Les préalables à l’arrêt de la CEDH du 2 novembre 2023
Texte au cœur de la question : l’article L. 114-5 du Code français de l’action sociale et des familles (CASF), dans sa rédaction résultant de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Ce texte reproduit les dispositions dites « anti-Perruche » introduites par l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades. Selon ce texte et pour s’en tenir aux dispositions pertinentes : « Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance » (al. 1er). « Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale » (al. 3).
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
Découvrir tous les contenus liés
Il convient de rappeler que par une décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, le Conseil constitutionnel avait censuré, comme inconstitutionnelles, les dispositions transitoires de l’article L. 114-5 du CASF en tant qu’elles étendaient son application aux instances en réparation déjà engagées et en cours avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002,fixée au 7 mars 2002 (Cons. const., déc., 11 juin 2010, n° 2010-2 QPC : D. 2010, p. 1976, note D. Vigneau ; ibid. p. 1980, note V. Bernaud et L. Gay ; ibid. p. 2086, note J. Sainte-Rose et P. Pedrot). Cette décision rejoignait en quelque sorte la solution donnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans deux arrêts du 6 octobre 2005 (CEDH, 6 oct. 2005, aff. 11810/03, Maurice c/ France ; CEDH, 6 oct. 2005, aff. 1513/03, Draon c/ France).
La Cour de cassation, qui n’a jamais vu d’un bon œil la tentative du législateur de 2002 de briser sa jurisprudence dite « Perruche », pourtant très controversée (Cass. ass. plén., 17 nov. 2000, n° 99-13.701), n’a jamais manqué une occasion, à la suite de l’intervention précitée de la CEDH, de déclarer inapplicable la loi du 4 mars 2002 aux instances en cours, introduites avant son entrée en vigueur (Cass. 1re civ., 24 janv. 2006, n° 01-16.684 ; Cass. 1re civ., 24 janv. 2006, n° 02-12.260 ; Cass. 1re civ., 24 janv. 2006, n° 02-13.775 ; Cass. 2e civ., 15 oct. 2009, n° 07-20.129). Elle ne s’est pas sous cet angle contentée, dans ces affaires, de restaurer sa jurisprudence « Perruche ». Pour en étendre au maximum l’application, elle est allée plus loin au regard des dispositions transitoires de la loi, avant même que le Conseil constitutionnel ne les invalide. Elle les a déclarées inapplicables non seulement aux instances en cours mais aussi aux instances introduites après l’entrée en vigueur de la loi dès lors que la naissance de l’enfant était antérieure à celle-ci (Cass. 1re civ., 30 oct. 2007, n° 06-17.325 ; Cass. 1re civ., 8 juill. 2008, n° 07-12.159). Interprétant ensuite largement la portée abrogative du dispositif de la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010 déclarant inconstitutionnelle l’application de la loi aux instances en cours, la Cour de cassation a de nouveau jugé que la loi nouvelle ne s’applique pas aux instances postérieures à son entrée en vigueur dès lors que l’enfant est né antérieurement à celle-ci (Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, n° 10-27.473 ; Cass. 1re civ., 31 oct. 2012, n° 11-22.756).
En revanche, le Conseil d’État s’était démarqué de la Cour de cassation par une lecture plus stricte de la portée de la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010 condamnant l’application immédiate de la loi aux instances en cours. Il avait en effet considéré, à la différence de la Cour de cassation, que seule était inconstitutionnelle l’application immédiate du texte aux instances en cours. En conséquence, le nouveau régime de responsabilité mis en place par la loi avait vocation à s’appliquer à la réparation des dommages dont le fait générateur (naissance de l’enfant) était antérieur à la date d’entrée en vigueur de la loi dès lors qu’à cette date aucune instance n’avait encore été engagée (CE, 13 mai 2011, n° 329290 ; CE, 13 mai 2011, n° 317808 ; v. notamment sur les décisions de la Cour de cassation, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel : D. Vigneau, « La guerre des « trois » aura bien lieu », D. 2012, p. 323).
