Droit de l’enfant à connaître ses origines contre anonymat du don de gamètes avant 2021 : la position de la Cour européenne des droits de l’homme

27.09.2023

Droit public

La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le législateur français, en subordonnant au consentement du donneur de gamètes l’accès aux données personnelles le concernant à la demande de l’enfant conçu par AMP avec tiers donneur avant l’entrée en vigueur de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, n'a pas violé l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le droit au respect de la vie privée.

L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 7 septembre 2023 fera date en raison de son importance. Il se prononce en effet sur deux requêtes mettant pareillement en cause l’impossibilité, pour des enfants conçus par assistance médicale à la procréation (AMP) avec tiers donneur avant l’entrée en vigueur de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, de lever l’anonymat du donneur sans le consentement de ce dernier. Ces deux requêtes ont été soumises à la Cour de Strasbourg en 2016 et 2017.

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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Préalablement à la saisine de la Cour, les deux requérants, français, nés respectivement en 1980 et 1989 des suites d’une AMP avec tiers donneur, avaient entrepris, en 2010, peu après la révélation par leurs parents des circonstances de leur conception, des démarches auprès des CECOS concernés en vue d’obtenir des informations sur les donneurs de gamètes à l’origine de leur conception. Plus précisément, l’un voulait connaître l’identité du donneur ainsi qu’accéder à d’autres informations non identifiantes, comme son âge, sa situation professionnelle, sa description physique, les motivations de son don, le nombre de personnes conçues à partir de ses gamètes ainsi que des données sur ses antécédents médicaux. Il souhaitait notamment savoir si son frère, lui-même né en 1977 par AMP, était issu du même donneur que le sien. L’autre requérant voulait lui aussi connaître l’identité du donneur, ses antécédents médicaux et d’autres informations non identifiantes, comme ses motivations, sa situation familiale et sa description physique. Tous deux, se heurtant à un refus des CECOS, dénoncèrent une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en tant qu’il consacre le droit d’accès aux origines, et une discrimination contraire à l’article 14.

Empruntant un parcours similaire, les requérants saisirent, en vain, d’abord la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) puis les juridictions administratives ; le Conseil d’Etat, dans ces deux affaires et par deux décisions des 12 novembre 2015 et 23 décembre 2016 ayant confirmé le rejet de leurs recours. Examinant ces affaires sous l’angle du dispositif antérieur à la loi du 2 août 2021, le Conseil d’Etat avait alors considéré qu’en réservant au seul médecin l’accès à des informations médicales non identifiantes concernant le donneur en cas de nécessité thérapeutique, et en interdisant toute divulgation d’informations sur les données personnelles du donneur de gamètes, le législateur avait établi un juste équilibre entre les intérêts en présence et que, dès lors, ce dispositif n’était pas incompatible avec les stipulations des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Rien de surprenant à l’époque. Le Conseil d’Etat s’était déjà prononcé en ce sens dans un avis en 2013 (CE, avis, 13 juin 2013, n° 362981). Il a ultérieurement réitéré cette position dans une autre décision du 28 décembre 2017 en jugeant qu’il n’y avait pas dans la législation française d’atteinte disproportionnée aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme en raison des considérations d’intérêt général ayant conduit le législateur, dans les articles  16-8 du code civil et L. 1211-5 du code de la santé publique, à interdire la divulgation de toute information sur les données personnelles du donneur de gamètes, notamment la sauvegarde de l’équilibre des familles, le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes, ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps (CE, 28 déc. 2017, n° 396571).

Mais ça, c’était avant ! Depuis ces décisions, la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique est venue mettre fin à l’absoluité de l’anonymat du don de gamètes. L’article 5 de cette loi organise désormais un système d’information à la disposition des enfants issus de dons de gamètes une fois devenus majeurs. Surtout, il permet également aux enfants nés sous l’ancien dispositif de faire une demande d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur. Ce dispositif est entré en vigueur le 1er septembre 2022.

