"Les branches continuent de négocier comme si elles avaient la même capacité qu’avant"

"Les branches continuent de négocier comme si elles avaient la même capacité qu’avant"

12.06.2019

Convention collective

Depuis les ordonnances du 22 septembre 2017, l'articulation entre la négociation de branche et la négociation d'entreprise s'opère autour de trois blocs de thèmes. Les branches se sont-elles emparées de ces nouvelles dispositions ? Ont-elles laissé plus de grain à moudre aux entreprises ? Un premier bilan des accords signés par Michel Morand, avocat associé et membre du conseil scientifique au sein du cabinet Barthélémy Avocats, dans le cadre de notre partenariat avec le Club des branches fondé par le cabinet.

Les ordonnances du 22 septembre 2017 ont franchi un pas de plus dans la clarification et l'articulation des rôles respectifs de la branche et de l'entreprise dans l'élaboration de normes sociale. Le législateur a réparti la primauté entre la branche et l’entreprise autour de trois blocs de matières. Les branches ont été invitées à revoir, une nouvelle fois, le champ de leur impérativité, après les réformes de 2004, de 2008 et la loi Travail de 2016.

Les branches professionnelles se sont-elles saisies de cette opportunité ? Michel Morand, avocat associé et membre du conseil scientifique au sein du cabinet Barthélémy Avocats, dresse un premier bilan.

Les compétences de la branche et de l’entreprise réparties autour de trois blocs

Le code du travail distingue désormais trois blocs au sein desquels la place des dispositions conventionnelles de branche diffère.

Le premier bloc est constitué de 13 matières pour lesquelles seule la branche est compétente. Les dispositions de l'accord de branche prévalent alors sur celles de l'accord d'entreprise, que cet accord soit conclu avant ou après l'entrée en vigueur de l'accord de branche. La seule exception est celle où l'accord d'entreprise prévoit des dispositions au moins équivalentes à celles de l'accord de branche.

Les 13 thèmes sont les suivants :

  • salaires minimas hiérarchiques ;
  • classifications ;
  • mutualisation des fonds de financement du paritarisme ;
  • mutualisation des fonds de la formation professionnelle ;
  • garanties collectives de protection sociale complémentaire ;
  • durée du travail : institution d’un régime d’équivalence, fixation d’une période de référence supérieure à un an dans la limite de trois ans dans le cadre d’un dispositif d’aménagement du temps de travail sur une période supérieure à la semaine , fixation du nombre minimal d’heures entraînant la qualification de travailleur de nuit sur une période de référence, en matière de travail à temps partiel, fixation de la durée minimale de travail et du taux de majoration des heures complémentaires ainsi que la possibilité d’augmenter temporairement la durée du travail prévue au contrat (compléments d’heures) ;
  • CDD et contrat de travail temporaires (durée, renouvellement, délai de carence) ;
  • CDI de chantier ;
  • égalité professionnelle femmes/hommes ;
  • période d'essai (conditions et renouvellement) ;
  • transfert des contrats de travail en cas de changement de prestataire (transfert conventionnel lorsque l’article L.1224-1 du code du travail ne s’applique pas) ;
  • deux cas de mise à disposition d'un salarié temporaire auprès d'une entreprise utilisatrice : 1. Lorsque la mission de travail temporaire vise à favoriser le recrutement de personnes sans emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières, 2. Lorsque l’entreprise de travail temporaire et l’entreprise utilisatrice s’engagent à assurer un complément de formation professionnelle au salarié ;
  • rémunération minimale du salarié porté et montant de l'indemnité d'apport d'affaire.

Le deuxième bloc est composé des thèmes que la branche peut choisir de verrouiller à son niveau. Si tel est le cas, alors l’accord d’entreprise postérieur ne pourra pas y déroger sauf s’il contient sur ce thème des dispositions au moins équivalentes. Dans le cas contraire, l’accord d’entreprise pourra y déroger, y compris dans un sens défavorable aux salariés.

A noter toutefois que seules quatre matières sont visées dans le bloc 2, ce qui réduit considérablement le périmètre des clauses d’impérativité :

  • la prévention des effets de l’exposition aux facteurs de risques professionnels énumérés à l’article L.4161-1 du code du travail ;
  • l’insertion professionnelle et le maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés ;
  • l’effectif à partir duquel les délégués syndicaux peuvent être désignés, leur nombre et la valorisation de leur parcours syndical ;
  • les primes pour travaux dangereux ou insalubres.

