Le laboratoire pharmaceutique Zentiva a saisi le tribunal administratif de Paris d’un recours de plein contentieux introduit contre une sanction financière de 254 095 euros que lui a infligée, par une décision du 24 novembre 2022, la directrice de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Cette dernière lui a reproché de ne pas avoir respecté l’obligation de l’informer, conformément à l’article L. 5121-32 du code de la santé publique, dès qu’il a eu connaissance du risque de rupture de stock d’un médicament d’intérêt thérapeutique majeur (un diurétique à base de furosémide, utilisé dans le traitement de l’hypertension artérielle et des œdèmes liés à une insuffisance cardiaque, hépatique ou rénale). Par un jugement du 18 octobre 2024, le tribunal administratif a confirmé la légalité de la sanction, tout en réduisant son montant à 220 215 euros.
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
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Contestant le dispositif procédural mis en œuvre par l’ANSM, la société Zentiva invoquait deux moyens principaux à l’appui de son recours : le premier fondé sur le défaut d’impartialité de l’instance administrative ; le second sur le caractère automatique de la sanction.
La conformité de la procédure observée devant l’ANSM au regard du principe général d’impartialité
Les poursuites engagées par l’ANSM en vue d’infliger des sanctions financières aux personnes qu’elle contrôle constituent des accusations en matière pénale, au sens de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lequel vise à garantir le droit à un procès équitable.
Pour les instances administratives présentant le caractère d’un « tribunal », c’est-à-dire les autorités administratives indépendantes (AAI) et les autorités publiques indépendantes (API), les exigences tirées des stipulations de l’article 6 § 1, notamment celles concernant l’impartialité, s’appliquent aux procédures de sanctions administratives.
Toutefois, pour le Conseil d’Etat, la circonstance que la procédure suivie devant ce type d’autorités ne serait pas en tous points conforme aux prescriptions de l’article 6 n’est pas de nature à entraîner, dans tous les cas, une méconnaissance du droit à un procès équitable, dès lors que la sanction peut faire l’objet d’un recours de pleine juridiction devant le juge administratif (CE, Ass., 3 déc. 1999, Didier, n° 207434 : Lebon. 399, AJDA 2000. 126, chron. M. Guyomar et P. Collin, D. 2000. 62 , obs. M. Boizard, RFDA 2000. 584, concl. A. Seban, RTD com. 2000. 405, obs. N. Rontchevsky).
En dissociant la phase administrative de la procédure et les recours juridictionnels subséquents, la Cour européenne des droits de l’homme considère pareillement que la défaillance à un stade de la procédure de sanction peut être rattrapée par le contrôle ultérieur d’un organe de pleine juridiction offrant les garanties requises par l’article 6 de la Convention (CEDH, 27 sept. 2011, n° 43509/08, Menarini Diagnostics c/ Italie : RTD eur. 2012. 117, étude M. Abenhaïm). Le recours de pleine juridiction permet ainsi au juge de réformer en tous points, en fait comme en droit, la sanction infligée par une autorité administrative ou publique indépendante et prendre ainsi une décision qui se substitue à celle de l’autorité.
Indépendamment de l’applicabilité des stipulations conventionnelles européennes, l’exigence d’impartialité est un principe général du droit qui s’applique à l’Administration et à ses agents (CE, Sect., 29 avr. 1949, n° 82790, Bourdeaux : Lebon. 188), comme à ses commissions consultatives (CE, Sect., 22 juill. 2015, Société Zambon, n° 361962, Lebon. 245, concl. R. Decout-Paolini ; AJDA 2015. 1626, chron. J. Lessi et O. Dutheillet de Lamothe).
Repris explicitement par l’article L. 100-2 du code des relations entre le public et l’administration, le principe s’oppose, lorsqu’il est appliqué aux autorités administratives, à tout dispositif procédural qui impliquerait l’existence d’un préjugement susceptible d’influer sur la décision finale. Cette exigence d’impartialité objective (ou structurelle) impose ainsi « une séparation effective entre les fonctions de poursuite et d’instruction, d’une part, et la fonction de sanction, d’autre part » (CE, 17 déc. 2018, n° 416311, Comité de défense des auditeurs de radio solidarité : Lebon. 896, AJDA 2018. 2474 : à propos du CSA).
Se fondant sur le principe de séparation des pouvoirs visé à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le Conseil constitutionnel a également consacré une exigence de séparation fonctionnelle afin d’assurer le respect du principe d’impartialité.
Dans un premier temps, il a réservé son application aux seuls organismes exerçant des fonctions juridictionnelles et exigé que soient séparées les fonctions de poursuite d’éventuels manquements et les fonctions de jugement des manquements susceptibles de faire l’objet de sanctions disciplinaires (Cons. const., 2 déc. 2011, n° 2011-200 QPC : Dalloz actu. 8 déc. 2011, obs. X. Delpech, AJDA 2012. 578, chron. M. Lombard, Constitutions 2012. 337, obs. O. Le Bot, à propos du pouvoir disciplinaire de la Commission bancaire et faisant suite à la condamnation de la France au regard de l’article 6 : CEDH, 11 juin 2009, n° 5242/04, Dubus : D. 2009. 2247, note A. Couret, AJ pénal 2009. 354, note J. Lasserre Capdeville).