L’examen des requêtes soumises à la CEDH devait inéluctablement s’en trouver affecté. Cela n’a d’ailleurs pas tardé puisque quelques semaines après l’entrée en vigueur du nouveau dispositif législatif, la Cour était informée par l’un des requérants d’une saisine de la nouvelle Commission d’accès des personnes nées d’une assistance médicale à la procréation aux données des tiers donneurs (CAPADD) d’une demande d’accès à ses origines. Cependant, quelques mois après, la CAPADD lui a répondu qu’elle n’était pas en mesure de lui donner une réponse favorable dès lors qu’il ressortait des informations recueillies que le donneur était décédé, et qu’elle ne pouvait pas, en l’absence de consentement personnel et exprès  de ce dernier, et en l’état actuel de la législation, lui communiquer les données identifiantes et non identifiantes, sans toutefois préciser si le décès du donneur était antérieur ou non à la date de sa saisine. Quant à l’autre requérant, il n’avait pas, semble-t-il, encore saisi la CAPADD.

C’est dans ce contexte que la CEDH a été conduite à statuer sur les deux requêtes dont elle était saisie depuis 2016 et 2017, lesquelles, étant similaires en fait et en droit, ont été jointes dans le même arrêt. Devant la Cour, les requérants, dont l’un n’avait pu accéder à ses origines en raison du décès de son géniteur et dont l’autre n’avait pas encore formulé de demande en ce sens, soutiennent que l’impossibilité d’obtenir des informations sur leur géniteur en l’absence de son consentement porte atteinte au droit au respect de leur vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention. Ils prétendent aussi subir, du fait de leur mode de conception, une discrimination dans le droit au respect de leur vie privée par rapport aux autres enfants, en raison de l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent d’obtenir des informations non identifiantes sur le tiers donneur, et en particulier des informations médicales sur ce dernier. Ils invoquent à cet égard l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

De ces deux griefs, un seul, la violation alléguée de l’article 8, donne lieu dans l’arrêt rapporté à une réponse circonstanciée mais défavorable de la  CEDH. Celle-ci, écartant le grief pris de la violation de l’article 8, ne se prononce donc pas sur la combinaison de ce texte avec l’article 14. Pour elle, ce second grief, « au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle de l’article 8 de la Convention, ne soulève aucune question distincte essentielle » et elle en conclut « qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur ce point ».

La décision rendue n’a cependant pas fait l’unanimité au sein de la Cour : quatre voix contre trois pour conclure à l’absence de violation de l’article 8. C’est dire que l’opinion dissidente de trois juges sur sept dans cette affaire, publiée à la suite de l’arrêt, est loin d’être anecdotique et révèle l’extrême sensibilité des questions posées.

Pas de violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme

Au terme d’un long rappel de l’évolution du droit français, du droit international et du droit comparé pertinents concernant le droit d’accès aux origines et le principe d’anonymat du don de gamètes, la CEDH écarte en préalable un argument d’irrecevabilité que le Gouvernement français avait tenté de faire valoir à l’encontre des deux requêtes et qui consistait à soutenir que les requérants avaient perdu la qualité de victimes du fait des modifications législatives intervenues en 2021 puisqu’ils pouvaient désormais présenter auprès de la CAPADD une demande personnelle d’accès à leurs origines sur le fondement de l’article L. 2143-6 du code de la santé publique. L’argument est balayé par la Cour qui renvoie à sa jurisprudence constante selon laquelle une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. La possibilité de saisir la CAPADD n’est intervenue que plus de douze ans après la demande des requérants d’accès à leurs origines et bien après que les juridictions internes se sont prononcées sur la violation alléguée de la Convention. La Cour estime en conséquence que les requérants pouvaient toujours se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention.

Sur le fond en revanche, la violation alléguée de l’article 8 de la Convention est écartée par la Cour.

En substance, pour soutenir qu’il y avait eu violation de l’article 8 qui consacre le droit au respect de la vie privée et familiale et qui protège l’exercice de ce droit contre l’ingérence injustifiée d’une autorité publique, les deux requérants font valoir contre le droit français divers arguments, tant sous l’angle du droit antérieur que celui du droit nouveau.

