En l’espèce, un médecin pédopsychiatre rédige un certificat médical dans lequel il indique, d'abord, les conditions dans lesquelles, alors qu’un enfant était en liste d'attente pour être pris en charge à son cabinet, il a été amené à orienter en urgence la mère de ce dernier qui lui décrivait « une situation d'urgence pour ses trois enfants qui ont assisté à une scène d'une extrême violence de la part de leur père sur leur mère » vers une psychologue pour qu'elle prenne en charge l’un d’entre eux. Il y est ensuite indiqué qu'il est intervenu à la demande de cette psychologue, celle-ci estimant « que la situation familiale dans son ensemble et celle des enfants en particulier dépasse les possibilités d'intervention d'une psychologue » et qu'il a conseillé à la mère de saisir le juge des enfants « dans une visée de protection de chacun des enfants », en raison de « la nature et l'intensité des troubles (...) observés en consultation chez [l’un des enfants] », mais aussi de « la violence intrafamiliale extrême » qui lui était « décrite » et que le médecin indique avoir « pu en partie observer ». Enfin, l’auteur du certificat y déconseille, « dans l'intérêt des enfants », une garde alternée « du fait de l'intensité de la violence morale et physique du couple parental », tout en préconisant des expertises psychiatriques de chaque parent et pédopsychiatriques des enfants et des interactions parent-enfant « afin que la justice puisse être au mieux éclairée pour les mesures à prendre dans l'intérêt des enfants ».
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
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Le même médecin adresse deux semaines plus tard un courrier au Procureur de la République puis, deux ans et demi après, un courrier au juge des enfants déjà saisi de la situation en application de l’article 375 du Code civil. Dans le courrier au juge des enfants, il fait part « de la situation actuelle [de l'enfant] vis-à-vis de sa santé et de ses soins » en raison de la privation potentielle de soins pédopsychiatriques nécessaires, présentée comme née non seulement d'un conflit aigu avec le père, qu'il relate et ayant conduit ce dernier à lui signifier son refus qu'il poursuive le suivi de son fils, mais aussi de l'absence de relais immédiat adéquat permettant ce suivi dans un contexte de pénurie régionale de médecins qualifiés en pédopsychiatrie.
Le père de l’enfant porte plainte auprès du conseil départemental de l’Ordre des médecins. La chambre disciplinaire de première instance de l'Ordre des médecins inflige au pédopsychiatre la sanction de l'avertissement. Le Président de la Chambre disciplinaire nationale rejette, par ordonnance, l'appel interjeté par le médecin contre cette décision. Par une ordonnance du 31 décembre 2021, la Présidente de la 4e Chambre de la Section du contentieux du Conseil d'Etat annule cette ordonnance et renvoie l'affaire devant la Chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins. Par une décision du 18 janvier 2023, celle-ci rejette l'appel ainsi que l’appel incident formé par le plaignant. Le médecin se pourvoit en cassation.
Obligation de signalement
Dans l’arrêt du 15 octobre 2024, le Conseil d’Etat commence par rappeler l’obligation faite à tout médecin, par l’article R. 4127-44 du Code de la santé publique (art. 44 du Code de déontologie médicale), lorsqu’il discerne qu'un mineur auprès duquel il est appelé est victime de sévices ou de privations, d’alerter « les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu'il apprécie en conscience ». Il rappelle ensuite les termes du premier alinéa de l'article R. 4127-76 du même code : « L'exercice de la médecine comporte normalement l'établissement par le médecin, conformément aux constatations médicales qu'il est en mesure de faire, des certificats, attestations et documents dont la production est prescrite par les textes législatifs et réglementaires ».
