La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée le 4 avril 2023 sur un phénomène relativement nouveau : la parenté transgenre. Des lois aujourd’hui plus souples autorisent en effet le changement de sexe sans stérilisation préalable notamment sous l’impulsion de la Cour européenne. C’est ainsi que des personnes ont pu changer de sexe à l’état civil tout en conservant leur appareil reproducteur et peuvent dès lors procréer naturellement. C’est arrivé en France, où les conditions de changement de sexe ont été largement assouplies et démédicalisées par la loi du 18 novembre 2016, mais également en Allemagne, pays mis en cause devant la CEDH.
Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.
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En l’espèce, le parent transgenre est déclaré né de sexe féminin. Il obtient le changement de sexe avec changement de prénom en 2011. Le 28 mars 2013, il accouche d’un garçon. Après avoir obtenu la reconnaissance de son appartenance au sexe masculin il avait en effet arrêté son traitement hormonal et était redevenu fertile. Son fils serait né à l’aide d’un don de sperme et le donneur aurait consenti à ne pas avoir le statut de père légal de l’enfant.
Le 30 mars 2013, le parent transgenre demande au service de l’état civil de l’inscrire comme père de l’enfant. Il ajoute que la case prévue pour consigner le nom de la mère doit rester libre, que l’enfant n’a pas de deuxième parent légal. L’officier de l’état civil émet des doutes quant à la question de savoir si le parent transgenre doit être inscrit en tant que père ou en tant que mère de l’enfant et soumet la demande au tribunal d’instance de Schöneberg.
Le 13 décembre 2013, le tribunal d’instance ordonne au service de l’état civil d’inscrire le parent transgenre en tant que mère de l’enfant. Cette décision est confirmée par la cour d’appel de Berlin et par la Cour fédérale de justice. Le parent transgenre et son fils saisissent la Cour constitutionnelle fédérale qui n’admet pas leur recours constitutionnel sans motiver sa décision. Alors même que, dans sa décision du 11 janvier 2011, déclarant contraire à la Constitution l’obligation de stérilisation permanente imposée aux personnes désirant changer de sexe, elle envisageait déjà cette situation et constatait que le rattachement d’un enfant à un père et une mère qui fût sans équivoque et qui correspondît aux circonstances biologiques était déjà prévu par la loi.
L’arrêt de la Cour fédérale allemande
Les motifs de la décision de la Cour fédérale sont essentiels et méritent d’être rappelés car ils ont eu une grande influence sur la décision de la CEDH.
La Cour fédérale rappela qu’aux termes de l’article 1591 du code civil (paragraphe 35), la mère d’un enfant était la personne qui avait donné naissance à celui-ci. Elle indiqua que l’appartenance depuis 2011 au sexe masculin n’était pas déterminante pour l’attribution du statut juridique dès lors que l’article 11, première phrase, de la loi TSG (loi de 1980 relative au changement de sexe) disposait que la décision de reconnaître l’appartenance d’une personne transsexuelle à l’autre sexe n’avait pas d’incidence sur la relation juridique entre cette personne et ses enfants. La juridiction fédérale ajouta que, en faisant référence au droit en matière de filiation (Abstammungsrecht), la loi TSG visait à garantir d’une manière générale que le statut juridique de mère ou de père de l’enfant, défini biologiquement par l’accouchement ou la fécondation, ne fût susceptible d’aucune modification.
Elle admit que l’attribution d’un statut juridique de père ou de mère à l’égard d’un enfant né après la décision de changement de sexe pouvait porter atteinte à la reconnaissance de l’identité de genre d’un parent transsexuel. Elle estima cependant que le droit à la protection de la personnalité n’était garanti que dans la limite des lois dont faisaient partie les dispositions du code civil et de la loi TSG. La Cour fédérale de justice releva qu’à l’instar d’une large majorité des systèmes juridiques existant dans le monde, le droit allemand en matière de filiation reposait sur l’établissement d’un lien entre les fonctions procréatrices des parents et leur sexe, assignant le rôle de la personne qui accouche à une femme (la mère) et le rôle de la personne qui féconde à un homme (le père). D’après elle, la Loi fondamentale n’impliquait pas une obligation de créer un droit de la filiation neutre au regard du sexe qui aurait pour effet de réduire la paternité et la maternité à des rôles purement sociaux et de supprimer ces deux statuts en tant que catégories juridiques. À cet égard, elle expliqua qu’en définitive le lien entre la fonction procréatrice et le sexe était indéniablement fondé sur le fait biologique.