Les griefs de fond sous l’angle du droit antérieur

Il est prétendu par l’un des requérants que la rédaction des articles 16-8 du code civil et L. 1244-6 du code de la santé publique interdisant de divulguer des informations concernant le donneur était ambiguë, floue et source d’insécurité juridique pour les enfants nés de dons. L’interdiction ne répondait pas à un but légitime car l’anonymat excluait la protection de l’intérêt de l’enfant conçu par don à la faveur de la seule parenté sociale. Ce faisant, la législation française ne ménageait pas de juste équilibre entre les intérêts en présence puisque le principe de l’anonymat absolu niait celui de l’enfant et ne correspondait même plus aux conditions actuelles. Diverses études dont celles du Conseil d’État rendues en 2009 et 2018 préconisaient une remise en cause de l’absoluité de ce principe et la tendance constatée en Europe était favorable à la reconnaissance progressive du droit pour chacun de connaitre ses origines. En outre, la seule connaissance d’informations médicales ne pouvait suffire à remplir le droit des enfants de connaître leur patrimoine génétique qui découle de l’article 10 de la Convention d’Oviedo. La possibilité laissée aux médecins d’accéder aux informations médicales non identifiantes concernant le donneur en cas de nécessité thérapeutique ne pouvait pas non plus suffire à préserver les enfants concernés des risques de consanguinité auxquels ils pouvaient se trouver exposés, ni ne permettait de les protéger dès lors que les troubles psychologiques liés à leur situation n’ont pas été entendus comme des nécessités thérapeutiques. La famille légale pouvait elle-même être préservée en évoluant dans un contexte apaisé, en l’absence de souffrance de l’enfant due à sa quête d’identité, et elle était protégée par le lien de filiation. Quant au risque d’une baisse substantielle du nombre de donneurs en cas de levée de l’anonymat, il a été démenti par les études menées à ce sujet. En somme, ainsi que le souligne la Cour, le requérant « rejette un système qui ne prend en compte que les rapports entre le donneur et le receveur au détriment des droits de l’enfant ».

En outre, il « désapprouve la distinction opérée par le Gouvernement entre sa situation et celle des enfants nés sous X examinée par la Cour dans l’affaire Odièvre c. France ([GC], n° 42326/98, CEDH 2003-III) dans la mesure où dans cette affaire, pour conclure à la non-violation de l’article 8 de la Convention, la Cour a relevé que la requérante avait déjà eu accès à des informations non identifiantes sur sa mère et que la législation adoptée par la France en 2002 lui offrait la possibilité de lever le secret de ses parents biologiques ».

L’autre requérant, le plus jeune, fait valoir de son côté des arguments similaires. Outre sa situation personnelle d’ignorance de l’existence de frères ou de sœurs, du risque de consanguinité en résultant et sa crainte de méconnaître le patrimoine génétique à transmettre à ses enfants, il met en avant l’antériorité de sa naissance à la législation de 1994 qui a instauré le principe d’anonymat pour contester l’ingérence en résultant dans son droit au respect de sa vie privée et familiale et la restriction de ce droit en faveur du donneur. Il conteste aussi la prétendue atteinte aux droits du donneur invoquée par le gouvernement dans la mesure où il n’entend que connaître ses origines et non établir une filiation.

Les griefs de fond sous l’angle des nouvelles dispositions de la loi du 2 août 2021

Les arguments des requérants vont dans le même sens, si ce n’est une formulation adaptée à leur situation personnelle. En substance, la persistance de l’impossibilité d’obtenir des informations sur les antécédents médicaux du donneur et sur l’existence de demi-frères ou demi-sœurs biologiques est dénoncée. Il en va de même des obstacles que cette loi met au recueil de l’accord des donneurs en ce qui concerne les demandes d’enfants nés de dons sous l’ancien système, faute de réel budget prévu pour leur identification et leur localisation ou bien encore en raison des difficultés de la CAPADD à retrouver les dossiers des donneurs antérieurs à 1994 en l’absence d’obligation systématique à l’époque d’archiver les données. Le recueil d’un consentement éclairé des donneurs à la communication de leurs données personnelles n’est pas non plus favorisé. Ils ne sont pas informés du nombre de personnes nées de leurs dons mais leur éventuel consentement vaut pour tous les dons. Leur décès bloque tout accès aux origines.

Aucune exigence de sécurité juridique ne justifierait en outre le souci du législateur de subordonner l’accès à l’identité du donneur à l’accord de ce dernier. S’agissant des dons réalisés avant 1994, aucune loi ne garantissait aux donneurs un droit à l’anonymat. Pour les enfants nés entre 1994 et le 1er septembre 2022, la règle de l’anonymat n’était inscrite dans la loi qu’entre le donneur et le receveur, et il n’est nullement établi, à la différence des personnes nées de dons, que la transmission de l’identité des donneurs, sans leur accord, serait susceptible de générer chez eux une souffrance ou un trouble. Enfin, c’est l’accès à toutes les données qui se trouve soumis à l’accord du donneur, y compris celles non identifiantes et cet accès reste impossible en cas de décès de celui-ci. Il est ainsi soutenu que la législation nouvelle persiste à porter une atteinte non nécessaire dans une société démocratique au droit de l’enfant issu d’un don de gamètes de connaître les informations indispensables à la construction de son identité et à son épanouissement.

