RHSF travaille notamment sur le travail forcé, pouvez-vous rappeler ce qu’est le travail forcé ?
Sur ce sujet, il existe un cadre international, l’OIT (Organisation Internationale du Travail) donne plusieurs critères de définition du travail forcé. A RHSF, nous les avons retranscrits en 4 séries d’indicateurs :
- le consentement : est-ce que la personne avait toutes les informations nécessaires pour évaluer la situation et accepter un travail (avec toutes les vraies informations sur les conditions de travail) ;
- la contrainte : elle est liée à des pressions ou à des moyens de contrainte comme une dette par exemple, qui peuvent contraindre le travailleur à accepter des conditions de travail qu’il n'aurait pas acceptées en temps normal ;
- l'isolement de la personne : il peut être physique pour un travailleur qui est dans un lieu (comme une plantation) assez éloigné d’une quelconque communauté de laquelle il pourrait éventuellement se rapprocher s'il avait un problème. L’isolement peut être aussi d’ordre linguistique ;
- la liberté de mouvement : on empêche le travailleur d'avoir sa liberté de se déplacer (ex. : rétention de passeport).
Il y a aussi une augmentation du travail des enfants (selon un rapport sorti récemment : «
Travail des enfants : Estimations mondiales 2020, tendances et chemin à suivre ») , cette augmentation a été calculée avant la Covid-19 (il est probable que les chiffres actuels soient pires). Ces augmentations sont notamment liées à l’aggravation des crises : dérèglement climatique, Covid-19, inflation, guerre, etc.
RHSF a réalisé une étude sur les travailleurs migrants népalais en Malaisie, pouvez-vous en donner le contexte ?
Je travaille dans le cadre d’un projet qui s’inscrit dans un programme d'action recherche. Il s’agit d’aller sur le terrain et de mettre en place des expérimentations/solutions pour prévenir les risques. La première étape consiste à mener des études pour comprendre les situations et identifier les nœuds du problème. Ensuite, l’objectif final est de capitaliser à la fin de l'expérimentation, et de partager. Pour l’instant, nous en sommes au début, j'ai eu l'occasion d'aller 2 fois au Népal cette année pour travailler sur cette étude qualitative.
Pour comprendre la situation, il faut partir du contexte du Népal qui est un pays pauvre où la migration est ancrée. Il y a toujours eu beaucoup d’émigration, c'est un pays avec très peu d'emplois décents et très peu d'emplois qualifiants. La migration est souvent l'une des seules options pour pourvoir augmenter le niveau de vie des travailleurs et de leur famille. Sur la dernière année fiscale (juin à juillet), on est à peu près à 350 000 personnes qui sont parties, on est déjà au-delà des chiffres d'avant Covid.
Les travailleurs veulent aller à l'étranger, ils n’ont pas d’espoir dans leur pays (NDLR : Aziz a beaucoup entendu le mot anglais « desperation » dans ses échanges avec des Népalais). Certains travailleurs qui partent achètent des maisons, des voitures, des terrains, etc. Bref, ils réussissent et, dans le village, cela donne envie à d'autres de partir. Pour donner un exemple, nous avons accompagné un processus de recrutement pour une entreprise et, pour 60 postes qui étaient ouverts, plus de 500 candidatures ont été reçues.
Le corridor entre le Népal et la Malaisie a été fermé pendant quelques années pour des abus d’exploitation. Mais depuis qu’il est ré-ouvert (2019), la Malaisie est vue comme une destination assez attractive, avec un salaire minimum qui est assez élevé par rapport aux pays du Golfe. Le climat est vu aussi comme positif par rapport au Qatar où il fait très chaud.
On comprend bien l’importance des flux migratoires. Concrètement, comment se passe le recrutement au Népal ?
Aujourd’hui, le modèle économique du Népal fait que les travailleurs payent pour obtenir un emploi. Culturellement, les gens s'attendent à payer pour trouver un emploi. Si on leur dit qu’il ne faut pas payer, ils n’y croient pas (par exemple si certaines entreprises proposent de payer tous les frais). Les candidats voient le fait d’obtenir un emploi comme un service.