Dans un second temps, le Conseil a exigé le respect du principe d’impartialité par les autorités administratives ou publiques indépendantes exerçant un pouvoir de sanction (Cons. const., 5 juill. 2013, n° 2013-331 QPC : AJDA 2013. 1953, étude M. Lombard, S. Nicinski et E. Glaser, D. 2013. 1689, RFDA 2013. 1255, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau, Constitutions 2013. 437, obs. O. Le Bot : à propos de l’ARCEP). Il a ensuite précisé que l’exigence de séparation fonctionnelle s’applique à toute autorité administrative dotée d’un pouvoir de sanction, « qui n’est pas soumise au pouvoir hiérarchique d’un ministre » (Cons. const., 9 mars 2017, n° 2016-616/617 QPC : Constitutions 2017. 278, obs. O. Le Bot, RJDA 2017, n° 600 : à propos de la Commission nationale des sanctions).
Selon le Conseil d’Etat, il résulte de cette précision que le principe d’impartialité ne requiert pas, compte tenu de la soumission des établissements publics à la tutelle de l’Etat et de l’absence d’apparence de fonctionnement juridictionnel de leurs organes, qu’il soit procédé, en leur sein, à une séparation des fonctions de poursuite et de sanction (CE, 21 déc. 2018, ANAH, n° 424520 : Lebon. 528, AJDA 2019. 715, concl. C. Barrois de Sarigny).
En l’occurrence, il s’agissait du pouvoir de sanction conféré au directeur de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH), qui n’est pas une autorité administrative ou publique indépendante, mais un établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle de l’Etat, et dont les organes intervenant dans la procédure de sanction ne peuvent raisonnablement donner à penser à la personne poursuivie qu’ils ont un fonctionnement de type juridictionnel.
C’est cette jurisprudence qui a été appliquée par le tribunal administratif de Paris au dispositif de sanction de l’ANSM. Dans une affaire antérieure, la cour administrative d’appel de Marseille a eu l’occasion d’indiquer que si les sanctions prononcées par l’agence relève du champ de la matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention, il n’en résulte pas que la procédure doive respecter les exigences de cet article, dès lors, d’une part, que le directeur général de l’ANSM, compétent pour prendre les décisions de sanction, ne peut être regardé comme un tribunal au sens des stipulations de cet article, et, d’autre part, que la décision de sanction peut faire l’objet d’un recours de plein contentieux devant la juridiction administrative, devant laquelle la procédure est en tous points conforme aux exigences conventionnelles (CAA Marseille, 24 juin 2021, n° 20MA01207). En l’espèce, aucun moyen n’avait cependant été développé sur le terrain de l’impartialité du dispositif procédural, contrairement au contentieux soumis au tribunal administratif de Paris.
Conformément à la jurisprudence ANAH, le tribunal a décidé de limiter l’application du principe d’impartialité à la procédure observée devant l’ANSM. L’agence étant un établissement public de l’Etat placé sous la tutelle du ministre chargé de la santé – dans le domaine de la santé, seule la Haute Autorité de santé (HAS) possède le statut d’autorité publique indépendante et elle n’est même pas dotée d’un pouvoir de sanction (CSS, art. L. 161-37) – le principe n’impose pas qu’il soit procédé à une séparation des fonctions de poursuite et des fonctions de sanction.
Mais si les exigences d’impartialité objective ne s’imposent pas dans le cas particulier d’un établissement public sous tutelle, les exigences d’impartialité subjective conduisent à ce que l’autorité administrative exerce son pouvoir d’appréciation sans faire preuve de partialité, en particulier de préjugé ou d’animosité personnelle vis-à-vis des administrés. En l’espèce, le tribunal a vérifié et confirmé que la directrice de l’ANSM n’avait pas exercé son pouvoir d’appréciation en adoptant un comportement partial vis-à-vis de l’entreprise pharmaceutique.
La validité de la sanction infligée par l’ANSM au regard du principe constitutionnel d’individualisation des peines
L’autre moyen principal concernait le principe d’individualisation des peines. Eu égard à leur finalité, les sanctions décidées par la directrice de l’ANSM présente le caractère d’une punition, au sens de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Même si elles sont prononcées par une autorité de nature non juridictionnelle, les sanctions administratives doivent respecter les principes constitutionnels régissant la matière pénale (Cons. const., 25 févr. 1992, n° 92‐307 DC : AJDA 1992. 656, note F. Julien-Laferrière, RFDA 1992. 185, étude B. Genevois).