Du côté du Gouvernement

Il est fait valoir que les requérants n’ont eu connaissance des circonstances de leur conception que longtemps après l’entrée en vigueur de la loi du 29 juillet 1994, laquelle a instauré sans ambiguïté un principe absolu d’anonymat des dons de gamètes. Le Gouvernement estime en outre que l’ingérence litigieuse poursuit un but de protection des droits et libertés d’autrui, ceux des parents légaux, du donneur comme ceux de l’enfant né du don de gamètes. A l’époque, la prévalence de la parenté sociale sur l’identité biologique favorisée par l’anonymat des dons était perçue comme « la moins mauvaise solution ».

L’ingérence serait toujours nécessaire et justifiée, d’autant qu’il n’existe aucun consensus européen sur l’accès aux origines des enfants issus d’un don de gamètes et qu’une large marge d’appréciation doit être laissée aux Etats en la matière. L’ingérence serait également proportionnée dès lors que le principe d’anonymat connaît des exceptions et qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence. L’accès à des données médicales non identifiantes est organisé par les textes lorsqu’un motif thérapeutique l’impose, protégeant ainsi la santé des enfants concernés. Dans le cadre de sa marge d’appréciation, le législateur a fait un choix permettant d’assurer un juste équilibre entre les intérêts privés en présence tout en prenant en compte l’intérêt général, par un alignement du don de gamètes sur celui des dons concernant l’ensemble des éléments du corps humain et qui traduit la conception française du respect dû à ce corps, laquelle repose sur l’éthique et la solidarité.

En outre, selon le Gouvernement, « la problématique du don de gamètes est différente de celle de l’accouchement sous X ». Du côté du tiers donneur, le don « est déconnecté de tout projet parental, mais également de toute réalité de la naissance d’un enfant ». S’agissant de l’enfant issu du don, il ne serait pas placé « dans une situation de détresse et d’interrogation par rapport à son histoire assimilable à celle qui caractérise l’abandon d’enfant ».

Réponse de la CEDH

La Cour rappelle d’abord que l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics. A cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Qu’il s’agisse d’obligations négatives ou positives, un juste équilibre est à ménager entre les intérêts concurrents et l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation. S’agissant de cette marge d’appréciation, elle est d’ordinaire restreinte lorsque l’affaire soulève des questions relevant de l’article 8. En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est large. Il en va de même lorsque l’Etat doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit.

Par ailleurs, pour la CEDH, fidèle en cela sa jurisprudence Odièvre et Godelli, l’article 8 de la Convention protège un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel. A cet épanouissement contribuent l’établissement des détails de l’identité d’être humain et l’intérêt vital à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de l’identité personnelle, notamment l’identité du géniteur. La naissance, et singulièrement les circonstances de celles-ci, relèvent de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par l’article 8, l’intérêt que peut avoir un individu à connaître son ascendance ne cessant nullement avec l’âge. Elle rappelle à cette occasion, à propos de l’accouchement sous X, que dans l’affaire Odièvre, elle avait conclu à une non-violation de l’article 8 car la requérante avait eu accès à des informations non identifiantes sur sa mère lui permettant d’établir quelques racines de son histoire et parce que la France avait mis en place un mécanisme lui permettant de solliciter la réversibilité du secret de l’identité de sa mère sous réserve de l’accord de celle-ci. Tel n’était pas le cas dans l’affaire Godelli car la législation italienne n’avait ménagé aucun équilibre entre les droits et intérêts concurrents en cause faute de prévoir une possibilité d’accès à des informations non identifiantes ou d’obtenir la réversibilité du secret.

En l’espèce, il est souligné qu’au moment où les requérants ont saisi les juridictions internes puis la Cour de leurs prétentions, le droit français ne permettait pas aux enfants conçus par don de gamètes, lorsque leur mode de conception leur avait été révélé, de connaître l’identité du tiers donneur ou d’avoir accès à des informations non identifiantes sur ce dernier. Ce faisant, la question posée est donc bien de savoir si, en opposant à l’époque aux requérants le principe d’anonymat du donneur, la France a manqué à son obligation positive de garantir le respect effectif de leur vie privée.

