Refus par le Conseil d'État d'un transfert post mortem d'embryons humains vers l'Espagne

03.02.2020

Droit public

Le Conseil d'État s'oppose à un déplacement d'embryons vers l'Espagne pour réaliser un transfert post mortem dès lors qu'il n'y a pas de circonstances particulières justifiant de voir dans les interdits légaux une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme.

L'affaire serait presque banale tant les demandes d'AMP post mortem avec transfert de gamètes vers l'étranger se sont multipliées depuis quelques années (CE, 31 mai 2016, n° 396848 ;  CE, 13 juin 2018, n° 421333 ; CE, 4 déc. 2018, n° 425446 ; TA Rennes, ord. réf., 11 oct. 2016, n° 1604451 ; TA Toulouse, 5e ch., 13 oct. 2016, n° 1405903 ; v. aussi en dernier lieu :  CEDH, 12 nov. 2019, n° 23038/19, Petihory Lanzmann c/ France). Elle ne l'est pas cependant car cette fois il s'agissait de demander un tel transfert non point de gamètes mais d'embryons humains issus d’une fécondation in vitro (FIV) déjà réalisée.
En l’espèce, un couple avait procédé à un dépôt de gamètes dans le centre d'étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) d'un centre hospitalier universitaire (CHU) dans le but de recourir à une assistance médicale à la procréation (AMP). Une FIV avait ensuite été réalisée, ayant permis d’une part la naissance d’un enfant et d’autre part, la conservation de cinq embryons conçus à partir des gamètes du couple. A la suite du décès de son « ami » ou « mari » (sic), sa compagne ou veuve demanda au CHU que les embryons conservés soient déplacés en Espagne afin d’y débuter une grossesse. Par une décision du 22 août 2019, le CHU rejeta cette demande : décision confirmée par une ordonnance du 20 décembre 2019 du juge des référés du tribunal administratif de Rennes. Sur appel en référé devant le Conseil d’État, celui-ci, par l’ordonnance rapportée du 24 janvier 2020, conclut à son tour par un rejet de la requête.
La solution n’est pas surprenante en l’état actuel de la législation et s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence du Conseil d'État. Elle suscite néanmoins quelques interrogations sur lesquelles le Conseil d’État n’avait pas spécialement à se prononcer.
Une décision conforme à la loi et à la jurisprudence du Conseil d’État
Comme le rappelle le Conseil d'État, la législation actuelle prévoit que la conservation d’embryons humains ne peut être autorisée en France qu’en vue de la réalisation d’une AMP entrant dans les prévisions légales du code de la santé publique et qu’il n’est pas possible de recourir à une AMP à l’aide des embryons conservés par un couple dont l’homme est décédé (C. santé publ., art. L. 2141-2, L. 2141-4). En outre, la loi prévoit que seuls les embryons conçus avec les gamètes de l'un au moins des membres d'un couple et dans le respect des principes fondamentaux prévus par les articles 16 à 16-8 du code civil peuvent entrer sur le territoire où s'applique le présent code ou en sortir. Ces déplacements d'embryons sont exclusivement destinés à permettre la poursuite du projet parental de ce couple et sont soumis à l'autorisation de l'Agence de la biomédecine (C. santé publ., art. L. 2141-9).
Dit autrement, l'insémination post mortem comme le transfert embryonnaire post mortem ainsi que les exportations ou importations d’embryons à cette fin sont interdits en France, en l’état actuel de la législation « bioéthique ». La demande de la requérante ne pouvait donc guère prospérer sur ce seul terrain.
Restait celui du droit conventionnel européen. Sous cet angle, point de surprise. Comme il l’avait déjà affirmé, le Conseil d'État énonce à nouveau que l’interdiction posée par le code de la santé publique de procéder, en cas de décès du mari, à un transfert d’embryon au profit de sa veuve, relève de la marge d’appréciation dont chaque État dispose pour l’application de la convention européenne des droits de l’homme et ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention, ni au droit de propriété en l’absence de droit patrimonial sur le corps humain, ses éléments et ses produits. Les dispositions qui interdisent également que des embryons conservés en France puissent faire l’objet d’un déplacement, s’ils sont destinés à être utilisés  à l’étranger à des fins prohibées sur le territoire national, visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de la loi et ne méconnaissent pas davantage, par elles-mêmes, les exigences nées de l’article 8 de la convention européenne.