Le Conseil d’État a réitéré son analyse de la portée abrogative des dispositions transitoires de la loi à l’occasion d’un arrêt du 31 mars 2014 (CE, 31 mars 2014, n° 345812). Dans cette affaire, un enfant, né en 2001, avait présenté à la naissance un ensemble de malformations non décelées durant la grossesse malgré un diagnostic prénatal (DPN). En 2004, une expertise avait conclu à une erreur de DPN et en 2006, les parents, agissant en leur nom propre ainsi que pour le compte de leur enfant mineur, avaient engagé une action de droit commun en responsabilité pour faute contre le centre hospitalier devant le juge administratif. Ils avaient demandé réparation de plusieurs préjudices : les préjudices extrapatrimoniaux de leur fils, leurs propres préjudices extrapatrimoniaux et patrimoniaux ainsi que les dépenses liées au handicap. Sur le fond, le Conseil d’État avait estimé que, faute d’avoir engagé une instance avant le 7 mars 2002, les requérants n’étaient pas titulaires, à cette date, d’un droit de créance indemnitaire constitutif d’un bien au sens de l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention. Statuant sur la responsabilité du centre hospitalier mis en cause, le Conseil d’État avait exclu toute indemnisation des préjudices propres à l’enfant né handicapé à la suite de l’erreur reprochée de DPN en l’absence de lien direct de causalité entre la faute commise et le handicap. En revanche, il avait retenu l’existence d’un lien de causalité directe et certaine entre les préjudices des parents et la faute commise par le centre hospitalier dans la réalisation du DPN qui, les ayant empêchés de déceler l’affection grave et incurable de l’enfant à naître, les avait privés de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans les conditions légales. Mais relevant que les dispositions de l’article L. 114-5 du CASF, jugées applicables en l’espèce, interdisent d’inclure dans le préjudice indemnisable des parents les charges particulières résultant du handicap de l’enfant, non détecté pendant la grossesse, il en avait déduit que les frais liés au handicap de ce dernier ne pouvaient être mis à la charge du centre hospitalier, leur compensation relevant de la solidarité nationale, et que dès lors, seuls les préjudices personnels des parents (préjudice moral, troubles personnels dans leurs conditions d’existence) pouvaient donner lieu à indemnisation.
Cet arrêt du Conseil d’État a conduit à une nouvelle saisine de la CEDH et donné lieu à un arrêt de celle-ci en date du 3 février 2022 (CEDH, 3 févr. 2022, aff. 66328/14, N.M. et a. c/ France ; sur cet arrêt : v. D. Vigneau : Bulletin du Dictionnaire Permanent Santé, bioéthique, biotechnologies, n° 334, mars 2022, p. 6). Par cet arrêt, rendu au principal, la CEDH a jugé qu’en raison de l’abrogation par le Conseil constitutionnel des dispositions transitoires de la loi du 4 mars 2002, codifiées à l’article L. 114-5 du CASF, la naissance d’un enfant handicapé « avant » l’entrée en vigueur de cette loi, alors que ce handicap n’avait pas été décelé pendant la grossesse en raison d’une faute de diagnostic prénatal, ouvre aux parents le droit de demander et d’obtenir, conformément au droit commun, une indemnisation des charges particulières résultant du handicap de leur enfant, peu important que leur demande d’indemnisation soit ou non postérieure à l’entrée en vigueur de ladite loi. Dit autrement, la CEDH juge qu’en l’absence d’une disposition législative le prévoyant expressément, l’article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles ne saurait être appliqué à des faits de naissance antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, quelle que soit la date d’introduction de l’instance, en vertu des règles de droit commun relatives à l’application des lois dans le temps. Elle conclut, en l’espèce, à une violation de l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention et accueille favorablement la requête des parents de l’enfant handicapé, né avant l’entrée en vigueur de cette loi. Ce faisant, la CEDH conforte la position adoptée par la Cour de cassation.
Dans cette affaire, il restait toutefois à la CEDH à se prononcer sur l’évaluation des préjudices indemnisables et c’est ce qu’elle fait dans l’arrêt rapporté du 2 novembre 2023.
