La Cour de justice de l’Union européenne a été saisie par le tribunal administratif de Vienne (Verwaltungsgericht Wien) d’une série de questions préjudicielles portant sur le statut des denrées alimentaires destinées à des fins médicales spéciales (DADFMS).
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
Découvrir tous les contenus liés
En l’espèce, une société pharmaceutique autrichienne (Kwizda Pharma) commercialise des produits à base de canneberge et de D-mannose. Indiqués dans le traitement des infections urinaires, ces produits sont commercialisés sous le statut de DADFMS, définies par le règlement (UE) n° 609/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013 (ce dernier ayant abrogé, depuis le 20 juillet 2016, la directive 2009/39/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 mai 2009 relative aux denrées alimentaires destinées à une alimentation particulière).
Le règlement établit des exigences en matière de composition et d’information applicables à des catégories spécifiques de denrées alimentaires constituant une source d’alimentation partielle ou unique, indispensable pour gérer certains problèmes ou essentielle pour répondre aux besoins nutritionnels de certains groupes de population vulnérables bien déterminés.
Ces denrées alimentaires particulières concernent principalement la nutrition infantile (préparations pour nourrissons, préparations de suite…), les produits de régime (substituts de la ration journalière totale pour contrôle du poids) et les denrées alimentaires destinées à des fins médicales spéciales (nutrition clinique).
L’autorité administrative du Land de Vienne a refusé de qualifier les produits commercialisés par Kwizda Pharma de DADFMS, au motif que leurs composants (le D‑mannose et la canneberge) ne sont pas simplement ingérés comme des aliments, mais produisent des effets sur le corps humain, eu égard à leur action sur les organes d’excrétion rénaux.
Saisi d’un recours contestant cette interprétation, le tribunal administratif viennois a demandé des éclaircissements à la Cour de justice quant au statut des DADFMS et à son articulation avec celui de médicament, d’une part, et de complément alimentaire, d’autre part.
Eléments de définition des denrées alimentaires destinées à des fins médicales spéciales
Le règlement (UE) n° 609/2013 du 12 juin 2013 définit la DADFMS comme « une denrée alimentaire spécialement traitée ou formulée et destinée à répondre aux besoins nutritionnels de patients, y compris les nourrissons, et qui ne peut être utilisée que sous contrôle médical, et destinée à constituer l’alimentation exclusive ou partielle des patients dont les capacités d’absorption, de digestion, d’assimilation, de métabolisation ou d’excrétion des denrées alimentaires ordinaires ou de certains de leurs ingrédients ou métabolites sont diminuées, limitées ou perturbées, ou dont l’état de santé détermine d’autres exigences nutritionnelles particulières qui ne peuvent être satisfaites par une modification du seul régime alimentaire normal ».
Le règlement délégué (UE) 2016/128 de la Commission du 25 septembre 2015 complète le règlement (UE) n° 609/2013 en ce qui concerne les exigences spécifiques en matière de composition et d’information applicables aux DADFMS. Ces dernières ne peuvent être utilisées que sous contrôle médical et ne peuvent pas faire l’objet d’allégations nutritionnelles ou d’allégations de santé. Dans certains cas, elles peuvent nécessiter une prescription médicale préalable et être réservées à un circuit de distribution spécialisé (en pharmacie notamment).
La Cour de justice a indiqué que la notion de besoins nutritionnels recouvre des besoins causés par une maladie, un trouble ou un état de santé, dont la satisfaction est indispensable au patient d’un point de vue nutritionnel et physiologique. La qualification d’un produit en tant que DADFMS requiert une stricte adéquation entre la denrée alimentaire – dans sa composition, sa consistance ou sa forme – et les besoins nutritionnels du patient auxquels elle vise à répondre.
Cette adéquation s’avère donc nécessaire puisque le recours à ce type d’alimentation est commandé par des besoins nutritionnels dont la satisfaction est indispensable pour la santé des personnes atteintes de pathologies ou de troubles divers (exemple des mélanges d’acides aminés prescrits pour le traitement de la phénylcétonurie, maladie héréditaire liée à une anomalie du métabolisme de la phénylalanine). Ces produits de nutrition clinique sont du reste pris en charge par l’assurance maladie lorsqu’ils sont inscrits sur la liste des produits et prestations remboursables (LPPR). Il en résulte que l’utilisation d’une DADFMS ne saurait être simplement préconisée, contrairement à ce que faisait valoir la société Kwizda Pharma pour ses produits indiqués en cas d’infections urinaires.
La cour a toutefois précisé que la qualification de DADFMS ne saurait être subordonnée à la condition que la satisfaction des besoins nutritionnels causés par une maladie, un trouble ou un état de santé, et par conséquent l’effet du produit, ait nécessairement lieu au cours ou à la suite de la digestion. La définition des DADFMS n’est en effet pas circonscrite aux seules denrées alimentaires répondant à des difficultés de digestion, mais elle inclut également l’absorption, l’assimilation, la métabolisation ou encore l’excrétion, autrement dit toutes les étapes du processus nutritionnel. L’exemple de patients qui ne peuvent se nourrir en raison de troubles psychologiques (telle l’anorexie) montre qu’une DADFMS peut être conçue pour répondre à l’incapacité d’ingérer suffisamment d’aliments et ne pas viser exclusivement une difficulté liée à la digestion ou la métabolisation.