Rappelons que les clauses de verrouillage préexistantes sur ces thèmes qui n’auraient pas été confirmées avant le 1er janvier 2019 sont désormais obsolètes.

Enfin, le dernier bloc vise, a contrario, tous les autres thèmes non listés dans les blocs 1 et 2. Dans ces matières, l’accord d’entreprise prime. La loi Travail l’avait déjà prévu en matière de durée du travail et de congés. Les ordonnances Travail étendent ce dispositif à d’autres matières.

Certains thèmes prêtent à interprétation

Comment les branches se sont-elles emparées de ces nouvelles règles plus d’un an et demi après la publication des ordonnances Travail ? Pour l’heure, peu de branches professionnelles se sont attaquées au sujet, tout au plus une dizaine. Par ailleurs, les branches restent plutôt timides, se contentant souvent de reprendre les dispositions légales. "Dans la plupart des accords conclus jusqu’alors, on trouve principalement des rappels de la loi et la confirmation de clauses de verrouillage, constate Michel Morand. Les branches se contentent souvent de redéfinir les blocs ; il n’y a pas d’innovations particulières".

Tel est le cas de la branche de l’intérim qui a signé un accord le 21 décembre 2018. S’agissant du bloc 1, l’accord ne fait que confirmer la prévalence des conventions et accords de branche sur les accords d’entreprise, qu’ils soient conclus antérieurement ou postérieurement, sauf si la convention ou l’accord assure des garanties au moins équivalentes. Concernant les matières prévues au bloc 2, les partenaires sociaux de la branche ont décidé de maintenir la prévalence de deux accords favorisant l’insertion professionnelle et le maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés.

L’accord du 5 décembre 2018 dans la branche Cristal, verre et vitrail confère un caractère impératif aux dispositions conventionnelles portant sur la prévention des effets de l’exposition aux facteurs de risques professionnels ; l’insertion professionnelle et le maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés ; les primes pour travaux dangereux ou insalubres

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Il faut dire que les négociateurs de branche ne sont pas forcément aidés. Certains des thèmes des deux premiers blocs prêtent à discussion laissant les négociateurs de branche dans le flou.

Il en va ainsi de la notion de salaire minimum hiérarchique. Certaines branches profitent de cette occasion pour préciser cette notion, mais sans filet de sécurité. Certains redéfinissent le salaire minimum hiérarchique en y intégrant ce qui était jusque-là en dehors de la rémunération hiérarchique. Toutefois, Michel Morand met en garde les négociateurs de branche, "la circulaire commentant la loi du 4 mai 2004 a une position très restrictive sur le salaire minimum hiérarchique considérant que les accessoires à ce salaire minimum n’en font pas partie tout sauf ce qui est accessoire. Il peut y avoir un détournement de cette définition en redéfinissant le salaire minimum conventionnel par intégration des éléments qui jusque-là n’en faisaient pas partie, ce qui aurait pour effet d’enlever toute portée à la primauté voulue de l’accord d’entreprise"».

Cette appréciation relative à la primauté de l’accord d’entreprise sur certains éléments salariaux d’origine conventionnelle est confortée par une série d’arrêtés datés du 29 mai 2019 (JO du 4 juin 2019). Le ministère du travail a émis des réserves à l'extension de plusieurs accords sur les salaires, au vu des dispositions des ordonnances du 22 septembre 2017 s’agissant d’accords qui traitaient non seulement des minimas salariaux mais aussi, par exemple, de grille salariale, de prime d’ancienneté. En effet les négociateurs avaient prévu la primauté de l’accord de branche sur l’ensemble de ces questions, ce que le ministère du travail écarte. Ces premières réserves d’interprétation témoignent d'une acception restrictive de la notion de salaire minimum hiérarchique.

La branche du pétrole s’est montrée plus prudente dans son accord du 28 décembre 2018. Le salaire minimum hiérarchique est ainsi constitué de l’addition des trois termes suivants : 1) le salaire de base, égal au coefficient CCNIP multiplié par la valeur du point mensuel de base, 2) la majoration conventionnelle, égale à la différence entre le coefficient 880 et le coefficient de l’intéressé, multipliée par la valeur du point de majoration conventionnelle et 3) la surmajoration conventionnelle, applicable exclusivement aux coefficients strictement inférieurs au coefficient 215, égale à la différence entre le coefficient 215 et le coefficient de l’intéressé, multipliée par la valeur du point de surmajoration conventionnelle.