Toutefois, le Conseil d'État admet une exception lui permettant d’apprécier les situations au cas par cas. Comme il l’avait déjà posé dans ses décisions antérieures, il énonce que la compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention européenne des droits de l’homme  ne fait pas obstacle à ce que, « dans certaines circonstances particulières », l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Or, on rappellera à ce propos une décision très remarquée du Conseil d'État jugeant que le refus d’exporter vers l'Espagne les gamètes d’un mari décédé, stockés en France, en vue d’inséminer son épouse, d’origine espagnole et retournée vivre en Espagne, avait constitué, du fait de ces circonstances, une atteinte manifestement excessive au droit de celle-ci au respect de sa vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme  (CE, 31 mai 2016, TA Rennes, ord. réf., 11 oct. 2016, précit). Peut-être cette décision, qui concernait une demande de transfert post mortem de gamètes vers l’Espagne accueillie favorablement, a-t-elle joué un rôle incitatif dans la présente affaire car c’était bien vers l’Espagne que le déplacement post mortem des embryons conçus in vitro était demandé. Mais là s’arrête la comparaison car le Conseil d’État, pour motiver sa décision de rejet de la requête, relève que si la demande tendant à ce que les embryons issus du couple soient déplacés vers un établissement médical espagnol résultait bien d’un projet parental auquel le défunt avait consenti de son vivant, en revanche,  cette demande n’était fondée que sur la possibilité légale d'y faire procéder à un transfert post mortem d’embryon et la requérante, de nationalité française, n’entretenait aucun lien avec l'Espagne de sorte qu’elle ne faisait état d’aucune circonstance particulière.
Une solution source d’interrogations
Cette affaire soulève à nouveau la question de la distinction qui pourrait être faite, de lege ferenda, entre l’insémination post mortem et le transfert embryonnaire post mortem. Les deux situations sont en effet différentes. Admettre la première reviendrait à permettre la conception post mortem d’un enfant qui, par hypothèse, n’existait pas lors du décès de son géniteur et n’avait donc pas d’intérêt particulier à venir à l’existence ni à être conçu pour le rendre orphelin de père. Dans la deuxième situation, la conception même de l’enfant serait par hypothèse antérieure au décès. C’est seulement l’acte clinique de son transfert in utero qui interviendrait après le décès et laisserait ainsi à l’enfant, déjà conçu, une chance de naître, certes orphelin de père (comme cela se produit lorsqu’une femme enceinte perd son mari ou son compagnon), mais sans difficulté irréductible pour l’établissement de la filiation paternelle.
La perception de cette distinction n’est d’ailleurs pas nouvelle. Déjà, dans un avis du 17 décembre 1993, le Comité consultatif national d’éthique(CCNE) l’avait parfaitement mis en lumière et avait considéré que le transfert post mortem d’embryon pouvait être admis. « On ne voit pas », ajoutait-il, « qui ou quelle autorité pourrait in fine faire valoir sur les embryons des droits égaux ou supérieurs à ceux de la femme, et s’opposer à son projet, dûment éclairé et explicitement énoncé, d’entreprendre une grossesse après transfert des embryons congelés » (Avis CCNE n° 40, 17 déc. 1993).
Plus récemment, le CCNE, dans un avis du 18 septembre 2018, a réitéré sa faveur pour l’ouverture de l’AMP post mortem, et plus précisément au transfert in utero après le décès de l’homme à l’origine d’un embryon déjà conçu et cryoconservé, sous réserve d’un accompagnement médical et psychologique de la conjointe. Le CCNE a rappelé à cette occasion que cette situation ne doit pas être confondue avec l’utilisation post mortem du sperme cryoconservé sur l’interdiction de laquelle il ne juge pas opportun de revenir (Avis CCNE no 129, 18 sept. 2018).
