[Interview] "C’est parce que le concept de QVT n’a pas été concrètement défini que tout le monde peut s’en revendiquer"

05.02.2023

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Beaucoup de préventeurs ont pu se sentir inconfortables par rapport à certaines actions étiquetées "QVT" et parfois bien éloignées du travail. Vincent Baud, fondateur du Cabinet MASTER® et professeur associé de Management à l’Université d’Aix-Marseille a écrit un livre pour partager son constat sur ce sujet et proposer des pistes d'action.

Pourquoi ce livre "La QVT En finir avec les conneries" ?

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Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Vincent Baud : Pour deux raisons. Je suis habité par la conviction que le travail est bon pour la santé… quand il est bien fait. Et ce n’est pas la plus petite des réserves. Or, depuis plus de 25 ans, j’ai constaté d’une part les dérives de systèmes de management de la productivité, qui mettaient à mal la santé des salariés, et d’autre part les dérives des démarches de prévention qui n’apportaient pas de réponse à la hauteur de ce besoin. Et il y a eu l’indignation de trop : c'est le moment où l’on a vu resurgir, comme un ballon giclant du fond de la piscine au-dessus de l'eau, la QVT en réponse aux suicides professionnels de 2009, qui consiste à déployer tout un tas d’actions qui ne concernent pas du tout le travail pour aider les salariés à le supporter. C’est un déni de prévention en règle, que tout le monde, presque, cautionne et qui prospère. Déjà en 2016, ma tribune dans le Monde, le dénonçait.

Pourquoi pensez-vous que nous en sommes arrivés à de telles dérives ? Pouvez-vous les décrire brièvement?

Je dirais que c'est parce qu'on a explosé l'approche globale de la santé, qui est pourtant bien définie par l'OMS comme un état de « bien-être physique, mental et social ». Or, les entreprise ne se sont mobilisées que sur les atteintes physiques. Il y a plusieurs raisons à cela, notamment assurantielles car seuls les accidents du travail (et quelques maladies professionnelles) ont été reconnus par la sécurité sociale à leur charge. Elles ont donc agi sur ce qui leur coûtait, reléguant la santé mentale des salariés dans l’angle mort.

Cela a eu un 2ème effet : l’explosion de l’approche globale des situations de travail. Pour simplifier, toute personne en situation de travail est soumise à 4 grands environnements :

  • un environnement technique, objectif (ex. : poids manutentionnés, outils et produits utilisés, etc.) ;
  • un environnement organisationnel (ex. : planification de l'activité, compétences, ressources, autonomie donnée ou non, etc.) ;
  • un environnement relationnel, qui est la façon dont la personne vit ses relations avec ses pairs, sa hiérarchie, les clients… (ex. : respect de sa dignité, reconnaissance, équité de traitement, non-discrimination, etc.) ;
  • un environnement conjoncturel, plus large, relatif à la situation de l’entreprise dans son contexte (ex : croissance, décroissance, compétitivité, pandémie, etc.).

L'approche globale des situations de travail revient à considérer ces 4 dimensions ensemble car elles sont toutes interconnectées les unes aux autres. Par exemple, les raisons pour lesquelles une personne n’a pas les bons outils pour travailler peut venir d’une organisation du travail qui ne l’écoute pas ou ne sait pas répondre, ou encore de relations au travail dégradées entre deux équipes qui se les partagent. Ainsi, toute étude d'une situation de travail devrait, dans le même élan, se porter sur ces 4 environnements. Or, ce n’est jamais le cas, par exemple dans les analyses d’accidents du travail qui révèlent une déficience majeure à identifier et agir sur les causes organisationnelles et relationnelles de leur survenance.

Il me semble qu’on n’a gardé ou au moins privilégié que l’environnement technique ?

Tout à fait, et cela pour 2 raisons. D’abord parce que c'est celui que la culture d'entreprise, objective par nature, comprend. Et cela a généré un biais cognitif qui a associé la survenance des accidents à la seule non-maîtrise des outils de travail. Les entreprises ont donc sécurisé leurs outils et process, puis établit des consignes pour travailler avec. Si un accident survient et révèle le non-respect d’une procédure, alors l’action se concentrera sur le comportement fautif du salarié sans jamais remonter aux déterminants de l’organisation et des relations au travail qui l’ont conditionné, comme la pression du client ou la charge de travail, par exemple. C’est l’hyperindividualisation du risque que je dénonce.