Distinction entre signalement et certificat médical
Puis il effectue une distinction fondamentale entre signalement et certificat médical : « Le signalement qu'un médecin adresse aux autorités administratives ou judiciaires sur le fondement de l'article R. 4127-44 du code de la santé publique afin de les alerter sur la situation d'un patient mineur susceptible d'être victime de sévices ou privations a pour objet de transmettre à ces autorités tous les éléments utiles qu'il a pu relever ou déceler dans la prise en charge de ce patient, notamment des constatations médicales, des propos ou le comportement de l'enfant et, le cas échéant, le discours de ses représentants légaux ou de la personne accompagnant l'enfant soumis à son examen médical. Un tel signalement n'est ainsi pas au nombre des certificats, attestations et documents régis par les dispositions de l'article R. 4127-76 du même code, qui sont rédigés sur la base de seules constatations médicales et sont en outre, le cas échéant, susceptibles d'être remis au patient ou à ses représentants légaux ».
Il en résulte que dans un certificat médical, le médecin doit se borner à faire état de ses constatations médicales, ce d’autant que le certificat peut être remis à l’un ou l’autre des parents et être utilisé dans le cadre d’un conflit familial. En revanche, le signalement peut faire état de tout ce que le médecin a pu relever ou même déceler dans la prise en charge de l’enfant, c’est-à-dire non seulement ses constatations médicales mais aussi les propos tenus par l’enfant, par ses parents ou par la personne qui l’accompagnait. Le signalement peut, plus largement, contenir tous les éléments utiles à l’évaluation et au traitement de la situation par l’autorité administrative ou judiciaire qui en est destinataire.
Le Conseil d’Etat avait déjà décidé ainsi dans un arrêt du 19 mai 2021 (n° 431346), concernant une affaire similaire. Il assoit donc ici sa jurisprudence en la matière.
Définition large du signalement
Dans l’arrêt du 15 octobre 2024, il donne en outre au signalement une définition large puisqu’il précise que constitue un signalement le courrier adressé au juge des enfants quand bien même cette autorité « ne figure pas parmi celles mentionnées à l'article 226-14 du Code pénal auxquelles le médecin peut transmettre un tel signalement sans que sa responsabilité disciplinaire puisse être engagée pour ce motif, sauf à ce qu'il soit établi que le médecin a agi de mauvaise foi » et surtout, quand bien même le juge des enfants serait, comme en l’espèce, déjà saisi de la situation.
Ici encore, le Conseil d’Etat confirme sa jurisprudence issue d’un autre arrêt du 19 mai 2021 (n° 431352), dans lequel il avait décidé que ne viole pas le secret médical, le médecin qui adresse un signalement au juge des enfants déjà saisi de l’affaire.
La première partie de la solution n’est guère surprenante puisque selon le 1° de l’article 226-14 du Code pénal, ne viole pas le secret professionnel toute personne soumise à ce principe qui informe « les autorités judiciaires », quelles qu’elles soient, « de maltraitances, de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ». Juger qu’un médecin enfreint le secret médical lorsqu’il alerte le juge des enfants (et non le Procureur de la République ou la CRIP, comme le prévoit le 2° de l’article 226-14) de maltraitances commises à l’encontre d’un mineur reviendrait dès lors à amoindrir les possibilités de signalement offertes aux médecins, en contradiction flagrante avec la lettre du 1° et avec l’objectif poursuivi par le législateur.
Considérer que le signalement peut être adressé à un juge déjà saisi de l’affaire était en revanche moins évident puisque signaler signifie « porter un fait à la connaissance de quelqu’un, en faire état » (Dictionnaire de l’Académie française). Dans la mesure où la Haute Cour considère que le signalement peut porter sur tous les éléments utiles, cette conception large paraît cependant logique, le médecin pouvant détenir des informations intéressantes pour l’évaluation ou le traitement d’une affaire déjà en cours.