A cela s’ajoute une absence d’application de la loi. L’absence de contrôle induit une véritable pression sur les travailleurs pour payer. Ainsi, dès le début, avant même de partir du Népal, on voit que les travailleurs sont vulnérables.
Comme dans d’autres pays, est-ce que ce recrutement passe par des agences (ou bien est-il fait par les entreprises malaises directement) ?
Les entreprises utilisent des agences de placement pour recruter des travailleurs. Selon certains chiffres, il y aurait seulement 10% de travailleurs qui traiteraient directement avec les entreprises et il s’agit souvent des travailleurs qui ont déjà travaillé à l’étranger, qui connaissent le processus et qui se font ré-embaucher. Les procédures administratives sont souvent assez fastidieuses, ainsi une entreprise n’a pas forcément les ressources pour gérer cet aspect en interne.
Les agences de recrutement sont situées à Katmandou (plus de 800 agences licenciées). Or les travailleurs sont souvent dans des villages éloignées (jusqu’à 2-3 jours de trajet pour se rendre à la capitale). Ces travailleurs ont un grand manque d’accès à l’information, ils ne savent pas comment faire pour trouver un emploi à l’étranger. Les agences de Katmandou font parfois appel à des intermédiaires dans les villages. La chaîne de sous-traitance de recrutement augmente, ce qui accroît aussi le risque de problèmes potentiels. Le prix est plus élevé et certains travailleurs prennent des prêts (avec un taux d’intérêt de l’ordre de 3% par mois, soit 36% par an). Or, une dette importante lie davantage le travailleur à son emploi.
Vous avez mentionné des rétentions de passeport, est-ce que les agences gardent les passeports des travailleurs lorsqu’ils sont en Malaisie (les privant ainsi de leur liberté de mouvement) ?
Cela peut arriver au Népal, mais seulement pendant le temps de la procédure. L’agence oblige ainsi le travailleur à accepter ce travail-là et lui rend impossible le fait de postuler à un autre emploi (où des conditions seraient peut-être plus favorables). Il faut bien noter que la rétention du passeport n'est que la partie visible du problème, en d'autres termes, un symptôme. Il faut plutôt s'attaquer aux causes qui poussent l'employeur ou l'agence à retenir les documents d'identité. Autrement, ils trouveront toujours un moyen de contournement.
En se faisant l’avocat du diable, pour la suite en Malaisie, si les travailleurs ont leur passeport et le salaire promis, on peut juger que la situation est acceptable ?
Tout dépend des conditions de recrutement. Si les travailleurs ont dû payer des frais, par exemple 4-5 mois de salaire, on pourrait se dire qu’au bout de 6 mois, la dette est remboursée et en 1 an et demi de travail supplémentaire, le travailleur touchera plus que ce qu’il aurait eu chez lui. Mais, il ne faut pas perdre de vue qu’au-delà de ce calcul économique, la dette met le travailleur dans une situation où il n’a plus le choix. Par exemple, si du jour au lendemain, l’employeur change les conditions de travail (ex : travail 7 jours sur 7 ou d’autres violations des droits humains), le travailleur est obligé d’accepter et il est obligé de rester le temps qu’il rembourse sa dette (sans parler de la pression financière de sa famille au Népal). C’est ce qu’on appelle la contrainte, qui est due aux frais de recrutement.
Est-ce que la Malaisie est toujours un pays de plein-emploi ?
Plus que jamais. La Malaisie est très dépendante de sa main d’œuvre étrangère. La main d’œuvre locale accepte très peu les conditions de travail dans les usines. Les locaux, de plus en plus qualifiés, se détournent de ces emplois qui sont très peu rémunérateurs. Sur cette question de la rémunération, on peut donner l’exemple de la province de Johor à 1 heure de Singapour. Beaucoup de travailleurs partent à Singapour faire le même travail (industrie, BTP) pour un salaire jusqu’à 3 ou 4 fois supérieur. Il y a ainsi un grand manque de main d’œuvre (en particulier dans certaines régions) et un grand nombre de travailleurs migrants. C’est visible en allant à l’aéroport par exemple.
