IA : "Il faut mettre les outils entre les mains des juristes dans une démarche «test and learn»", Arthur Sauzé

IA : "Il faut mettre les outils entre les mains des juristes dans une démarche «test and learn»", Arthur Sauzé

06.05.2024

Gestion d'entreprise

Les directions juridiques commencent à travailler avec l'IA générative. Cas d'usage, acculturation, budget... Alena Martinez, associée dans l’équipe EY Technology Consulting, et Arthur Sauzé, en charge des solutions de transformation de la fonction juridique chez EY Société d’avocats, nous expliquent comment ils aident les directions juridiques à intégrer l'outil dans leur quotidien.

Alena Martinez, associée dans l’équipe EY Technology Consulting, et Arthur Sauzé, en charge des solutions de transformation de la fonction juridique chez EY Société d’avocats, travaillent ensemble depuis 2023 afin d’aider les entreprises, et en particulier les DJ, à explorer les innovations digitales et à les intégrer de manière durable. Entretien.

 

Où en sont les DJ à l’heure actuelle, vis-à-vis de l’IA générative ?

Alena Martinez : Depuis début 2023, la plupart de nos clients ont commencé à explorer les opportunités que l’IA générative pourrait représenter pour leurs activités. Les entreprises se sont d’abord lancées sur les volets acculturation, pour comprendre cette nouvelle technologie, et l’exploration de cas d’usage, tout en s'interrogeant sur la manière dont ils peuvent s’assurer de maîtriser les risques qu’elle peut induire. Il y a également un volet qu’il ne faut pas oublier : la gestion du changement. Car l’IA Générative peut impacter d’une manière plus ou moins significative des processus et les activités des collaborateurs.

Naturellement, l’ensemble de métiers, y compris le juridique, ont un sentiment très mélangé par rapport à l’IA. Quand on mène nos ateliers, nous avons d’un côté 7 personnes sur 10 qui veulent que certaines de leurs tâches soient facilitées par l’IA générative, mais exactement la même proportion qui expriment des craintes et des préoccupations légitimes.

Quelles sont les plus grandes craintes exprimées ?

Alena Martinez : On nous pose souvent les questions suivantes : quel est le risque de biais ? Les réponses de l’IA sont-elles fiables et quel est le risque d’erreurs ? Est-il possible de limiter le phénomène de « boîte noire » ? Quel impact sur les emplois ? Quel impact sur l’environnement ?

Arthur Sauzé : Nous disons souvent aux directions juridiques qu’un bon juriste, c’est celui qui est capable de poser les bonnes questions. Notre approche consiste donc à faire comprendre aux juristes que l’IA générative est un outil de plus dans la construction de leur raisonnement et que, c’est à partir de leur expertise que va dépendre la qualité de réponse.

Comment accompagnez-vous les DJ ?

Arthur Sauzé :  De manière générale, notre équipe accompagne la transformation des directions juridiques au sens large. Nous travaillons avec les équipes juridiques sur la sélection et le déploiement de leurs outils ainsi que sur la redéfinition de leurs processus métier. Sans être l’alpha et l’oméga de la digitalisation, l’IA générative est une nouvelle variable que nous devons prendre en compte afin d’apporter une nouvelle réponse aux enjeux de la population juridique.

Alena Martinez : Nous accompagnons les entreprises afin de les aider à mettre en place les processus de gouvernance pour permettre de clarifier et de gérer les risques. On les aide également à identifier les cas d’usage, à les prioriser et conduire des expérimentations.

Pour un déploiement réussi de l’IA générative dans une entreprise, il est très important de mettre en place un cadre et de communiquer clairement aux collaborateurs sur ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas faire. Il y a toujours des personnes pionnières qui vont tester l’IA, avant même que l’entreprise lance des expérimentations « officielles » sur leur périmètre d’activité. Or, les usages non maîtrisés peuvent représenter des risques pour l’entreprise. Le cadre doit être collectif, partagé et évolutif, car n’oublions pas que ce domaine est relativement récent et se développe très vite.

Quelle est votre approche en pratique ?

Arthur Sauzé : Elle est très pragmatique. Nous organisons des ateliers où nous regardons tous les processus des DJ. Nous identifions des cas d’application possibles et nous nous focalisons sur la valeur métier apportée, la limitation des risques et la conduite du changement. On fixe des critères de priorisation pour l’entreprise.

Alena Martinez : Entre les différentes structures, la perception de l’IA et la volonté d’expérimenter n’est pas la même. Nous prenons en compte ces différences, ainsi la culture d’entreprise, pour mettre en place une approche adaptée. Car le sujet de l’IA générative est beaucoup plus large que la question de l'outil et impacte énormément les métiers et les processus.

Quels sont les cas d’usage employés dans les DJ ?

Alena Martinez : On peut dire qu’il y a deux grandes familles : les cas d’usage simples et les complexes. Nous recommandons souvent de commencer par des cas simples, pour monter progressivement sur le sujet et avoir des quick-wins rapides. Par exemple, un bon nombre de cas d’usage nécessite peu d’investissement en temps et en ressources, tout en apportant des bénéfices rapides.

Pour en citer quelques-uns, il s’agit par exemple de la réécriture des réponses pour les rendre plus claires et compréhensibles par les non-juristes, la rédaction des explications des évolutions juridiques à d’autres parties prenantes comme le top management ; ou encore les synthèses des arrêts et des décisions de justice.

