Le Conseil constitutionnel estime que la différence de traitement existant entre les victimes de dommages corporels résultant d'un produit de santé défectueux, selon que ce produit est ou non issu du corps humain, est objectivement justifiée eu égard à la nature et aux risques spécifiques que présentent les éléments ou les produits issus du corps humain.
Le Conseil constitutionnel était saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité renvoyée par la Cour de cassation, portant sur le point de savoir si, pour exonérer la responsabilité du fabricant d’un produit défectueux sur le fondement du risque de développement, la différence de traitement existant entre les victimes de dommages corporels résultant d'un produit de santé, selon que ce produit est ou non issu du corps humain, est contraire au principe d’égalité devant la loi (Cass. 1re civ., QPC, 5 janv. 2023, n° 22-17.439).
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
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Le Conseil a décidé que cette différence de traitement étant objectivement justifiée eu égard à la nature et aux risques spécifiques que présentent les éléments ou les produits issus du corps humain, les dispositions de l’article 1386-12 (devenu art. 1245-11) du code civil sont conformes à la Constitution.
Les dispositions du 4° de l’article 1245-10 du code civil (ancien 1386-11) prévoient en effet que le producteur d’un produit défectueux est responsable de plein droit, à moins que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l'existence du défaut. Cette cause d’exonération de responsabilité (connue sous le nom d’exonération pour risque de développement), n’est toutefois pas invocable lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci (C. civ., art. 1245-11).
La différence de régime a été introduite lors de la transposition de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux par la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 (cette exception à l’exonération étant le fruit d’un compromis entre députés et sénateurs adopté en commission mixte paritaire). En l’occurrence, le législateur a repris la jurisprudence développée par la Cour de cassation dans le contentieux des contaminations post-transfusionnelles liées au virus du SIDA, jurisprudence suivant laquelle le vice interne du sang, fût-il indécelable, ne saurait constituer une cause étrangère de nature à exonérer de sa responsabilité civile un centre de transfusion qui a délivré un produit sanguin contaminé (Cass. 1re civ., 12 avr. 1995, n° 092-20.747 : Bull. civ., n° 179 ; Cass. 1re civ., 9 juill. 1996, n° 93-19.160 : Bull. civ., n° 304).
Cette différence de traitement a été contestée en 2022 par les ayants droit d’une personne ayant assigné la société Servier en réparation de préjudices résultant de pathologies cardiaques qu'elle estimait imputables à la prise du médicament Mediator. A l’appui de leur pourvoi en cassation, les demandeurs ont estimé qu’elle constituait une discrimination entre les victimes de dommages corporels résultant d'un produit de santé, selon que ce produit est ou non issu du corps humain, et qu’elle était par conséquent susceptible de porter atteinte au principe d’égalité devant la loi.
Rappelant, selon une jurisprudence constante (Cons. constit., 21 sept. 2018, n° 2018-733 QPC), que le principe d’égalité devant la loi « ne s’oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit », le Conseil constitutionnel a considéré que la différence de traitement entre les victimes de préjudices résultant de produits issus du corps humain et celles ayant subi des préjudices dus à d’autres produits de santé (tels des médicaments ou des dispositifs médicaux) était objectivement justifiée, compte tenu de la nature et des risques propres aux éléments ou produits issus du corps humain.
Le Conseil a en effet souligné qu’eu égard à leur nature, ces éléments et ces produits (sang, organes, tissus, cellules) bénéficient d’un statut juridique particulier. Bien qu’il s’agisse de produits de santé (au sens de l’article L. 5311-1 du code de la santé publique), ils sont régis par les dispositions du livre II de la première partie du code de la santé publique et non par les dispositions de la cinquième partie du code. Leur utilisation et leur don sont ainsi soumis à des règles et des principes bioéthiques qui interdisent, notamment, de les regarder comme des marchandises (le corps humain, ses éléments et ses produits ne pouvant faire l’objet d’un droit patrimonial en vertu de l’article 16-1 du code civil).
Le Conseil a en outre invoqué les risques spécifiques que comportent les produits d’origine humaine, indépendamment de tout processus de fabrication, renvoyant implicitement aux circonstances qui ont présidé à leur réglementation dans les années 90, à savoir l’affaire du sang contaminé. Les risques liés à la contamination par des agents infectieux conventionnels (virus, bactéries, parasites) ou non (protéine prion) pouvaient donc conduire le législateur français à introduire une exception au régime de l’exonération pour risque de développement s’agissant de produits ou d’éléments intrinsèquement exposés à ces pathogènes, la différence de traitement en résultant pour les victimes étant en rapport avec l’objet de la loi.
Cette différence de situation pourrait toutefois ne pas perdurer. Ce n’est d’ailleurs pas tant les propositions ou les projets législatifs visant à l’abroger que la réforme du droit de l’Union qui devrait sceller son sort. En effet, la proposition de nouvelle directive relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, publiée le 28 septembre 2022 par la Commission (COM (2022) 495 final), prévoit de supprimer l’option laissée aux Etats membres de ne pas introduire dans leur législation une cause d’exonération pour risque de développement.
La proposition de la Commission, comme l’actuelle directive 85/374/CEE, restent toutefois silencieuses sur le caractère spécifique des éléments du corps humain, ou des produits qui en sont issus, au regard du droit des produits défectueux. On ne trouvera pas plus de précision dans la proposition de règlement concernant les normes de qualité et de sécurité des substances d’origine humaine (sang, tissus, cellules) destinées à une application humaine (abrogeant les actuelles directives 2002/98/CE et 2004/23/CE), publiée le 14 juillet 2022 (COM(2022) 338 final). On peut encore espérer que cette question soit abordée lors des débats au Parlement européen et au Conseil.
Jérôme Peigné, Professeur à l'Université Paris Cité (Institut Droit et santé)