Le Conseil d’Etat vise ici, manifestement, à inciter les médecins à signaler les cas de maltraitance qu’ils décèlent dans leur pratique professionnelle. Cet arrêt intervient en effet dans un contexte où l’obligation – et non la faculté – de signaler est régulièrement en débat (voir par ex. la préconisation n° 13 du rapport 2023 de la CIVIISE), bien que la Commission des affaires sociales et la Commission des lois du Sénat aient considéré, dans un rapport consacré au « secret professionnel et devoir de signalement pour protéger les mineurs en danger », que « le cadre législatif actuel est correctement conçu » (Rapport n° 304, 2019-2020). S’agissant des médecins, la faculté de signaler n’en est d’ailleurs pas réellement une puisque, comme le rappelle le Conseil d’Etat au début du présent arrêt, l’article R. 4127-44 du Code de la santé publique leur impose d’alerter « les autorités judiciaires ou administratives » des sévices ou privations infligés à un mineur et dont ils ont eu connaissance, sauf circonstances particulières qu'ils apprécient en conscience (notamment si leur silence est nécessaire pour protéger la victime ou pour évaluer la situation dans un premier temps). Des dispositions similaires existent pour les infirmiers (C. santé publ., art. R. 4312-18), les sages-femmes (C. santé publ., art. R. 4127-316), les masseurs-kinésithérapeutes (C. santé publ., art. R. 4321-90), les chirurgiens-dentistes (C. santé publ., art. R. 4127-235) et les pédicures-podologues (C. santé publ., art. R. 4322-57).
Annulation de la décision de la Chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins
Ainsi, le Conseil d’Etat annule en l’espèce la décision rendue par la Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins et, réglant l’affaire au fond, décide que le médecin n’a pas failli à ses obligations déontologiques en adressant au juge des enfants le courrier litigieux, alors que selon la Chambre disciplinaire, ce courrier ne comportait que très peu d’éléments sur la situation médicale du mineur mais décrivait surtout les relations très conflictuelles entre le médecin et le père de l’enfant et détaillait la plupart des démarches effectuées par le père contre ce praticien. Le courrier avait davantage pour but, selon la Chambre disciplinaire, d’informer le juge des enfants de l’animosité du père à l’égard du médecin et des étapes de leur conflit que de porter à sa connaissance la situation de l’enfant, ce dont il résultait que le médecin ne s’était pas borné à des constatations médicales, conformément à l’article R. 4127-76 du code de la santé publique, mais avait porté « des éléments dépréciatifs à l’encontre d’un des deux parents » et s’était ainsi immiscé, sans raison professionnelle, dans les affaires de famille, en méconnaissance des dispositions de l’article R. 4127-51 (décision n° 15143 du 18 janvier 2023). Le Conseil d’Etat retient cependant que ce courrier avait pour objet d’alerter le juge des enfants, déjà saisi, sur le risque imminent de rupture des soins médicaux dont bénéficiait l’enfant et qu’il constituait ainsi un signalement, n’entrant pas dans le champ des dispositions de l’article R. 4127-76 relatives aux certificats médicaux. Il décide également que, dans les circonstances de l’espèce, par ce signalement, le médecin n’a pas méconnu les articles R. 4127-28 (interdisant la délivrance d'un rapport tendancieux ou d'un certificat de complaisance) et R. 4127-51 (interdisant au médecin de s’immiscer, sans raison professionnelle, dans les affaires de famille ni dans la vie privée de ses patients).
Le médecin est en revanche condamné à la peine de l’avertissement pour avoir également rédigé (et vraisemblablement remis à la mère de l’enfant) un certificat médical faisant état de violences qu’il aurait lui-même pour partie observées alors qu’ « il ne résulte pas de l'instruction [que ce médecin] ait pu personnellement observer la situation de "violence intrafamiliale extrême ", à la fois physique et morale, qu'[il] mentionne dans ce certificat » et alors par ailleurs que ses écritures devant les juges disciplinaires ne précisent pas la nature des faits dont il est ainsi mentionné qu'il les avait observés. En outre, ce certificat préconise des orientations relatives à la procédure engagée devant le juge aux affaires familiales dans un contexte de conflit parental connu du médecin. Il en résulte, selon la Haute Cour, un manquement aux articles R. 4127-28 et R. 4127-51 précités, justifiant la sanction prononcée.
Limites de l'immunité des médecins
Est-ce à dire que les médecins ne peuvent jamais être sanctionnés après avoir effectué un signalement auprès de l’autorité judiciaire ?
Le législateur a entendu leur conférer une protection particulière en disposant, au dernier alinéa de l’article 226-14 du code pénal : « Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s'il est établi qu'il n'a pas agi de bonne foi ». Il ne leur est pas, pour autant, conféré une immunité parfaite.