La Cour fédérale de justice releva également qu’un rattachement différent était de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux de l’enfant. Elle observa, d’une part, que l’enfant avait le droit de connaître sa filiation biologique et, d’autre part, que le droit de l’enfant à recevoir soins et éducation de ses deux parents (article 2 § 1 combiné avec l’article 6 § 2, première phrase, de la Loi fondamentale) pouvait être lésé si un enfant, d’abord rattaché juridiquement à un seul parent, n’avait pas la possibilité d’obtenir, sur le plan du statut juridique, le rattachement à l’autre parent.
La Cour fédérale de justice ajouta qu’il fallait aussi tenir compte de ce que le lien établi avec la fonction de procréation biologique créait pour l’enfant un rattachement stable, sur le plan juridique, à un père et à une mère. Elle estima que tel ne serait pas le cas si à l’état civil le lien était établi avec le sexe attribué au parent concerné, en raison de la possibilité, pas seulement théorique, d’annuler à l’état civil la reconnaissance du sexe auquel le parent se sentait appartenir. La haute juridiction observa à cet égard que, d’après les constats du tribunal d’instance, dix personnes avaient fait usage de cette possibilité entre 2011 et 2013, dans la seule ville de Berlin.
La Cour fédérale de justice releva en outre que le champ d’application du droit à la protection de la famille, au sens de l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale, n’était pas touché dès lors que la cohabitation de l’enfant avec ses parents au sein d’une famille ne dépendait pas de l’attribution du statut juridique par le droit de la filiation.
Pas d’atteinte au droit au respect de la vie privée
La Cour européenne se prononce principalement sur la conventionnalité de la décision à l’égard de l’article 8 en son volet « vie privée ».
Elle écarte en effet l’atteinte au droit au respect de la vie familiale en notant que les requérants « vivent ensemble dans une relation parent-enfant et que l’existence du lien de parenté entre eux n’est pas contestée en soi ».
Les requérants (le parent transgenre et l’enfant) considèrent qu’il y a eu ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie privée. Le parent transgenre ne serait pas suffisamment protégé en tant qu’individu transgenre pour ce qui et de son statut de parent. Sa reconnaissance du changement de sexe serait en effet privée d’effet dans la mesure où des explications s’imposent chaque fois que les requérants doivent présenter l’acte de naissance de l’enfant, ce qui les exposent à un traitement discriminatoire et dégradant. Ce serait aux requérants seuls de décider s’ils souhaitent révéler des informations personnelles relatives à l’identité de genre du parent. Ce dernier fait particulièrement état des difficultés alléguées à prouver sa parenté. Les requérants rejettent par ailleurs l’idée que l’inscription litigieuse pourrait être justifiée par un intérêt public résidant dans la tenue d’un état civil complet et exact. Ils estiment qu’à la base de ce concept se trouve l’hypothèse d’un intérêt public intangible consistant à maintenir l’ordre juridique binaire fondé sur la dualité des sexes.
Ils se plaignent aussi que l’acte de naissance de l’enfant fasse mention d’une personne de sexe féminin (« mère ») qui n’existe pas, alors qu’ils estiment avoir droit à ce que la réalité de leur situation familiale soit reflétée dans les registres de l’état civil. Pour eux, cette inscription équivaut à une attribution forcée du genre féminin au parent transgenre et à une dépossession de son rôle de père, qu’il assume dans la vie réelle, et découle de la conviction que les personnes transgenres ne doivent pas pouvoir procréer.
Large marge d’appréciation laissée aux Etats
La CEDH décide, dans un premier temps, que les pays jouissent en l’espèce d’une large marge nationale d’appréciation.