En prenant des précautions d’anonymisation nécessaires notamment dans le cas de la réécriture des réponses, le retraitement de ce type d’information peut démarrer très rapidement, en utilisant des outils très performants du marché.

D’autres cas d’usage qui ne sont pas uniquement juridiques peuvent être de faire la synthèse des questions récurrentes posées par les collaborateurs ou les parties prenantes externes, afin d’identifier le problème et prendre des mesures pour y remédier. Il s’agit ici d’aller à la source pour analyser, comprendre et corriger.

Arthur Sauzé : C’est le sujet du legal design. Dans le prompt donné à l’IA générative, on indique la ligne éditoriale souhaitée, pour que le résultat soit rédigé en langage juridique clair, lisible, tout en restant juridiquement correct.

Avec l’IA générative, les juristes ont vu l’opportunité de mieux se faire comprendre. Pour caricaturer un peu, par le passé, les juristes avaient tendance à rédiger une réponse de plusieurs pages à une question parfois simple. L’IA générative vient clarifier les messages, permet de les reformuler, pour réduire in fine les allers-retours entre les juristes et les opérationnels.

Comment aborde-t-on le sujet dans les entreprises ?

Alena Martinez : Il y a un travail d’acculturation initial, qui doit être ensuite approfondi et décliné spécifiquement pour les différents métiers. En parallèle, on analyse les priorités stratégiques de l’entreprise et on pose la question de la gouvernance : quels processus mettre en place, comment communiquer auprès des collaborateurs, mise en place d'une charte d’utilisation, question de la déontologie... Il est important que l’ensemble du top management soit aligné sur la question. Ensuite, on s’attaque à l’analyse de risque. Pour le traiter, une cellule spécifique est souvent mise en place, regroupant les experts dans le domaine juridique, les ressources humaines pour la gestion des compétences et l’accompagnement au changement, la DSI, etc. Ensuite, on met en œuvre l’IA : tout d’abord avec une approche expérimentale, on mesure les résultats, on ajuste et on passe à l’échelle.

Quel est le rôle des directeurs juridiques dans l’implémentation de l’IA ?

Alena Martinez : Leur rôle est d’être une partie prenante très impliquée dans la mise en place de l’IA générative : accompagner l’analyse des cas d’usage sur le volet juridique, avoir un rôle actif dans la mise en place de la gouvernance, décortiquer la réglementation comme l’IA Act. Les juristes doivent s’en saisir en premier lieu.

Arthur Sauzé : Les juristes ne vont bien sûr pas disparaître, mais leur cœur de métier va évoluer. Cela va se confirmer chez les avocats qui vont probablement rédiger moins et feront davantage de gestion de projet et de pilotage que de la recherche ou de l’analyse documentaire. L’IA générative est et doit rester un outil d’aide pour les juristes afin de gagner en temps et en fiabilité. Selon notre expérience, elle doit rester entre les mains du juriste, seul capable de prendre suffisamment de recul sur la réponse apportée.

Quels conseils donneriez-vous à un.e DJ qui hésite à se lancer dans l’IA ?

Alena Martinez : Il faut comprendre et manipuler pour dédramatiser les choses et apprivoiser la technologie. C’est important, car on lit tous les jours des scénarios très dramatiques sur le manque de fiabilité, la « boîte noire », le remplacement. La puissance de la technologie est très impressionnante, mais la meilleure chose à faire est d’analyser l'impact positif et la valeur ajoutée qu'elle peut offrir. On dit souvent que l’IA est un assistant très performant qu'il faut surveiller comme on le ferait avec un stagiaire. Naturellement, les juristes se demandent aussi si, à terme, on ne fera pas trop confiance à l’IA, ou si à force de l’utiliser, on ne va pas perdre quelques capacités de rédaction et de synthèse. Ce sont des vraies questions sur lesquelles il faut très certainement travailler. Sur le volet positif, aujourd’hui, on passe beaucoup de temps à rechercher l'information et il nous reste peu de temps pour l’exploiter. La promesse de l’IA générative est de passer plus de temps à l’exploiter, avoir plus de temps pour développer nos compétences, réfléchir à l’innovation et l’amélioration de nos processus.

Arthur Sauzé : Il faut mettre les outils entre les mains des juristes dans une démarche « test and learn ». Aujourd’hui, de plus en plus d’outils intègrent l’IA générative. Dans des outils de gestion de contrats, il y a des briques d’IA qui permettent de traduire des contrats, par exemple.

Quel budget cela peut-il représenter ?

Arthur Sauzé : Les outils « sur l’étagère » proposés par les acteurs de legal tech avec une option IA supplémentaire peuvent alourdir la facture de 1,5 à 2 fois. De manière générale, il faut également prévoir un investissement dans l’accompagnement pour l’implémentation et la conduite du changement. Ces investissements sont cependant à relativiser au regard du ROI estimé !

Alena Martinez : Selon le cas d’usage et la stratégie choisie (notamment, développer un outil en interne basée sur un LLM open-source ou propriétaire, ou opter pour une solution sur l’étagère), le budget varie énormément, et les postes de coût ne seront pas les mêmes. C’est pour cela que l’analyse coûts-bénéfices est un des axes très importants d’analyse et de priorisation des cas d’usage. Il ne s’agit pas de mettre en place l’IA générative coûte que coûte, mais de sélectionner des cas d’usage avec l’impact et le retour sur investissement les plus positifs.

propos recueillis par Leslie Brassac

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