"Machine à broyer", Loch Ness et CHSCT : une après-midi au procès France Télécom

"Machine à broyer", Loch Ness et CHSCT : une après-midi au procès France Télécom

20.05.2019

HSE

La deuxième semaine du procès France Télécom est revenue sur les années 2002 à 2005, qui ont précédé la vague de suicides. Il s'agissait, entre autres, de s'intéresser aux procédures mises en place pour changer les agents de poste. La présidente de la cour a exhumé des documents qui alertaient déjà des RPS liés aux changements d'organisation en cours et à venir.

"Il attire toute la lumière, c’est parfait". L’après-midi du 13 mai avait bien commencé pour les prévenus du procès France Télécom et leurs avocats : les journalistes étaient trop occupés à couvrir l’ouverture du procès de Patrick et Isabelle Balkany pour les importuner. Même les policiers dépêchés étaient étonnés du peu d’affluence, tant la première semaine d’audience avait attiré du monde. Mais le plaisir fut furtif.

Sept anciens cadres dirigeants de France Télécom, et l’entreprise en tant que personne morale, comparaissent depuis le 6 mai 2019 devant le tribunal correctionnel de Paris à la suite de la vague de suicides de salariés entre 2007 et 2010. Ils sont poursuivis pour harcèlement moral ou complicité de ce délit. Lors de la première semaine d’audience, la cour a écouté les propos liminaires des accusés et les interventions de l’inspectrice du travail qui a lancé l'alerte et du directeur de Technologia, cabinet qui a expertisé l'entreprise. Place maintenant à l’examen de la période 2002-2005, pendant laquelle le groupe achevait sa transformation d’entreprise publique à privée, juste avant la mise en place des plans Act et NExT, de restructuration.

 

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Beaucoup des questions de la présidente sont restées sans réponse lundi dernier. Par exemple, impossible d’avoir un chiffre sûr des effectifs en 2002 puis 2006. Les données sont contradictoires. La baisse du nombre de CHSCT à partir de 2004 ? Les chiffres ne sont pas clairs non plus. La fin des CHSCT territoriaux est peut-être une explication. "Nous n’avons pas réduit de façon significative les instances lors de la réorganisation", assure en tous cas Olivier Barberot, ancien directeur des ressources humaines, qui passera une bonne partie de son après-midi à la barre. "Les CHSCT n’avaient pas le même rôle qu’aujourd’hui", prétend pour sa part un avocat de la défense.

"Nous sommes des humains"

Pourquoi y-a-t-il un si faible recours aux commissions administratives paritaires, qui doivent être saisies, sous certaines conditions, lorsqu’un fonctionnaire est muté sans le vouloir, alors que les changements de métiers étaient fréquents dans ces années 2000, où le secteur des télécommunications se transformait ? "Peut-être que les choses se sont passées naturellement", répond Olivier Barberot, qui semble découvrir l’existence de ces CAP.

Sylvie Topaloff, avocate des parties civiles réclame du concret à l’ancien DRH : "Si par exemple, un fonctionnaire est écarté parce que son poste disparait, qu’est-ce qu’il est fait ?". Réponse de l’intéressé : "Je le rencontre, je l’écoute, regarde ses compétences transférables, compétences cachées […] L’intérêt de France Télécom n’a jamais été d’envoyer des gens sur des lieux dont ils n’ont pas envie […] On est pas uniquement sur des choix géométriques, nous sommes des humains". Rires gênés dans la salle.

"Beaucoup d'efforts"

La présidente de la cour évoque ensuite deux documents. Le premier, "aide mémoire" de 2001, concerne l’accompagnement RH de la conduite des changements d’organisation. Il y est écrit, notamment, qu’il faut "intégrer l’ensemble des salariés à la nécessité du changement" ou encore que le management reçoit la formation nécessaire à la conduite de ce changement, notamment en matière de stress. Aucun des prévenus ne s’en rappelle mais "ce document montre que c’était très difficile et qu’il n’y avait pas de solution instantanée pour tout le monde", retient Didier Lombard, l’ancien PDG, de la lecture de la présidente.

Le second, intitulé "situation d’exclusion interne – repères pour agir. Partage de bonnes pratiques", est une étude élaborée en 2004 par l’Institut des métiers France Télécom, instance où cadres et représentants des organisations syndicales réfléchissaient sur des sujets généraux. Il liste les catégories de personnes particulièrement exposées : les salariés en situation de faible employabilité, les salariés compétents sans ou en sous activité ou mission temporaire (situations dues dans deux tiers des cas aux réorganisations) ou encore salariés marginalisés par une gestion insuffisante des conflits. Il y est convenu que "dans tous les changements, les salariés vont avoir l’impression d’y perdre plus qu’ils y gagnent. […] Toute personne a besoin d’une main tendue pour traverser d’une rive à l’autre". "C’est quand même dingue !", s’hérisse la présidente quand des prévenus assurent, dans un premier temps, ne pas avoir connaissance de ce document. Il prophétisait le drame.

Alertes

La présidente revient sur la mise en garde de l’inspectrice du travail qui avait remarqué que des évaluations des risques n’abordaient pas les questions de réorganisation, et la réponse qui lui avait été donnée : il ne s’agit pas là du cœur d’activité de l’entreprise. "Croyez-vous que le changement est une source de risque ?" demande-t-elle à Didier Lombard. "Evidemment", répond l’intéressé après une pause, avant d’ajouter "que l’entreprise a quand même mis en place beaucoup de chose pour les limiter", puis de préciser : "Depuis ma fenêtre j’estimais qu’on avait fait beaucoup d’efforts".

En 2004, une sénatrice communiste a aussi alerté sur la situation, lors d'une question au gouvernement puis d'une conférence de presse. Elle avait recueilli 257 pages de témoignages de syndicats, CHSCT et agents. "Des personnels désespérés m'appellent pour relater des situations terribles de détresse", relatait-t-elle au ministre. Elle évoquait "la déstabilisation permanente à la suite de réorganisations incessantes" et même la multiplication des cas de suicides. Aucun des prévenus ne dit en avoir en entendu parler.

 

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Expertise CHSCT

Plus tard dans l’après-midi, la présidente projette un courriel de Jean-Claude Loriot, alors directeur des relations sociales. Il est adressé en 2005 aux directeurs régionaux, l’un des prévenus est en copie. Son objet est de donner la démarche à suivre pour enrayer les demandes d’expertises CHSCT : refuser, puis faire appel de la décision du tribunal le cas échéant, ce qui permet de suspendre la demande. Il écrit : "Il est clair qu’une hausse modérée de l’absentéisme – pour autant que cela soit exact – surtout dans le cadre d’une population vieillissante, n’est pas révélatrice d’un risque grave".

À propos de ces requêtes, il écrit : "l’objectif est clair : remettre en route le débat sur la ‘souffrance au travail’ et la ‘machine à broyer’". "Orange pressée", entend-t-on en écho dans la salle lorsque la présidente lit le courrier. Côté avocats, le ton monte. Pour ceux des parties civiles, ce courriel prouve que le directeur des relations sociales cherchait à étouffer le débat sur la souffrance au travail. L’une des avocats de la défense lui répond que "quand on l’habitude des relations social, ce mail est banal"… avant de commenter, à propos de la souffrance au travail : "c’est systématique, c’est une espèce de montre de Loch Ness qui revient régulièrement".

 

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HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Pauline Chambost
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