Elle relève en ce sens l’absence de consensus « sur la question de savoir comment indiquer dans les registres de l’état civil concernant un enfant que l’une des personnes ayant la qualité de parent est transgenre » : seuls cinq Etats membres ont prévu une mention du sexe reconnu tandis que la majorité d’entre eux continuent à désigner la personne ayant accouché de l’enfant comme la mère de celui-ci.
La Cour estime de plus que la marge d’appréciation n’était pas réduite. C’est en effet seulement lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu que la marge nationale d’appréciation est réduite. Or « ni le lien de filiation entre les requérants ni l’identité de genre du premier requérant [parent transgenre] ne sont en définitive remis en cause » en l’espèce.
Juste équilibre entre les intérêts de l’Etat et ceux de l’enfant
La CEDH poursuit son raisonnement sur le point de savoir si les choix opérés par l’Etat ont bien ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’Etat et ceux des individus, et notamment « le principe essentiel selon lequel chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer ».
La Cour s’attache alors à dégager la conformité à l’intérêt de l’enfant de voir inscrit sur son état civil un lien de filiation conforme aux fonctions procréatrices de chacun de ses parents.
Elle relève d’abord que le droit de connaître ses origines mis en avant par la Cour fédérale pour limiter le droit à l’identité de genre du parent transgenre est également protégé par la Convention et englobe notamment le droit d’établir les détails de sa filiation. Quant au droit de l’enfant à être élevé par ses deux parents, elle observe que la Cour fédérale a identifié l’intérêt de celui-ci de pouvoir établir la paternité de son père biologique.
La CEDH relève aussi que la Cour fédérale de justice a souligné que le rattachement juridique de l’enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices permettait à l’enfant d’être rattaché de manière stable et immuable à une mère et à un père qui ne changerait pas, même dans l’hypothèse où le parent transgenre demanderait l’annulation de la décision de changement de genre.
Elle souligne également que le Gouvernement a déclaré que ce rattachement de principe vise aussi à empêcher la gestation pour autrui, qui est prohibée en Allemagne, interdiction que la Cour a reconnue comme correspondant à un intérêt général légitime (Paradiso et Campanelli c. Italie 24 janv. 2017 ; Mennesson ; Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande, 18 mai 2021).
Elle observe ensuite la situation du parent transgenre et notamment l’indication de ses anciens prénoms dans le registre des naissances. Elle note que, d’après la Cour fédérale de justice, cela correspondait au but visé par la seule possibilité prévue par la loi, à savoir l’inscription du parent transgenre en tant que mère de l’enfant et servait par ailleurs à éviter à celui-ci d’avoir à révéler que son parent était transgenre.
Toujours eu égard à la situation du parent transgenre, elle relève que la présentation d’un acte de naissance de l’enfant est certes susceptible de dévoiler l’identité de genre du parent, mais que la Cour fédérale a indiqué qu’il était possible d’obtenir un acte de naissance dépourvu de toute mention du parent et que seul un nombre restreint de personnes était habilité à demander une copie intégrale de l’acte de naissance. Le Gouvernement a par ailleurs indiqué que d’autres documents que l’acte de naissance complet ne contenant pas d’indications de genre du parent pouvaient être utilisés.
Eu égard, « d’une part, au fait que le lien de filiation entre les requérants n’a pas été mis en cause en soi et au nombre limité de situations pouvant mener, lors de la présentation d’un acte de naissance du second requérant [l’enfant], à la révélation de l’identité transgenre du premier requérant [parent] et, d’autre part, à la marge d’appréciation étendue dont dispose l’État défendeur » la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 8.
