitimement reconnu ? C’est là que se situe la difficulté. Selon l’article L. 114-5, l’enfant né handicapé ne saurait d’abord demander (lui-même ou par le biais de ses parents s’il est mineur) réparation du préjudice résultant du seul fait de sa naissance. Quant au préjudice résultant du handicap, la réparation pour lui de ce préjudice supposerait le constat d’une faute médicale ayant « provoqué directement le handicap » (ou l’ayant aggravé ou n'ayant pas permis de prendre des mesures susceptibles de l'atténuer) (art. L. 114-5, al. 2). Or, précisément, ce n’est pas cette disposition qui s’appliquait en la cause mais celle visant la réparation d’un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute médicale caractérisée et qui limite la réparation au « seul » préjudice des parents (art. L 114-5, al. 3). Au demeurant, la CAA de Bordeaux n’envisage pas, et pour cause, la réparation du préjudice subi par les frères handicapés eux-mêmes. Le frère non handicapé pouvait-il alors légitimement se plaindre d’un préjudice réparable là où ses frères ne le pouvaient pas et où ses parents ne le pouvaient que restrictivement, pour leur préjudice personnel ? Que la naissance d'un enfant handicapé ait pour les autres membres de la famille des conséquences douloureuses, nul n'en doutera. Mais que celles-ci soient placées dans le giron de la responsabilité pour les traiter à l'égard des proches, notamment de la fratrie, comme des préjudices réparables au motif que la loi n'aurait pas exclu explicitement une telle réparation apparaît donc discutable si l’on veut bien considérer la ratio legis et spécialement les motifs d’intérêt général ayant conduit le législateur à restreindre le champ de la responsabilité médicale lorsque le handicap d’un enfant à la naissance n’a pas été décelé pendant la grossesse.
On attendra en tout cas avec le plus grand intérêt la position du Conseil d’Etat sur l’ensemble de ces points ô combien sensibles.
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
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