D’une part, le médecin ayant effectué le signalement de mauvaise foi, par exemple afin d’avantager une personne de son entourage et en connaissant la fausseté, totale ou partielle, de son signalement, pourra toujours être poursuivi et sanctionné, puisque le texte précité le prévoit expressément. Ainsi, un médecin pédiatre auprès du conseil départemental ayant appelé, de manière anonyme, le numéro 119, dédié aux appels concernant les mineurs en danger, pour signaler, de façon mensongère et dans le cadre d’un conflit de voisinage, des actes d’atteinte sexuelle dont l’un de ses voisins se serait rendu coupable envers sa fille alors âgée de 15 ans, a été interdit d’exercer la médecine pendant un an (Ch. disc. nat. Ordre des médecins, 15/04/21, n° 14558).
D’autre part, et cela constitue sans doute la difficulté la plus importante, l’article 226-14 du Code pénal déroge au secret professionnel mais il ne déroge pas à d’autres règles auxquelles sont soumis les médecins, notamment à l’interdiction de s’immiscer sans raison professionnelle dans les affaires familiales ni dans la vie privée de leurs patients. La maltraitance constitue indubitablement une raison professionnelle de s’immiscer, indirectement, dans la vie familiale ou dans la vie privée des patients en effectuant un signalement, afin de protéger un enfant ou une personne n’étant pas en mesure de se protéger elle-même en raison de son âge ou de son état physique ou psychique. L’admission, par le Conseil d’Etat, du signalement réalisé auprès du juge des enfants déjà saisi (ce qui suppose que le médecin soit informé de la saisine de ce juge et qu’il se soit donc déjà, dans une certaine mesure, impliqué dans les affaires de la famille concernée) le démontre. Néanmoins, le médecin ne risque-t-il pas d’être sanctionné s’il va au-delà de la définition du signalement retenue par le Conseil d’Etat dans sa jurisprudence récente, c’est-à-dire s’il ne se borne pas à communiquer « les éléments utiles qu'il a pu relever ou déceler dans la prise en charge du patient » ? Par exemple, si, sortant du cadre de ses compétences médicales, il prend parti sur les mesures judiciaires à prendre, telles que les décisions relatives à l’exercice de l’autorité parentale ? En d’autres termes, qu’eût décidé en l’espèce le Conseil d’Etat si les affirmations contenues dans le certificat médical avaient figuré dans le signalement adressé au juge des enfants ?
Enfin, il importe de souligner que le dernier alinéa de l’article 226-14 du Code pénal fait obstacle à ce que la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire d’un professionnel ayant de bonne foi signalé une situation de mineur en danger ou en risque de l’être puisse être engagée mais il n’empêche pas les poursuites, en particulier disciplinaires. En effet, l’article L. 4123-2 du Code de la santé publique impose aux conseils départementaux des ordres des professions de santé soumis à ce texte, notamment l’Ordre des médecins, de transmettre à la chambre disciplinaire, avec leur avis motivé et le cas échéant en s’y associant, toutes les plaintes déposées auprès d’eux. Le conseil départemental n’a pas, en effet, le rôle d’un organe filtre et n’apprécie pas l’opportunité des poursuites, contrairement au Procureur de la République. La perspective de subir les désagréments d’une procédure disciplinaire, même ne pouvant déboucher sur une sanction, constitue certainement un frein aux signalements. Afin de lever cet obstacle, il pourrait être envisagé d’aligner la situation des auteurs de signalements sur celle des médecins investis d’une mission de service public qui, en vertu de l’article L. 4124-2 du même code, ne peuvent être traduits devant la chambre disciplinaire de première instance, à l'occasion des actes de leur fonction publique, que par le ministre chargé de la santé, le représentant de l'Etat dans le département, le directeur général de l'agence régionale de santé, le procureur de la République, le conseil national ou le conseil départemental au tableau duquel ils sont inscrits. Soumise au contrôle du juge administratif, l’extension de cette disposition aux auteurs de signalements effectués de bonne foi contribuerait à les protéger de poursuites initiées par l’auteur des maltraitances.