Le même jour, la CEDH a rendu un arrêt dans lequel elle dégage la même solution à propos d’une espèce différente. Dans cette affaire, le parent transgenre est né de sexe masculin et a obtenu la reconnaissance judiciaire de son changement de genre. Sa compagne a accouché de leur fils qui avait été conçu avec les gamètes mâles du parent transgenre. Ce dernier fut inscrit dans le registre des naissances comme père de l’enfant. Conformément au droit national allemand, les autorités de l’état civil ont refusé d’enregistrer, en dépit de son changement de genre reconnu judiciairement avant la conception de l’enfant, le parent transgenre comme deuxième mère de l’enfant, au motif que la personne ayant donné naissance à un enfant doit être enregistrée comme « mère ». Les recours contre cette décision n’ont également pas abouti. Ces deux décisions viennent donc conforter la position de la Cour de cassation (CEDH, 4 avr. 2023, n° 7246/20, aff. A.H. et autres c. Allemagne).
Consolidation de la solution dégagée par la Cour de cassation
Rappelons que la justice française a été confrontée à une affaire similaire : une femme transgenre avait procréé avec ses gamètes mâles.
Cette femme désirait être reconnue conformément à son sexe et à son identité de genre en tant que mère et fit à l’égard de l’enfant né en 2014 une reconnaissance prénatale « déclarée être de nature maternelle, non gestatrice », dont elle a demandé par la suite sa transcription à l’état civil.
Une longue affaire judiciaire s’ensuivit. L’officier d’état civil ayant refusé la transcription, elle contesta ce refus et assigna le Procureur devant le TGI de Montpellier. Par jugement du 22 juillet 2016, ce tribunal rejeta sa demande de transcription et par la même l’établissement d’une filiation maternelle entre l’enfant et le demandeur et suggéra à la requérante de renoncer à son changement de sexe pour établir sa filiation paternelle avec l’enfant ou d’adopter son enfant biologique par la voie de l’adoption de l’enfant du conjoint. La Cour d’appel de Montpellier, dans un arrêt du 14 novembre 2018, infirma le jugement et ordonna judiciairement l’établissement du lien de filiation entre l’enfant et la demanderesse désignée comme « parent biologique » de l’enfant.
La Cour de cassation, dans un arrêt du 16 novembre 2020, cassa partiellement l’arrêt de la Cour d’appel de Montpellier : en ce qu’il a créé une nouvelle catégorie à l’état civil, « celle de parent biologique » mais l’approuva en ce qu’il a refusé la transcription de la reconnaissance maternelle. Elle jugea cependant que le requérant, une femme transgenre, n’était pas privé du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l’enfant mais ne pouvait le faire, hors adoption, qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés au père. Elle constata qu’il « résulte du droit positif qu’une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n’est pas privée du droit de faire reconnaître un lien biologique avec son enfant, mais ne peut le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés aux pères » (§18). La femme transgenre ne pouvait être inscrite que comme père de l’enfant.
C’est donc bien aussi, comme pour la décision allemande, la fonction dans l’engendrement de l’enfant, qui, selon la Cour de cassation française, conduit à l’établissement de la filiation par le sang.
La conventionnalité de la décision française, notamment à l’égard de l’intérêt supérieur de l’enfant tel que dégagée par la Cour européenne, paraît donc certaine d’autant plus que le contexte juridique et les éléments relatifs au dévoilement de l’identité de genre du requérant sont proches de la situation allemande.
Aucune disposition spéciale relative à la filiation d’un enfant issu d’un parent transgenre n’existe en effet en France comme en Allemagne. Seul l’article 11 de la loi TSG ne se retrouve pas en droit français mais sa présence ne semble pas avoir été déterminante dans le raisonnement de la Cour. De plus, en France tout comme en Allemagne, l’intégralité de l’acte de naissance ne peut être demandée que par des personnes strictement déterminées et sa production reste relativement rare. La question du prénom, à savoir l’inscription des anciens prénoms qui restait quelque peu en suspens, est même tranchée par la Cour européenne : l’inscription des anciens prénoms est conforme à la Convention.
La décision de la Cour d’appel de renvoi de Toulouse, se fondant notamment sur la Convention pour ne pas suivre la Cour de cassation et décider de l’établissement judiciaire de la maternité dans cette même affaire est donc largement désavouée.
La jurisprudence initiée par la Cour de cassation française en sort consolidée. Avec cette décision de la CEDH, les juges du fond ont perdu là le nerf de leur possible dissidence et la mention du sexe se révèle à double-fond.