Parmi ces principes figure celui de l’individualisation des peines que le Conseil constitutionnel formule fréquemment en ces termes : une peine, pour être conforme aux exigences constitutionnelles, ne peut être appliquée que si le juge l’a expressément prononcée, en tenant compte des circonstances propres à l’espèce (Cons. const., 15 mars 1999, n° 99-410 DC ; 22 juill. 2005, n° 2005-520 DC ; 7 août 2014, n° 2014-696 DC ; 2 mars 2018, n° 2017-694 QPC). Cette jurisprudence est applicable aux sanctions prononcées par une autorité administrative (Cons. const., 17 mars 2011, n° 2010-103 QPC ; 7 mars 2014, n° 2013-371 QPC).
L’exigence d’individualisation de la peine implique que la sanction ayant le caractère d’une punition fasse l’objet d’un prononcé qui prenne en considération le comportement de la personne (physique ou morale) à laquelle elle est infligée. Elle a pour principale conséquence d’interdire les peines automatiques.
Le grief fondé sur l’automaticité de la peine a été avancé par la société Zentiva pour contester la validité de la sanction financière prononcée à son encontre. Le tribunal l’a néanmoins rejeté considérant, d’une part, que la directrice de l’ANSM conservait, en toute opportunité, le pouvoir de ne pas prononcer de sanction et, d’autre part, que lorsqu’elle décidait d’en infliger une, elle prenait en compte les circonstances propres à chaque espèce pour en déterminer le montant, en se référant aux lignes directrices du 23 novembre 2015 par lesquelles l’agence a rendu publique la méthode suivie lorsqu’elle prononce une sanction financière à l’égard des personnes soumises à son contrôle.
S’appuyant sur les dispositions organisant le régime des sanctions (C. santé publ., art. L. 5312-4-1 et L. 5471-1), ces lignes directrices se présentent comme un guide auquel sont annexées des grilles de calcul impliquant des critères de pondération.
Le montant de la sanction repose ainsi sur un montant de base, exprimé en un pourcentage du chiffre d’affaires de l’entreprise (réalisé au cours du dernier exercice clos pour le médicament en cause) et déterminé au regard de la nature intrinsèque du manquement selon trois niveaux d’importance (C. santé publ., art. R. 5471-1). Le montant est ensuite ajusté pour prendre en considération la gravité des faits et son impact en termes de santé publique ainsi que la durée du manquement. Il fait alors l’objet d’une personnalisation qui tient compte des éléments propres au comportement de l’entreprise, notamment une éventuelle réitération. Le montant de la sanction est enfin ajusté, d’une part, pour être rapporté au maximum légal et, d’autre part, pour apprécier, s’il y a lieu, la capacité contributive de l’entreprise qui en fait la demande.
Ayant vérifié l’ensemble de ces éléments, le juge de plein contentieux a diminué le montant de la sanction infligée à la société pharmaceutique, en appliquant une réduction de 1 % du montant de base, après avoir retenu une circonstance atténuante résidant dans le fait que la société avait fait preuve de diligence pour remédier au manquement et se mettre en conformité avec la réglementation.
Les manquements aux mesures de prévention des pénuries de médicaments (C. santé publ., art. L. 5423-9) constituent l’un des principaux motifs de sanction de l’ANSM. Il faut reconnaître que jusqu’à présent, c’est plutôt avec parcimonie que l’agence a exercé ce pouvoir (3 sanctions en 2019, 7 en 2020, 6 en 2021, 5 en 2022 et 6 en 2023).
Mais cette situation est sans doute en train de changer, compte tenu de l’ampleur du problème des pénuries. En 2023, l’ANSM a dû gérer 4925 signalements de risques de ruptures ou de ruptures de stock et 748 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur avaient été soumis à l’obligation de constituer un stock de sécurité de quatre mois (médicaments pour lesquels une interruption de traitement est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme, ou représente une perte de chance importante pour les patients au regard de la gravité ou du potentiel évolutif de la maladie).
En effet, depuis la LFSS pour 2020 et l’entrée en vigueur du décret n° 2021-349 du 30 mars 2021 (le 1er septembre 2021), les manquements ne concernent plus seulement l’obligation de déclarer à l’agence les ruptures et les risques de ruptures de stock de médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, mais également l’obligation de constituer un stock réglementaire de sécurité pour couvrir les besoins des patients en France.
Fixé normalement à une semaine, le stock de sécurité est de deux mois pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur et peut être porté à quatre mois lorsque ces médicaments ont fait l’objet de ruptures ou de risques de rupture réguliers au cours des deux années précédentes (C. santé publ., art. R. 5124-49-4). En août 2022, les lignes directrices relatives à la détermination des sanctions financières ont été actualisées en conséquence.
Dans un communiqué publié le 24 septembre 2024, l’ANSM a annoncé avoir prononcé des sanctions à l’encontre de onze laboratoires pharmaceutiques n’ayant pas respecté leurs obligations en matière de stocks de sécurité (pour un montant cumulé avoisinant un record de 8 millions d’euros). On comprend, dès lors, tout l’intérêt que présente le jugement rendu par le tribunal administratif de Paris quelques semaines plus tard.