La Cour de cassation a décidé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur le point de savoir si, pour exonérer la responsabilité du fabricant d’un produit défectueux sur le fondement du risque de développement, la différence de traitement existant entre les victimes de dommages corporels résultant d’un produit de santé, selon que ce produit est ou non issu du corps humain, est contraire au principe d’égalité devant la loi.
Les ayants droit d’une personne ayant assigné la société Servier en réparation de préjudices résultant de pathologies cardiaques qu’elle estimait imputables à la prise du médicament Mediator ont introduit un pourvoi en cassation contre un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 24 mars 2022, laquelle a admis une exonération pour risque de développement au profit du laboratoire pharmaceutique et, par suite, rejeté leur recours indemnitaire.
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
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Exception à l’exonération pour risque de développement pour les produits et les éléments issus du corps humain
Les dispositions du 4° de l’article 1245-10 du code civil (ancien 1386-11) prévoient en effet que le producteur d’un produit défectueux est responsable de plein droit, à moins que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut. Cette exonération de responsabilité, connue sous le nom d’exonération pour risque de développement, n’est toutefois pas invocable lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci (C. civ., art. 1245-11).
Cette différence de traitement a été soulevée par les demandeurs qui ont estimé qu’elle constituait une discrimination entre les victimes de dommages corporels résultant d’un produit de santé, selon que ce produit est ou non issu du corps humain, et qu’elle était par conséquent susceptible de porter atteinte au principe d’égalité devant la loi. Jugeant que la question était nouvelle et sérieuse, la Cour de cassation a décidé de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
Depuis 1996, le Conseil examine la constitutionnalité des différences de traitement dans les conditions formulées par le considérant de principe suivant : « le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » (Cons. const., n° 1996-375 DC, 9 avr. 1996). Dans une formulation plus récente relative à une QPC, le Conseil rappelle que le principe d’égalité devant la loi « ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » (Cons. const., déc., 21 sept. 2018, n° 2018-733 QPC).
Dans quelle mesure les victimes de préjudices résultant de produits issus du corps humain sont-elles placées dans une situation objectivement différente que celles ayant subi des préjudices dus à d’autres produits de santé (tels des médicaments ou des dispositifs médicaux) et en quoi cette différence de traitement implique un rapport direct avec la loi ? On se bornera à rappeler que les dispositions dont la constitutionnalité est questionnée proviennent de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 qui a transposé en droit interne la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.
Etant une option laissée aux États membres, l’exonération pour risque de développement ne peut d’ailleurs être invoquée que pour des produits mis en circulation à compter de l’entrée en vigueur de la loi et non à partir de l’entrée en application de la directive (Cass. 1re civ., 15 mai 2007, n° 05-10.234 ; Cass. 1re civ., 9 juill. 2009, n° 08-12.777).
Il faut se souvenir du contexte de l’adoption de la loi de transposition – les débats parlementaires en témoignent – à savoir l’affaire du sang contaminé par le virus du SIDA (qui éclate au printemps 1991) et l’affaire de la vache folle (qui survient à partir du printemps 1996). Dans la seconde affaire, l’agent infectieux de la maladie (prion) n’avait pas encore été identifié (d’où l’invocation du principe de précaution) et les inquiétudes sur la période d’incubation étaient légitimes (on saura par la suite que la forme infectieuse de la maladie humaine de Creutzfeldt-Jakob a une durée d’incubation extrêmement longue, pouvant même dépasser 50 ans).
Sur le plan contextuel, il est difficile de nier que les risques liés à la contamination par des agents infectieux conventionnels (virus) ou non (protéine prion) ont largement orienté le choix du législateur français, en le conduisant à introduire une exception à l’exonération pour risque de développement pour les produits et les éléments issus du corps humain. Sur le plan textuel, il reste à voir si cette situation constitue un motif pertinent pour justifier une différence de traitement des victimes, selon que leurs dommages résultent, ou non, de produits issus du corps humain, et si elle a un rapport direct avec la loi organisant un régime de responsabilité du fait des produits défectueux.
Une exception d’exonération difficile à objectiver ?
L’affaire de l’hormone de croissance nous indique que la différence de situation fondée sur le risque de transmissibilité inhérent aux produits issus du corps humain n’est pas si simple à objectiver. Dans cette affaire, où les cas iatrogènes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob étaient liés à une hormone extraite à partir des hypophyses de cadavres humains, le produit en cause avait la qualité de médicament. C’est d’ailleurs sur ce point qu’a été fondée la censure de la Cour de cassation dans le volet pénal de l’affaire (Cass. crim., 7 janv. 2014, n° 11-84.456).
Dans la mesure où de nombreux médicaments innovants sont aujourd’hui biologiques (médicaments de thérapie génique, médicaments de thérapie cellulaire…), la distinction entre ce qui est issu du corps humain et ce qui ne l’est pas est de moins en moins évidente à établir.
S’agissant des dérivés du sang, on peut même observer qu’à la suite d’une décision de la Cour de justice (CJUE, 13 mars 2014, aff. C-512/12), suivie par le Conseil d’État (CE, 23 juill. 2014, n° 349717), le législateur a été conduit à basculer une partie du plasma à finalité transfusionnelle, qui était auparavant considéré comme un produit sanguin, dans le statut de médicament dérivé du sang (C. santé publ., art. L. 5121-1). Le concept de médicament dérivé du sang (introduit par la directive 89/381/CEE du 14 juin 1989, transposée par la loi n° 93-5 du 4 janvier 1993) condense, à lui seul, toute la problématique qu’implique la distinction opérée par le législateur entre les produits issus, ou non, du corps humain.
Jérôme Peigné, Professeur à l'Université Paris Cité (Institut Droit et santé)