A cet égard, la Cour constate qu’il n’y a pas de consensus en Europe sur la question de l’accès aux origines. Elle relève en outre que les affaires dont elle est saisie soulèvent des questions éthiques et morales délicates et que des intérêts publics sont en jeu, le Gouvernement invoquant une conception du don de gamètes fondée sur l’éthique inhérente à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps. Pour la Cour, ces considérations conduisent à reconnaître à l’Etat une ample marge d’appréciation. Cette marge d’appréciation tend néanmoins à se réduire par le fait qu’un aspect essentiel de l’identité des personnes se trouve au cœur même des requêtes examinées et qu’une évolution se dessine au sein des législations des Etats, dont la France, en faveur d’une reconnaissance du droit d’accès aux origines des enfants nés d’une AMP avec tiers donneur. En outre, en raison du développement des tests génétiques « récréatifs », il n’apparaît plus possible de garantir l’anonymat des donneurs de gamètes.

En premier lieu, pour trancher en l’espèce, au regard du droit antérieur, la question de savoir si les choix législatifs à l’origine de la violation alléguée et l’impact qu’ils ont eu sur les requérants ont été ou non constitutifs à l’époque d’un manquement de l’Etat français à son obligation positive de leur garantir le respect effectif de leur vie privée, la CEDH met en avant que ces choix résultent de débats approfondis, chaque loi de bioéthique depuis 1994  ayant été précédée d’un débat public permettant de prendre en considération l’ensemble des points de vue et de peser au mieux les intérêts et droits en présence. Elle note en particulier que la compatibilité de l’anonymat du tiers donneur avec le droit d’accès aux origines a été très débattue, « tant au regard des considérations d’intérêt général, telles que la sauvegarde de l’équilibre des familles et le risque de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps que de celles liées à la prise de conscience de la souffrance ressentie par certaines personnes conçues par don et de la reconnaissance dans certains États et par la Cour d’un droit d’accès aux origines ». Elle note également que même l’adoption de la loi du 2 août 2021 qui a permis de lever l’anonymat des dons de gamètes sous certaines conditions ne s’est pas faite sans débats sur les modalités de mise en œuvre de la réforme et de la reconnaissance du droit d’accès aux origines. Le processus législatif dans son ensemble a ainsi démontré, pour la CEDH, la sensibilité et la complexité de la question de l’ouverture d’un tel droit. Elle considère en conséquence dans les affaires dont elle est saisie que le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation, même réduite par la mise en cause d’un aspect essentiel de la vie privée des requérants. On ne saurait, dit-elle, « reprocher à l’Etat défendeur son rythme d’adoption de la réforme et d’avoir tardé à consentir à une telle réforme ».

En second lieu, sur les informations médicales non identifiantes dont les requérants ont pu déplorer l’accès trop restrictif, la Cour constate qu’elles sont couvertes par le secret du donneur et le secret médical mais sous la réserve des dérogations prévues au profit du médecin. Le principe d’anonymat du don de gamètes ne faisait donc pas obstacle, au moment de l’introduction des requêtes devant la Cour, à ce qu’un médecin accède à des informations médicales et qu’il les transmette à la personne née du don en cas de nécessité thérapeutique, laquelle couvrait la prévention du risque de consanguinité considéré par les requérants  comme une atteinte à leur droit à la santé. Du reste, dans sa décision du 12 novembre 2015, le Conseil d’État a pu juger que des informations médicales non identifiantes pouvaient être obtenues à titre de prévention, en particulier dans le cas d’un couple de personnes issues l’un et l’autre d’un don de gamètes. En outre, l’ancienne législation prévoyait également la possibilité pour le donneur, en cas de maladie génétique, d’autoriser le médecin à saisir le centre responsable du don pour qu’il procède à l’information de l’enfant né du don. Ici encore, la CEDH en déduit que la France a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence en ce qui concerne l’accès aux informations médicales non identifiantes. Le rejet des demandes des requérants pour des raisons liées au respect du secret médical n’a donc pas caractérisé un manquement par la France à son obligation positive de garantir leur droit au respect de leur vie privée.

