[interview] Eric Drais : “Il n’y a pas une mais des cultures de prévention”

22.11.2021

HSE

La notion de culture de prévention est sur toutes les lèvres. Mais de quoi parle-t-on ? Eric Drais, sociologue à l’INRS, y inclut aussi bien des règles que des connaissances et représentations. Il nous explique que l’apprentissage lié aux risques participe de cette culture, qui s’adapte et se transforme.

Les partenaires sociaux dans leur accord national interprofessionnel ou lors de sa promotion, les parlementaires à l’origine de la loi du 2 août, le gouvernement... Tous estiment qu’il est temps de passer à une culture de prévention. Mais peu la définissent.

Que recouvre cette notion ? S’agit-il d’un continuum de connaissances stables plus ou moins assimilées par les salariés et leurs employeurs ? Ou bien un ensemble bien plus large, évolutif et unique à chacun ? S’il n’y a pas une bonne et une mauvaise culture de prévention, quel est l’intérêt de la diffuser ?

Eric Drais est sociologue au laboratoire Gestion et organisation pour la santé et sécurité au travail à l’INRS, où il a engagé un travail de définition du concept il y a quelques années.

 

Qu’est-ce que la culture de prévention ?

Eric Drais : En 2016, au moment où la notion est apparue en France dans le Plan santé travail 3, voir l’usage d’une notion qui n’était pas définie m’a un peu agacé.

Nous avons donc engagé un travail de définition terminé en 2020. Voici celle que l’INRS voudrait valoriser : l’ensemble des règles, valeurs, connaissances et représentations relatives à la santé et la sécurité au travail produites par les interactions en organisation qui vont influencer les pratiques et les comportements de prévention. Cet ensemble dépend de la culture d’entreprise, individuelle, de métier et du secteur.

La culture de prévention varie-t-elle d’un individu ou d’une entreprise à l’autre, ou bien existe-t-il une seule culture, plus ou moins bien assimilée par les individus et les structures ?

Eric Drais : Je pense que chaque salarié a une culture de prévention mais que ce qui fait culture est le fait que ce soit partagé. Certains pensent que pour parler de culture, il faut qu’au moins 50 % des gens dans l’organisation partagent ces références. Je ne suis pas du tout d’accord sur les seuils.

Il n’y a pas une mais des cultures. Il y a toujours des cultures et des sous cultures, des cultures dominantes et d’autres minoritaires. L’important est justement le frottement et l’ajustement entre elles, qui permettent de s’adapter, voire de progresser face aux situations. S’il y a un intérêt dans la notion de culture c’est dans l’adaptation et la transformation de cette culture.

La culture n’est pas innée. Comment évolue-t-elle et se transmet-elle ?

Eric Drais : Elle se développe et elle est l’objet d’apprentissages de manière continue. La culture, ce ne sont pas que les connaissances, mais “ce qui reste quand on a tout oublié”. Cela comprend donc des normes et des valeurs basées sur des expériences sensorielles et des souvenirs, olfactifs par exemple. Il y a un apprentissage lié aux risques. Les moments d’inconfort et d’incertitude au travail nous font apprendre.

J’ai donc tendance à valoriser, comme d’autres, les retours d’expérience, les analyses d’incidents, les remontées d’anomalies, les audits périodiques… Il y a aussi tout un socle lié à la formation initiale et continue et la sociabilisation primaire lors de la petite enfance (ne pas toucher les prises électriques, par exemple).

Est-ce qu’il est plus difficile de partager cette culture quand on compte des salariés intérimaires ou sous-traitants ?

Eric Drais : Oui. Dans la sous-traitance, on contractualise en cascade donc on peut penser que cette culture ne se diffuse pas. Les CHSCT de site permettaient de s’entendre sur les risques et les process et donc de partager a minima quelques connaissances, règles, représentations et valeurs autour de la santé et de la sécurité. Ces interactions ont été réduites avec la disparition des CHSCT. 

D’un autre côté, en travaillant sur l’aide à domicile, je m’interrogeais sur le fait qu’il y ait ou non une culture de prévention alors que les travailleuses sont isolées et ne voient plus que les bénéficiaires. Réponse : des cultures se développent bien, par le partage émotionnel de certaines situations à risque, reprises par l’encadrant de proximité ou dans un groupe d’analyse et de pratiques.

La culture ne peut pas être transmise de manière descendante et est créée par tous. Quel est alors le rôle du manager de proximité ?

Eric Drais : Selon moi, l’encadrement de proximité a un rôle de premier plan. On le voit sur les terrains de recherche : il diffuse l’information et permet à l’équipe de réagir. Il ne doit pas seulement porter “la bonne parole” mais transmettre une information et vérifier ce que les autres en pensent.

Quelle est la place des experts (préventeurs en interne ou en externe) dans la création et la diffusion de cette culture ?

Eric Drais : Il y a une vraie problématique liée à la circulation de l’information sur la SST aujourd’hui. Il existe tous les espaces institutionnels : services de santé au travail, Carsat, mutuelles, Anact... Mais nous avons besoin de moments d’échange et nous devons repenser nos moyens de diffuser nos savoirs.

En misant sur la culture de prévention, ne risque-t-on pas de donner moins d’importance au respect de la réglementation ?

Eric Drais : Que la culture soit un moyen d’éluder la contrainte réglementaire est l’une de mes craintes. Lorsque les partenaires sociaux ont employé la notion pour la première fois, il y avait l’envie de faire disparaître le caractère réglementaire. Et c’est aussi pour cela que je suis gêné que les Canadiens de l’IRSST réduisent la culture à la notion de valeurs. Non, dans la culture, il y a aussi des règles. Les interdits font partie du développement culturel.

Que penser de l’apport des normes volontaires, comme l’ISO 45001 par exemple, sur la culture de prévention ?

Eric Drais : J’ai fait partie de la commission française de normalisation Afnor X82A ; je pense que l’ISO 45001 est mieux que ce que l’on aurait pu penser mais crains que les révisions reviennent un peu sur les acquis. Sur le principe : oui, la soft law participe de la culture. Un système de management peut-être un moyen de développer la culture, mais dans un bon comme un mauvais sens.

Le problème, c’est lorsque le système tel qu’il est déployé fait penser que la culture de prévention, ce sont des procédures nouvelles, des audits, des systèmes lourds destinés aux ingénieurs dans les bureaux et qu’elle n’est pas opérationnelle et parlante pour les salariés de première ligne.

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Pauline Chambost
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