Dans l’affaire rapportée, et pour peu que l’on considère, au prisme des articles 16 et suivants du code civil et des principes fondamentaux du droit et de la bioéthique, que le statut de l’embryon humain diffère du régime applicable aux gamètes, on aurait peut-être pu se demander si le fait de permettre la naissance d’un enfant déjà conçu lors du décès pour réaliser un projet parental formé du vivant du couple ne méritait pas d’être regardé comme une circonstance particulière suffisante pour justifier un regard différent de celui porté sur une simple insémination post mortem. Mais ce n’est pas sous cet angle que l’affaire, on le sait, a été jugée.
Reste donc pour l’instant à s’en remettre à la réforme en cours d’examen de la loi de « bioéthique ». Or, la distinction précitée entre les situations d'AMP post mortem ne semble pas préoccuper le législateur. Le projet de loi, tant dans sa version adoptée par l’Assemblée nationale que par le Sénat en première lecture, persiste à interdire tant l’insémination post mortem que le transfert embryonnaire post mortem. L’article L. 2141-2, dans sa dernière rédaction résultant du projet de loi, prévoit en effet, s’agissant de l’AMP destinée à un couple, que « le décès d’un des membres du couple » fait « obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons ».
Pourtant, outre les avis du CCNE, d’autres travaux préalables au dépôt du projet de loi invitaient le législateur à reconsidérer la question. Le Conseil d’État lui-même, dans une étude publiée en juin 2018 sur la révision de la loi de bioéthique, n’avait identifié sur le transfert post mortem d’embryon aucun obstacle juridique à une levée de l’interdiction. Le maintien de cette interdiction apparaîtrait au demeurant, selon lui, peu cohérent avec une éventuelle ouverture de l’AMP aux femmes seules. Si le législateur devait autoriser l’AMP post mortem, plusieurs conditions devraient toutefois être prévues, notamment la vérification du projet parental afin de s’assurer du consentement du père défunt (CE, étude : « Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? », 28 juin 2018).
La même idée se retrouve dans un rapport de l’OPECST du 25 octobre 2018. Il conviendrait alors, s’agissant de l’AMP post mortem, de prendre en compte le délai entre le décès du conjoint et la réalisation de l’AMP et de conserver la filiation paternelle, ainsi que de s’assurer qu’avant son décès, le conjoint décédé avait exprimé sa volonté de voir poursuivre le projet parental (Rapp. OPECST no 1351, 25 oct. 2018).
Le statu quo du législateur se comprend d’autant moins que le maintien envisagé de l’interdiction de l'AMP post mortem, et tout particulièrement du transfert embryonnaire post mortem, sous prétexte du décès d’un membre du couple, n’aura plus aucune cohérence dans un système où l'AMP ne sera plus seulement réservée à des couples formés d’un homme et d’une femme mais sera ouverte également à des couples de femmes ou à des femmes seules. Ainsi, pour prendre un exemple, le nouvel article L. 2141-6, dans sa dernière rédaction résultant du projet de loi, permettra-t-il à une femme seule d’accueillir un embryon. Mais une veuve ne pourra pas obtenir pour elle le transfert de ses propres embryons conçus avec les gamètes de son mari ou compagnon défunt. Elle devra se résigner, si elle n’aime mieux les abandonner à la recherche, à consentir à ce que ses embryons soient accueillis par une autre femme (ou un couple). Qui ne voit dans un tel dispositif une source de discrimination et d’incompréhension ? Nul doute en tout cas que dans un tel système, des affaires telles que celle rapportée ne manqueront pas d’être à nouveau soumises aux tribunaux, avec des chances de succès cette fois plus importantes.

 

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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Daniel Vigneau, Agrégé des facultés de droit, professeur à l'université de Pau et des Pays de l'Adour, conseiller scientifique honoraire du DP Santé, bioéthique, biotechnologies
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