Par ailleurs et au regard du droit nouveau, la CEDH se prononce sur les lacunes dénoncées par les requérants sur les modalités du système mis en place depuis le 1er septembre 2022.  S’agissant des enfants nés de dons avant cette date, la Cour relève qu’ils ont désormais la possibilité de saisir la CAPADD afin de rechercher l’éventuel consentement de leur donneur à la communication de son identité et à d’autres informations non identifiantes. Certes, la Cour pointe les craintes des requérants que les donneurs ne soient pas retrouvés, compte tenu des difficultés à retrouver leurs dossiers, ou qu’ils ne consentent pas ou ne puissent consentir à la divulgation des informations les concernant puisqu’un anonymat absolu et définitif leur avait été garanti. Elle relève cependant que la décision du législateur procède du souci de respecter les situations nées sous l’empire de textes antérieurs et déclare ne pas voir « comment il aurait pu régler la situation différemment ». Elle ne considère pas dès lors que l’Etat défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait dans le choix qu’il a fait de n’ouvrir l’accès aux origines que sous réserve du consentement du tiers donneur.

De tout cela, la CEDH déduit que l’Etat défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie privée et conclut à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention.

Opinion dissidente au sein de la CEDH

La décision rendue par la CEDH n’a pas fait l’unanimité : trois voix sur quatre se sont élevées au sein de la Cour pour exprimer un désaccord avec la conclusion d’une absence de violation de l’article 8 de la Convention. Pour tout dire, un tel partage des voix ne surprend guère aujourd’hui sur une question dont la gravité et la complexité sont évidentes et parfaitement mises en lumière dans les présentes affaires.

Dans l’avenir, pour les enfants conçus par AMP avec donneur après l’entrée en vigueur de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, les difficultés liées à l’accès aux origines seront moindres dans la mesure où la loi nouvelle subordonne le don de gamètes au consentement du donneur à la communication de son identité et d’informations non identifiantes en cas de demande auprès de la CAPADD émanant de la personne majeure issue du don.

C’est le cas des enfants conçus par AMP avec tiers donneurs avant l’entrée en vigueur de cette loi, à une époque où le principe d’anonymat régnait en maître quasi-absolu en la matière, qui pose problème au regard du droit d’accès aux origines, ainsi que le soulignent tant l’arrêt rendu par la CEDH que l’opinion dissidente exprimée à la suite de l’arrêt.

Le désaccord exprimé avec la majorité s’articule autour de deux axes : l’un concernant la marge d’appréciation des autorités nationales, l’autre la mise en balance par le législateur des intérêts en présence.

Sur le premier point, il est considéré que la marge d’appréciation aurait dû être plus limitée en la matière. Sans nier qu’il n’existe pas de consensus établi au sein des Etats du Conseil de l’Europe en matière d’accès aux origines des personnes nées d’un tiers donneur, il est fait observer que depuis plusieurs années, ce consensus est « en cours de formation » ainsi que le Comité européen de coopération juridique a pu lui-même le relever. En France, bien avant la loi de 2021, une tendance nette et constante en faveur d’une remise en cause de l’absoluité du principe d’anonymat du don de gamètes s’est dessinée au gré des réformes apportées en 2004 et 2011 à la loi de bioéthique de 1994. Mais comme le souligne l’opinion dissidente, « les tergiversations et désaccords de principe ont eu pour conséquence de ralentir l’élaboration d’une loi levant enfin l’anonymat, et de priver les requérants de leur droit à connaître leur ascendant ». Si l’on ajoute à ce constat que « l’identité est en soi un domaine où il ne fait pas de doute que la marge d’appréciation des Etats est limitée », alors en l’espèce, « la marge d’appréciation était peu étendue », et « les requérants n’ont eu aucune possibilité d’accéder à un quelconque élément concernant leur père biologique pendant plus de douze années, leur première saisie du CECOS datant de février et mars 2010 ».

