La financiarisation des entreprises a rendu invisible le travail et le travailleur, décrit Pierre-Yves Gomez depuis plusieurs années. Aujourd'hui, il constate les entreprises essaient de sortir de cette dynamique. Pour cela, il faut selon lui mettre en lien gouvernance et management, et trouver comment contrebalancer le fait que plus on s'élève dans la hiérarchie, moins on voit le travail. Entretien.
Pierre-Yves Gomez dirige une équipe de recherche en gouvernance d'entreprise à l’IFGE (institut français de gouvernement des entreprises), au sein de l'EM Lyon Business school. Économiste, il enseigne la stratégie et travaille sur la place de l'entreprise dans la société ainsi que sur la responsabilité économique et politique des dirigeants.
En 2014, son essai Le travail invisible, enquête sur une disparition (1), est récompensé par le prix du livre RH. Pierre-Yves Gomez y décrit comment les directeurs financiers ont pris le pouvoir dans les entreprises et les conséquences que cela a sur le travail. Le travail, explique-t-il, n'est plus perçu dans sa globalité – c'est-à-dire dans ses trois dimensions : subjective (la réalisation du sujet qu'est le travailleur), objective (ce que l'on produit) et collective (on ne travaille jamais seul, on est dépendant du travail des autres). On ne voit plus que ce qui apporte une plus-value chiffrable ; la dimension objective a été hypertrophiée tout en étant réduite à une évaluation de la performance.
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Lors d'une conférence organisée par l'UODC (université ouverte des compétences) le 27 mars 2018, Pierre-Yves Gomez a tenté de donner des pistes pour convaincre les managers de "mettre le travail réel au cœur du développement et des entreprises". Nous revenons avec lui sur cet enjeu.
Pierre-Yves Gomez : Mon approche est en lien avec mon parcours personnel d’économiste au contact régulier des entreprises. Je m'intéresse à la fonction politique de l’entreprise : la cité se construit aujourd’hui autour de l’entreprise. Je travaille également sur la question du gouvernement des entreprises. J’ai rédigé le Référentiel pour une gouvernance raisonnable des entreprises et j’ai participé à l’élaboration du code de gouvernance des entreprises moyennes cotées, le code Middlenext. Au regard de cette expérience, j’estime que la responsabilité des entreprises à l’égard de leurs parties prenantes est finalement un sujet de second ordre, le vrai sujet à aborder est celui de la responsabilité des parties prenantes – dont les actionnaires – à l’égard des entreprises.
Pierre-Yves Gomez : Un constat est évident, que je décris dans Le travail invisible : celui de la financiarisation des entreprises, avec ses conséquences sur le travail. On observe le développement du reporting, une invisibilisation du travail réel caché derrière des ratios abstraits, un management par les normes, par les écrans… In fine, on assiste à la disparition du travailleur comme sujet. Ce qui est logique puisque le système économique financiarisé est conçu pour ne pas voir le travail et encore moins la personne au travail.
Quand je me déplace dans les entreprises, un processus général me frappe : la direction s’éloigne des lieux de production, puis crée des filiales, et la holding finit par devenir off-shore… Donc les dirigeants ne sont plus en position de voir la réalité du travail. Et pour eux, le regard d’un ergonome sur le travail s’avère très violent ! C’est la vraie vie qui leur saute au visage.
Pierre-Yves Gomez : Cette question est en train de percuter les entreprises. Je n’ai pas la réponse. Mais je constate que l’on essaie aujourd’hui de sortir de la financiarisation, car elle est mortifère et destructrice de valeurs. Et cela passera par la prise en compte du travail. Comment ? Selon moi, il faut commencer par s’interroger sur la question de l’étanchéité entre gouvernement et management. Plus on s’élève dans la hiérarchie, plus on est conduit à ne pas voir le travail. Le manager de proximité a, lui, davantage intérêt à le voir. D’où une compétence mais aussi une position inconfortable et une source de souffrance.
Du côté du dirigeant, dans l’hypothèse où il est intéressé par le travail, il est soumis à une injonction paradoxale : d’un côté, la performance financière et de l’autre, l’expérience vivante du travail. En général, l’injonction financière l’emporte. Or, l’efficacité économique ne peut pas se passer de l’humain. Si la politique menée par un dirigeant épuise les ressources humaines, il faut les renouveler ; cela coûte très cher et devient donc contre-performant.
Pierre-Yves Gomez : Pour faire remonter la question du travail dans les instances de gouvernance, la voie qui semble la plus simple est la codétermination. En Allemagne, les représentants du personnel disposent, au sein du conseil de surveillance, d’un tiers ou de la moitié des sièges, en fonction de la taille de l’entreprise. La France n’a jamais été claire sur ces questions… et après des décennies de petits pas, sur la place des administrateurs salariés, le projet de loi Pacte reste toujours aussi timoré.
Une autre piste à explorer : celle de la réhabilitation des prises de décisions au plus près de l’activité de travail, en respectant le principe de subsidiarité. Les expériences des entreprises libérées, et plus généralement la compression des hiérarchies, traduisent bien ce désir et notamment celui du manager. C’est le premier à souffrir de la situation car il ne manage plus que des chiffres. Il faut donc réinvestir le sens du travail du manager, mais aussi celui du dirigeant, de l’administrateur, du point de vue du travail réel. Cela redonnerait aussi de la consistance matérielle à leur propre travail.
(1) Le travail invisible, Enquête sur une disparition. Pierre-Yves Gomez, François Bourin Editeur, 2013.
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