 

Un autre sujet agite les négociateurs de branche, celui de la prévoyance. "Afin d’être dans le périmètre du bloc 1 ["garanties collectives de protection sociale complémentaire"], il faut un véritable régime de prévoyance, des recommandations, un taux de cotisation, des organismes gestionnaires, des cotisations non contributives, prévient Michel Morand. Si les partenaires sociaux souhaitent aller vers une recommandation, c’est aussi un véritable parcours du combattant. D’autant plus que la recommandation ne fonctionne pas bien. Les entreprises qui ont des bons risques cherchent une tarification moins onéreuse. On reste dans la recommandation pour les mauvais risques, contrairement aux clauses de désignation où les deux types de risque sont associés avec des aspects de solidarité ; les branches sont donc affaiblies sur ce sujet".

Une autre inconnue subsiste dans cette nouvelle articulation entre les accords de branche et les accords d’entreprise : la notion de garanties équivalentes. "Aujourd’hui, il n’y a pas d’accord d’entreprise qui y dérogent en invoquant cette notion", constate d’ailleurs Michel Morand.

Dispositions sur les entreprises de moins de 50 salariés

Les branches professionnelles doivent également faire preuve de vigilance quant aux dispositions spécifiques pour les entreprises de moins de 50 salariés. "Les négociateurs doivent prévoir au moins une disposition même si elle se contente de dire que l’accord s’applique aux mêmes conditions aux entreprises de moins de 50 salariés". Il s’agit là désormais d’une condition sine qua non pour l’extension des accords collectifs. D’ailleurs constate Michel Morand, "les clauses pour les entreprises de moins de 50 salariés sont souvent des clauses de style, ce qui n’écarte pas pour autant l’extension de l’accord collectif".

Dans la branche Pétrole, l’accord du 28 décembre 2018, par exemple, aucune disposition ne fait mention des entreprises de moins de 50 salariés. Il en va de même de l’accord du 21 décembre 2018 dans le secteur de l’intérim.

Clauses de verrouillage

Pourtant l’extension est un passage obligé pour les branches professionnelles qui ont souhaité confirmé certaines de leurs clauses de verrouillage.

"Les branches devaient confirmer les clauses de verrouillage avant le 1er janvier 2019. Il y a des difficultés car certaines l’ont fait de manière trop large, tandis que d’autres ont oublié les dispositions pour les entreprises de moins de 50 salariés alors que cela est nécessaire pour que l’accord soit étendu. Ainsi, par exemple, s’agissant d’accords sur le droit syndical préexistant, les branches peuvent verrouiller « l’effectif à partir duquel les délégués syndicaux peuvent être désignés, le nombre et la valorisation de leur parcours syndical. La clause de verrouillage doit être très précise et ne viser que ces éléments et non pas d’autres qui ne pourraient être « verrouillées » (par exemple, les heures de délégation). A défaut, le ministère du travail peut estimer que la clause de verrouillage n’est pas conforme".

Statu quo dans les négociations de branche

Reste à savoir si, sur le terrain, les pratiques de négociation vont substantiellement évoluer. "Les branches vont-elles continuer à négocier de la même manière sachant que les entreprises peuvent y déroger ?, s’interroge Michel Morand. Les négociations se poursuivent actuellement à l'identique. Les entreprises peuvent y déroger mais pour l’heure elles ne s’avancent pas trop. Le paysage conventionnel pourrait ne pas évoluer, même avec les trois blocs. Les branches continuent de négocier comme si elles avaient la même capacité qu’avant. La restructuration des branche pourrait davantage bouleverser la donne, d’autant que les dispositions de branche conservent leur efficacité supplétive (à défaut d’accord d’entreprise)".

Convention collective

Négociée par les organisations syndicales et les organisations patronales, une convention collective de travail (cct) contient des règles particulières de droit du travail (période d’essai, salaires minima, conditions de travail, modalités de rupture du contrat de travail, prévoyance, etc.). Elle peut être applicable à tout un secteur activité ou être négociée au sein d’une entreprise ou d’un établissement.

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Florence Mehrez
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