Sur le second point et en lien avec le précédent, l’opinion dissidente pointe une prise en compte tardive par le législateur français des intérêts de l’enfant conçu par AMP avec tiers donneur. Il est souligné que « le refus qui a été opposé aux requérants se fondait sur un principe d’anonymat général posé par la première phrase de l’article 16-8 de la loi du 29 juillet 1994, amendée en 2004 et 2011. Toutefois, le texte dans la deuxième phrase de ce même article n’exigeait étrangement le respect absolu du secret qu’entre le receveur et le donneur de gamètes. L’enfant était complètement absent du cadre législatif initial, alors qu’il est le principal intéressé, la victime du secret et qu’il était clairement recommandé par le CECOS de l’informer des conditions de sa conception ». Estimant que « le droit a évolué trop tard » pour les requérants qui, pendant des années, ont dû faire face à un anonymat érigé « comme une règle d’ordre public, indérogeable et absolue », il ne convenait pas en l’espèce, selon les juges dissidents, « en présence d’intérêts concurrents entre l’enfant et son père biologique » « de conférer un poids supérieur aux droits et aux choix du parent adulte et de faire ainsi pencher la balance dans le sens du maintien d’un anonymat strict et rigoureux ».

Au regard du droit antérieur à 2021, compte tenu des évolutions constatées et sous l’angle de l’article 8 de la Convention, c’est finalement une différence d’appréciation de la portée à reconnaître au principe d’anonymat des dons de gamètes confronté au droit de connaître ses origines qui explique l’opinion dissidente au sein de la CEDH. Les mots de celle-ci en forme de conclusion sont éclairants à eux seuls : « Les requérants, en dépit de leurs différences de situation évidentes, partagent un destin commun, celui de vivre avec un questionnement et la cruauté du mystère de leurs origines, et d’avoir été soumis pendant des années à une loi qui, quoique révisée, demeurait immuable sur les principes, et ce alors que les souffrances des enfants nés de dons de gamètes étaient de plus en plus connues et qu’une tendance européenne ouvrant une porte vers la connaissance de ses origines se dessinait ».

Droit d’accès aux origines versus anonymat du don de gamètes, telle était bien la confrontation soumise à la Cour de Strasbourg. L’arrêt rendu le 7 septembre 2023 n’emportera probablement pas une conviction unanime que la Cour en son sein n’est d’ailleurs pas elle-même parvenue à se forger. Mais il a le mérite de mettre parfaitement en lumière toutes les difficultés qu’il y a à passer d’un droit de la bioéthique à un autre sur des questions mettant en conflit des intérêts, tous légitimes mais si divergents, et surtout celles qu’il y a à apprécier de façon rétrospective l’application du droit ancien à l’aune du droit nouveau lorsque le droit nouveau rompt profondément avec les paradigmes de l’ancien. Bien d’autres questions de bioéthique soulèveront une même difficulté. Sur le sujet traité, l’erreur initiale a peut-être été de croire, et les CECOS n’y ont pas été pour rien avant 1994, que concevoir une vie au sein d’un couple en y introduisant un tiers, sous prétexte que la science le permettait, ne soulèverait pas dans l’avenir de problèmes majeurs et insolubles dès lors que d’un côté, le désir d’enfant pouvait être satisfait et que de l’autre, la chape de plomb de l’anonymat permettait d’oublier l’œuvre du tiers. L’expérience, et l’affaire rapportée en est un exemple, montre que le naturel peut revenir au galop et que la quête identitaire de l’enfant conçu des œuvres d’un tiers et qui n’avait rien demandé à personne peut être aussi prégnante que celle de tout autre enfant abandonné ou adopté et privé de ses origines. Peut-être l’appel qui en ressort mériterait-il d’être entendu et davantage médité à une époque où le législateur n’a de cesse de multiplier, en particulier dans le domaine de la procréation médicalement assistée, les situations où la vérité biologique est délibérément faussée ou effacée. Les présentes affaires ont porté devant les tribunaux des demandes identitaires bien avant que le législateur de 2021 n’ouvre une voie d’accès aux origines. Dans les années à venir, la CAPADD va avoir beaucoup de travail en ce domaine et pas seulement pour répondre à des demandes d’enfants conçus avant la réforme (cette commission a déjà fait savoir, par un communiqué de presse du 19 septembre 2023, qu'elle avait, depuis le 1er septembre 2022, reçu 434 demandes mais dont seulement trois ont donné lieu à des réponses positives). L’ampleur du phénomène finira par se révéler tôt ou tard. Sans attendre ce qui se profile inéluctablement, le législateur ne pourrait-il cependant songer, d’ores-et-déjà, à améliorer et rendre plus effectif le système d’information mis en place en 2021, au moins pour le passé ? Il y a des pistes possibles.

Daniel Vigneau, Agrégé des facultés de droit, professeur à l'université de Pau et des Pays de l'Adour, conseiller scientifique honoraire du DP Santé, bioéthique, biotechnologies
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