La notion de modification du seul régime alimentaire normal doit, quant à elle, être interprétée comme incluant les situations dans lesquelles une modification de l’alimentation est impossible ou dangereuse pour le patient, mais également celles dans lesquelles le patient ne peut que très difficilement satisfaire ses besoins nutritionnels avec des denrées alimentaires ordinaires. Il est dès lors nécessaire d’évaluer au cas par cas si, et dans quelle mesure, un patient peut, ou non, satisfaire ses besoins nutritionnels causés par une maladie ou un trouble, en modifiant seulement son régime alimentaire normal.
La Cour de justice a indiqué, en l’occurrence, que les caractéristiques de la maladie ou du trouble en cause, les difficultés engendrées par une modification du seul régime alimentaire normal, et notamment la possibilité concrète d’accéder aux denrées alimentaires nécessaires, les modes de consommation de ces denrées et leur praticité doivent être pris en considération afin de déterminer si le recours à une DADFMS permet plus facilement ou de manière plus sûre au patient de satisfaire ses besoins nutritionnels.
Par ailleurs, la notion de nutriment, qui ne figure pas dans la version française de la définition des DADFMS prévue par le règlement (UE) n° 609/2013 (le terme anglais nutrient ayant été traduit improprement par ingrédient), doit s’entendre, selon le juge de l’Union, de la même manière que dans le cadre du règlement (UE) n° 1169/2011 du 25 octobre 2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires (« règlement INCO »).
A ce titre, la notion de nutriment doit s’entendre des protéines, des glucides, des lipides, des fibres alimentaires, des vitamines et des sels minéraux, ainsi que des substances qui relèvent ou sont des composants de l’une de ces catégories de substances. Cette définition de nutriment repose ainsi sur la nature des substances, et non sur la métabolisation et les effets des substances, comme le suggérait la société Kwizda Pharma qui avait considéré, plus largement, qu’il pouvait s’agir de toute denrée alimentaire ou de toute substance pouvant également faire partie d’une denrée ou d’un complément alimentaire (telle une plante ou une préparation de plante).
S’agissant des critères permettant de déterminer si un produit ne peut être utilisé que sous contrôle médical, la cour a répondu qu’il ne saurait en être déduit qu’il s’agit d’une condition nécessaire à la qualification d’un produit en tant que DADFMS.
Cette exigence implique en effet que, compte tenu du produit en cause, un contrôle médical est nécessaire en amont de la distribution. Ainsi, le recours à une DADFMS, qui est un aliment particulier adapté aux besoins nutritionnels de patients, doit leur être recommandé, sans forcément faire l’objet d’une prescription, par un professionnel de santé au regard de leurs besoins nutritionnels. Dans ce contexte, le contrôle médical suppose qu’un professionnel de santé s’assure que l’emploi d’une DADFMS est en adéquation avec les besoins nutritionnels propres au patient.
L’utilisation sous contrôle médical suppose également que le contrôle se prolonge au-delà de la délivrance du produit et perdure pendant la durée de consommation de celui-ci afin que le professionnel de santé puisse évaluer les effets nutritionnels du produit sur le patient. Pour autant, la circonstance qu’une denrée alimentaire soit délivrée dans une pharmacie ne suffit pas à considérer qu’elle doit, compte tenu de sa nature et de ses caractéristiques, être utilisée sous contrôle médical, comme l’avait soutenu la société Kwizda Pharma.
Au regard de ces éléments de réponse, il semble donc à peu près évident que la juridiction de renvoi donnera raison à l’autorité administrative et considérera que les produits en cause ne peuvent pas être regardés comme des denrées alimentaires destinées à des fins médicales spéciales, la question restant de savoir sous quel statut juridique ranger ces produits. La Cour de justice a ainsi rappelé dans quelle mesure ils étaient susceptibles d’être qualifiés de médicaments ou de compléments alimentaires.
Critères de distinction avec la notion de complément alimentaire
Les compléments alimentaires sont définis par la directive 2002/46/CE du 10 juin 2002 comme des « denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique seuls ou combinés, commercialisés sous forme de doses, à savoir les formes de présentation telles que les gélules, les pastilles, les comprimés, les pilules et autres formes similaires, ainsi que les sachets de poudre, les ampoules de liquide, les flacons munis d’un compte-gouttes et les autres formes analogues de préparations liquides ou en poudre destinées à être prises en unités mesurées de faible quantité ».
Pour la Cour de justice, les notions de complément alimentaire et de denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales sont exclusives l’une de l’autre et il est nécessaire de déterminer, au cas par cas et en fonction des caractéristiques et des conditions d’utilisation, si un produit relève de l’une ou de l’autre catégorie.