L’évaluation du préjudice selon l’arrêt de la CEDH du 2 novembre 2023
Une violation par un État de la Convention lui impose de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (v. notamment : CEDH, 22 déc. 2009, Aff. Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable), n° 58858/00). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’Etat défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, la Cour peut alors accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée, en application de l’article 41 de la Convention européenne des droits de l’homme [v. notamment : CEDH, 8 nov. 2012, Aff. Pascaud c. France (satisfaction équitable), n°19535/08]. En effet, l’article 41 de la Convention pose : « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ». C’est ce principe qui, en l’espèce, va guider la CEDH.
Les requêtes examinées
S’agissant des requêtes examinées par la CEDH dans la présente affaire, seules celles des deux parents de l’enfant handicapé font l’objet d’un examen par la Cour. La violation constatée au principal par la Cour dans son arrêt du 3 février 2022 ne concerne que les droits des deux premiers requérants. La Cour en conclut que toutes les sommes demandées par l’enfant handicapé du chef de son préjudice propre, soit en l’occurrence 3 109 873 € au total, doivent être exclues du champ des sommes susceptibles d’être octroyées au titre d’une satisfaction équitable.
Concernant les parents, la CEDH se concentre sur l’indemnisation du chef particulier de préjudice correspondant aux charges supportées par eux pour couvrir les dépenses découlant du handicap de leur enfant tout au long de sa vie.
Devant la Cour, les requérants réclament une somme totale de 17 515 164 €, couvrant d’une part, les charges particulières liées au handicap de l’enfant tout au long de sa vie (dépenses d’entretien, de réduction de l’autonomie, d’assistance et de soins) et, d’autre part, les troubles dans leurs conditions d’existence (préjudice matériel dont préjudice professionnel et préjudice moral comprenant le préjudice d’affection et le retentissement psychologique lié à la procédure jusque devant la Cour).
Cependant, pour la Cour, il y a lieu d’accorder « une satisfaction équitable replaçant autant que possible les requérants dans la situation dans laquelle ils se seraient trouvés si la violation ne s’était pas produite, c’est-à-dire, au cas d’espèce, si le Conseil d’État, dans son arrêt du 31 mars 2014, n’avait pas méconnu les dispositions de l’article 1 du Protocole n° 1 de la Convention ». Dès lors, et faisant sienne l’argumentation du Gouvernement français, la Cour ne saurait accorder « une indemnisation excédant le montant des sommes demandées par les requérants à ce titre devant le Conseil d’État, étant précisé que ces sommes portaient à la fois sur le préjudice actuel et sur celui à venir ».
Au titre du dommage matériel, les requérants avaient demandé devant le Conseil d’État à être indemnisés à hauteur de 806 833 € correspondant à leur préjudice professionnel (pertes de revenus et d’une promotion professionnelle) et de 1 011 598 € correspondant aux charges particulières découlant du handicap de leur enfant. Le conseil d’État avait rejeté à l’époque les conclusions des requérants tendant à la réparation du préjudice professionnel faute de tout lien de causalité entre le handicap de l’enfant et ce préjudice. Ce rejet ne reposant en rien pour la CEDH sur l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF, seule cause de la violation de l’article 1 du Protocole n° 1 constatée dans son arrêt du 3 février 2022, la Cour conclut que « la somme demandée par les requérants au titre du préjudice professionnel doit être exclue du périmètre des sommes susceptibles d’être accordées au titre de la satisfaction équitable ».
Pour la Cour, relèvent donc devant elle seulement les charges des parents liées au handicap de l’enfant, aussi bien pour le préjudice déjà constitué à la date où le Conseil d’État avait statué que pour l’avenir. Mais à ce titre, sur l’indemnisation que les requérants auraient pu obtenir devant le Conseil d’État à la date du 31 mars 2014, la CEDH relève, en se fondant sur les écritures et pièces produites par les parties à l’époque, que nombre de chefs de préjudice matériel invoqués par les requérants n’auraient pu être admis faute de justificatifs pertinents de nature non seulement à en caractériser l’existence mais aussi à en évaluer le montant. La Cour relève qu’il en va de même s’agissant des pièces et des justificatifs produits devant elle.