C’est cette explosion de l’approche globale de la santé et des situations de travail qui à mon sens explique la dégradation de la santé des salariés constatée aujourd’hui. On dénombre ainsi 800 000 accidents du travail avec arrêt en France, et 50% d’accidents mortels de plus en 10 ans. Les affections psychiques professionnelles concerneraient plus de 500 000 salariés. Et ce que l’on sait, c’est que ces chiffres sont sous-estimés, notamment par la sous-déclaration des accidents du travail et maladies professionnelles, et que les tendances sont mauvaises.

Sur quoi vous appuyez-vous pour dire que les tendances seraient mauvaises ?

Sur 3 indicateurs : l’explosion des connexions numériques professionnelles, du manque d’activité physique, et le changement climatique qui, selon une étude de l’Anses, impactera 90% des risques professionnels. Et sur la panne de sens et d’efficience des démarches de prévention engagées aujourd’hui, qui ne parlent d’un côté que de « zéro accident », et de l’autre de QVT faite de cours de yoga, de méditation, de corbeilles de fruit bio et… de baby foot.

Par rapport à ce constat alarmant, que pourrait-on faire ?

Ce qu’on ne fait pas, c’est-à-dire passer dans les faits à cette approche globale de la santé et des situations de travail. Comme le disait Einstein « à faire ce qu'on a toujours fait, on obtient ce qu'on a toujours obtenu ». Si l’on ne se remet pas en cause sur la façon dont on comprend ces sujets, on tournera toujours en boucle sur les mêmes démarches qui tournent en rond. Et on n’avancera pas. Il faut bien comprendre pour bien agir.

Qu’est-ce que serait pour vous une démarche constructive et positive de QVT ou de santé sécurité au travail ? Quelles seraient les solutions ?

Elle commence d’abord par savoir déjà de quoi on parle : qu’est-ce que la sécurité, la santé au travail, les RPS, la QVT ? Il nous faut adopter un langage commun à commencer entre nous préventeurs ! Il faut que notre discipline se discipline sur ses concepts, à commencer par nos institutions : c’est essentiel. C’est parce que le concept de QVT n’a pas été concrètement défini que tout le monde peut s’en revendiquer, et c’est ainsi qu’un professeur de pilate peut s’affirmer sur Linkedin « expert en QVT » sans que personne ne puisse le contredire. On ne peut pas défendre un territoire sans frontières.

La QVT est la perception que les personnes ont de leurs conditions de vie au travail dans toutes ses dimensions — technique, organisationnelle, relationnelle, conjoncturelle — et la satisfaction qui en résulte, au regard de leurs attentes à son sujet. Elle peut se résumer ainsi : avoir le sentiment de faire du bon travail, avec de bons outils et locaux, une bonne organisation, de bonnes relations et un beau projet. Ce n’est donc pas un moyen, mais un résultat.

Ok pour les concepts. Vous avez 10 pratiques que vous proposez d’améliorer. Pouvez-vous en citer quelques-unes ?

D’abord, faire de l’écoute et de la participation directe des salariés à l’amélioration concrète de leurs situations de travail un incontournable à toute démarche santé au travail. On ne peut plus faire l’impasse ! J’ai même lancé une pétition pour l’inscrire dans la loi comme premier principe général de prévention. L’employeur doit protéger la santé « physique et mentale » des travailleurs. Une blessure physique se voit, une blessure psychique s’écoute : comment savoir si un salarié va bien si on ne l’écoute pas ? Comment améliorer sa situation de travail si on ne l’écoute pas ? Comment savoir s’il en est satisfait si on ne l’écoute pas ? Or, c’est ce qui se passe le plus souvent aujourd’hui. Il faut changer le travail par le débat sur son vécu, dans toutes ses dimensions. C’est un enjeu de management autant que de santé au travail, qui ne se fera pas sans vision commune, sans moyens et sans compétences. Mais c’est possible.

Il faut aussi revoir l'enseignement de la santé au travail en apportant à toutes les personnes qui rejoignent l’ entreprise, par la formation initiale ou continue, un socle commun de compétences qui les unisse. On ne peut plus laisser un manager, a fortiori dirigeant, prendre ses fonctions sans un socle minimum de compétences en santé au travail qui s’oriente non pas sur ce que ça va lui demander, mais sur tout ce que ça va lui apporter dans l’objectif de performance qui sera le sien. Et comment expliquer qu’on puisse sortir de ses études sans avoir été formé aux gestes de premier secours ?

Je citerais aussi : faire de l’évaluation et de la régulation de la charge de travail un incontournable du dialogue social en entreprise. Plus personne n’en parle !

Je pourrais aussi évoquer le passage des démarches « zéro accident » à des démarches « 100% QVT », la réintégration de la santé au travail dans les critères RSE, ou l’évaluation participative des risques professionnels mais… vous pourrez les découvrir à la lecture de ce livre.

Clémence Andrieu
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