Pour revenir au projet RHSF, au-delà de l’étude du contexte, avez-vous déjà testé des modes de recrutement différents ?
Nous en sommes à la première expérimentation avec la mise en place de quelques solutions pour prévenir le risque et éliminer cette forme de contrainte. Nous avons suivi un recrutement au Népal avec une agence. Certains premiers travailleurs vont arriver en Malaisie et l’enjeu va être de comprendre leur parcours et les problématiques associées. L’objectif est de continuer à améliorer le processus.
L’OIT, l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) et d’autres acteurs travaillent déjà depuis 5-6 ans à la promotion du recrutement équitable. Il y a eu des actions gouvernementales comme le « Free visa free ticket » pour certains pays dont la Malaisie (les charges sont entièrement pour l’employeur). On voit que l'enjeu est déjà abordé par une multitude d'acteurs, ce qu'il faut désormais, c’est mettre en place des solutions concrètes à long terme en travaillant ensemble.
Nous voulons, par exemple, comprendre la valeur ajoutée d’une agence de recrutement au Népal. Le but n’est pas de supprimer cette partie prenante mais de l’embarquer, de travailler avec elle dans une démarche de progrès. C’est aussi l’intérêt d’être sur le terrain.
Concrètement, avec cette agence, qu’avez-vous mis en place comme action ?
Nous dialoguons régulièrement avec eux. Il faut d’abord identifier leur processus de recrutement, voir quelle est leur volonté de progresser. Notre but est de les faire monter en compétence, de sensibiliser toutes les équipes (pas seulement les dirigeants). Nous creusons avec eux les problèmes et nous essayons de trouver des solutions.
L’objectif est de passer d’un modèle où ils font payer les travailleurs à un modèle de recrutement équitable, mais qui soit économiquement viable. Nous devons donc arriver à trouver un modèle économique qui soit équitable et profitable pour tout le monde (y compris l’agence).
C'est aussi un enjeu pour les entreprises : comment vont-elles absorber la charge supplémentaire ?
Je pense qu'il y a des entreprises qui vont être capables d'absorber cette charge (ex. : grosses multinationales). Mais l'idée c'est aussi de voir comment des PME ou des plus petites structures pourraient supporter le coût supplémentaire.
L’enjeu du projet pour moi, c’est aussi de trouver des leviers en fonction des acteurs. Par exemple, sur la rétention des passeports, la finalité est la fidélisation des travailleurs, notamment dans certains secteurs comme les plantations agricoles en Malaisie. Les travaux sont assez durs donc certains travailleurs partent pour aller travailler ailleurs. Voilà un exemple de problématique. Je sais qu’en Malaisie, il y a une réflexion qui est menée par des petites PME pour changer leur modèle de recrutement, avec cet aspect supplémentaire de fidélisation des travailleurs. C'est tout un modèle économique qui est compliqué à trouver, avec des solutions qui ne reposent plus sur la contrainte.
Pensez-vous que les entreprises ont davantage pris conscience de ces enjeux de fidélisation ces dernières années ?
D’une certaine façon oui. Avec la pandémie de Covid-19, en Malaisie, certaines entreprises se sont retrouvées avec des pénuries de main d’œuvre. Dans certains secteurs, avec les restrictions, les travailleurs ne pouvaient plus venir dans le pays. C’est le cas par exemple, dans le secteur de l’huile de palme, il y a eu de milliers de tonnes d’huile qui ont été perdus à cause du manque de main d’œuvre. Il s’agit là de fruits d'huile de palme qui pourrissent sur les arbres et qui ne peuvent pas être récoltés. Le problème devient donc économique.
Il y a eu aussi plusieurs scandales de travail forcé révélés par la presse. Ceci a permis de prendre conscience des enjeux pour certains acteurs. Reste à savoir comment cela va se traduire concrètement dans les actions.
Comment un employeur qui a soit une filiale, soit un fournisseur en Malaisie peut-il « faire sa part » pour améliorer le processus et prévenir le risque de travail forcé ?