En conséquence, dit-elle : « Si les éléments produits devant le Conseil d’État conduisent à caractériser l’existence de quelques-unes des charges alléguées par les requérants, ils ne permettent pas d’en déterminer exactement le montant. La Cour en déduit qu’une large part des conclusions indemnitaires présentées devant le Conseil d’État aurait été vouée au rejet sous l’empire de la jurisprudence applicable avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 ». Dès lors, le préjudice né du rejet par le Conseil d’Etat de la demande d’indemnisation des charges liées à l’entretien de l’enfant ne pouvant se prêter à une évaluation, la Cour décide d’examiner l’indemnisation de ces charges globalement. Dans ce cadre, et rejetant en cela la demande du Gouvernement, la Cour refuse de déduire de la satisfaction équitable les sommes perçues par les requérants au titre de l’AES devenue AEEH (allocation d’éducation de l’enfant handicapé : CSS art. L. 541-1 et R. 541-1), celles-ci n’ayant pas un caractère indemnitaire mais la nature d’une prestation versée au titre de la solidarité nationale pour compenser une situation de handicap.
Au titre du dommage moral des parents, la CEDH constate que dans son arrêt du 31 mars 2014, le Conseil d’État avait alloué 40 000 € à chacun d’eux, soit 80 000 € au total pour indemniser les troubles importants dans leurs conditions d’existence du fait du grave handicap de l’enfant et leur préjudice moral. Sous cet angle, la Cour « considère que l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF à l’instance a engendré un préjudice moral distinct de celui indemnisé par les juges internes, né de la violation de la Convention constatée dans l’arrêt au principal » du 3 février 2022.
Le chiffrage global du préjudice
Dans le cadre d’une appréciation globale, « la Cour, statuant en équité, décide d’accorder une somme correspondant à la fois aux dommages matériel et moral subis par les requérants. Rappelant que le dommage matériel est à estimer à la date du 31 mars 2014, la somme accordée comprendra, dans cette mesure, une part correspondant aux intérêts légaux courant à compter de cette date, afin de compenser, au moins en partie, les effets de l’écoulement du temps. Dans ces conditions, la Cour estime que le paiement par l’État aux deux requérants d’une somme globale de 220 000 € les placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où ils se seraient trouvés si les exigences de l’article 1 du Protocole n° 1 n’avaient pas été méconnues ».
Le résultat chiffré, on le constate, est fort loin de la somme réclamée devant la Cour par les parents de l’enfant né handicapé (17 515 164 €). Mais celle-ci a statué en équité, au vu des demandes et pièces produites : dont acte. Une inconnue demeure cependant : l’indemnisation du préjudice de l’enfant lui-même, né handicapé avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, sur lequel la Cour ne se prononce pas au titre de la satisfaction équitable. Or, si l’on est dans un cadre où cette loi n’est pas considérée comme applicable, on gardera à l’esprit que la Cour de cassation est favorable au principe même de cette indemnisation, et de façon solennelle depuis son fameux arrêt « Perruche » du 17 novembre 2000 (précit.). Telle n’est pas en revanche la position du Conseil d’État, du moins si l’on considère son fameux arrêt « Quarez » du 14 février 1997 (CE, 14 févr. 1997, n° 133238 ; v. aussi depuis : CE, 30 avr. 2003, n° 213702). Pour l’avenir, la loi a-t-elle résolu la question de l’indemnisation du préjudice de l’enfant en proclamant que « Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance » (CASF art. L. 114-5, al. 1er) ? Même si, en doctrine, la Cour de cassation a pu se voir reprocher, entre autres, de jouer sur les mots dans son arrêt « Perruche », il reste que, littéralement, elle a admis le droit de l’enfant de demander réparation du préjudice résultant de son handicap et non celui résultant du seul fait de sa naissance. L’évolution du contentieux et du droit jurisprudentiel en matière de responsabilité liée aux erreurs de diagnostic prénatal est telle qu’il convient peut-être de rester prudent. Il n’est pas certain que toute la messe soit dite, que ce soit dans l’ordre des juridictions judiciaires comme celui des juridictions administratives.