Si les compléments alimentaires ont uniquement pour finalité de compléter le régime alimentaire normal, tandis que les DADFMS remplacent en tout ou en partie le régime alimentaire, les compléments alimentaires n’en constituent pas moins une source concentrée de nutriments (vitamines et minéraux) ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique (acides aminés, nucléotides, acides gras essentiels…) pouvant, à l’instar de certaines denrées alimentaires destinées à des fins médicales spéciales, répondre à des besoins nutritionnels déterminés.
Toutefois, les DADFMS se singularisent par les finalités médicales auxquelles elles sont destinées. Il en découle que le critère fondé sur la nature des destinataires devient pertinent pour les distinguer des compléments alimentaires. En effet, les compléments alimentaires ne sont pas, contrairement aux DADFMS, réservés à des personnes malades ou atteintes de troubles. La qualification de DADFMS est subordonnée au fait que les besoins nutritionnels de ces personnes ne peuvent pas être satisfaits grâce à une modification du seul régime alimentaire normal, alors que les compléments alimentaires, dès lors qu’ils complètent le régime alimentaire normal, en font intégralement partie.
Le critère tiré de la composition des produits est également susceptible d’être invoqué pour différencier ces catégories d’aliments, même si ce critère dépend étroitement du critère précédent, à savoir celui de la nature des destinataires. En l’occurrence, la teneur maximale en vitamines et en minéraux des compléments alimentaires est déterminée en tenant compte des limites supérieures de sécurité établies pour ces nutriments après une évaluation des risques, fondée sur des données scientifiques admises pour la population en général, et non pas spécifiquement pour des personnes ayant des besoins nutritionnels causés par une maladie, un trouble ou un état de santé.
De la même manière, le critère fondé sur l’utilisation de ces catégories de denrées alimentaires conduit à établir une différence entre celles qui s’adressent à des patients pour lesquels un contrôle médical est exigé (les DADFMS) et celles qui sont consommées sans l’intervention nécessaire d’un professionnel de santé (les compléments alimentaires).
Si les définitions de complément alimentaire et de denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales sont mutuellement exclusives compte tenu du critère de la finalité médicale, il reste encore à voir comment distinguer les DADFMS des médicaments, dans la mesure où le critère téléologique s’avère ici inopérant (les deux catégories de produits présentant une finalité médicale).
Critères de distinction avec la notion de médicament
Dans un contentieux récent, la Cour de Luxembourg a eu l’occasion de préciser comment apprécier, compte tenu de leurs caractéristiques propres, les notions de médicament et de denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales (CJUE 27 oct. 2022, aff. C-418/21, Orthomol pharmazeutische Vertriebs).
La cour a ainsi jugé qu’un produit constitue une denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales, si la maladie entraîne des exigences nutritionnelles accrues ou spécifiques que la denrée alimentaire est censée couvrir, de telle sorte qu’il ne suffit pas, en vue d’une telle qualification, que le patient tire un bénéfice général de l’absorption de cette denrée alimentaire parce que les substances qu’elle contient (des vitamines et des minéraux par exemple) combattent le trouble ou en atténuent les symptômes.
Si un patient tire un bénéfice général de l’absorption d’un produit dans la mesure où les substances qui le composent contribuent à prévenir, à atténuer ou à guérir une maladie, alors ce produit vise non pas à nourrir le patient, mais à le soigner, à prévenir une pathologie ou encore à restaurer, à corriger ou à modifier des fonctions physiologiques, en exerçant une action pharmacologique, immunologique ou métabolique. Dans ces circonstances, il s’agit d’un médicament au sens de la directive 2001/83CE modifiée, et non d’une denrée alimentaire destinée à des fins médicales spéciales.
Dans l’affaire Kwizda Pharma, la cour a rappelé qu’il convenait d’apprécier, au regard de la nature et des caractéristiques du produit concerné, s’il s’agit d’une denrée alimentaire destinée à répondre à des besoins nutritionnels particuliers ou d’un produit destiné à prévenir ou à guérir des maladies humaines, à restaurer, à corriger ou à modifier des fonctions physiologiques en exerçant une action pharmacologique, immunologique ou métabolique, voire à établir un diagnostic médical (médicament par fonction) ou, le cas échéant, d’un produit présenté comme possédant des propriétés préventives ou curatives (médicament par présentation).
En l’espèce, dans la mesure où les produits à base de canneberge et de D-mannose indiqués dans le traitement des infections urinaires ne peuvent pas être regardés comme des DADFMS, il s’agira pour la juridiction de renvoi de déterminer, au regard de la présentation qui en est faite et du mode d’action qui leur est reconnu, si ces produits répondent à la définition de médicament ou s’ils peuvent être simplement qualifiés de complément alimentaire.
Remarque : le projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne dans les domaines de l’économie, de la santé, du travail, des transports et de l’agriculture (« loi DDADUE »), adopté définitivement par l'Assemblée nationale le 28 février 2023, prévoit de réviser le statut des DADFMS pour adapter le droit interne au règlement (UE) n° 609/2013 du 12 juin 2013 et introduire des règles particulières en matière de prescription et de délivrance (C. santé publ., art. L. 4211-1 et art. L. 5137-1 à L. 5137-3).