La première étape, c’est de sensibiliser l'ensemble des collaborateurs opérationnels (départements achats, RH, RSE, direction) pour augmenter la maturité et la connaissance sur le sujet.
Il faut aussi travailler avec des partenaires locaux. En Malaisie, dans le cadre d’un partenariat avec le ministère des Affaires étrangères, RHSF a par exemple formé des ambassades pour améliorer la compréhension de ces enjeux. Une piste peut être, de contacter les services de l'ambassade pour travailler avec eux. Ensuite, il y a l’analyse des risques qui doit être réalisée dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance. Pour moi, il faut essayer d’éviter d'avoir une « vision siège » assez « noir et blanc ». Il faut aussi se confronter au terrain, ne pas nier les réalités et essayer de comprendre les situations et les enjeux dans les pays.
Par exemple, en Malaisie, il est illégal de faire travailler quelqu'un 12 heures par jour. Au final, on est sur 104 heures supplémentaires par mois (au-delà des heures normales). On est donc au-delà des standards internationaux. Le standard local est en contradiction avec les standards internationaux. Et il y a aussi un décalage entre cette situation et ce qu’on lit dans les rapports des entreprises. Une autre problématique avec les heures supplémentaires (qu’on avait vue avec le projet RHSF en Chine), c’est que les travailleurs veulent absolument faire des heures supplémentaires. C'est un exemple pour expliquer qu’il faut comprendre le contexte local, les situations locales pour pouvoir embarquer les équipes opérationnelles, de même que les acteurs locaux et la société civile. C’est aussi fondamental de tester des solutions. Nous pouvons parfois imaginer des solutions qui peuvent entraîner d'autres problèmes ou alors des réactions de contournements. C’est pour cela que nous sommes dans une démarche d’action-recherche, car il n’existe pas de solution existante, déjà mise en place, ni de solution miracle.
Que diriez-vous aux entreprises qui choisiraient d’éviter de s’approvisionner dans des zones à risque de travail forcé, à la fois pour éviter tout risque de réputation et pour ne pas avoir à se poser toutes ces questions sur une situation complexe ?
Pour moi, c'est une fausse solution. Aller ailleurs est potentiellement aussi risqué, car le risque zéro n’existe pas, quand on est dans des secteurs agricole ou industriel. Lorsqu’on s’approvisionne en Malaisie et que l’analyse des risques montre des risques de travail forcé, alors il faut mettre en place des actions pour prévenir ces risques. Une solution peut être de travailler en collaboration avec d'autres acteurs (il existe des collaborations sectorielles, par exemple), ce qui est dans l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance. Le fait de créer des collaborations sera encore plus le cas avec la loi à l'échelle européenne.
Question d’actualité, avez-vous travaillé sur les enjeux au Qatar ?
Nous n’avons pas travaillé sur le Qatar. Mais il y a beaucoup de rapports et de dossiers qui sont sortis récemment. Certains aspects (migration depuis le Népal) sont similaires.
Pour le Népal, un aspect dont je n’ai pas parlé et qui est important, ce sont les aspects de protection sociale. Au-delà des chiffres sur les décès dans le cadre du travail qui sont atroces, il y a aussi tous les travailleurs qui ont eu des accidents et qui sont handicapés ou qui ont des invalidités physiques ou mentales. A leur retour, il y a des travailleurs qui ont des problèmes de santé mentale, du fait des conditions de travail, de vie et de logement au Qatar. Ces personnes se retrouvent avec des frais médicaux et n’ont pas accès à la protection sociale.
Ils ont souvent du mal à avoir les indemnités auxquelles ils ont droit. Ces travailleurs qui rentrent deviennent une charge pour leur famille, ce qui aggrave davantage la situation. Cela peut ensuite mener à du travail des enfants, ceux-ci quittent l’école pour aller travailler dans les champs. Il existe un système d’assurance, mais l’accès aux prestations et aux indemnités reste très limité pour beaucoup de personnes qui n’ont pas la connaissance du système.
Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement.
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