Comment les préventeurs manient-ils l’argument financier pour convaincre les directions ?

Comment les préventeurs manient-ils l’argument financier pour convaincre les directions ?

11.04.2022

HSE

Absentéisme, turn over, cotisation AT-MP… le défaut de prévention à un coût. Certains responsables HSE utilisent alors des données financières pour convaincre leurs dirigeants de débloquer des fonds et leur promettent de juteux retours sur investissement. Comment s’y prennent-ils ? Témoignages.

« Au début de ma carrière, l’argument financier m’a choqué. Pour moi, il n’y avait même pas besoin d’argumenter. Je vois désormais les choses autrement : si mes interlocuteurs ne sont pas matures sur la prévention, c’est à moi de les faire grandir, et si je dois utiliser les chiffres, alors je le fais », nous raconte Jérôme Mathié, responsable sécurité, sûreté et environnement d’une entreprise de métallurgie. L’OPPBTP, quant à lui, souhaite développer la culture économique des préventeurs. « Ils doivent savoir argumenter et convaincre, non seulement du bien-fondé de leurs préconisations en termes d’action ou de démarche de prévention, mais aussi de la valeur ajoutée de celles-ci pour la performance globale de l’entreprise », écrit l’organisme. Les préventeurs utilisent-ils l’argument financier, aujourd’hui ? Si oui, comment ? Est-ce toujours efficace ?

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Franck Vedel est le seul interrogé à ne plus utiliser l’argument financier. « Je pense que ce sujet est obsolète, au moins dans les grands groupes. La prévention est désormais dans l’ADN des managers », croit cet ancien responsable HSE de Vallourec et Alstom, devenu consultant. Et d’ajouter, terre à terre : « Un accident du travail c’est entre 30 000 et 50 000 euros. Un décès, entre 500 000 euros et un million d’euros. Pour une grosse entreprise, ce n’est pas grand-chose. Elle provisionne et attend le suivant ».

Tous les autres y recourent, en plus des arguments réglementaires (la responsabilité pénale), humains et de l’image de marque. « Avec certains directeurs, il est plus facile de parler chiffres que bien-être », constate par exemple une ingénieure HSE et risques industriels d’un grand groupe. « Quand on veut convaincre la direction, c’est toujours plus facile de parler d’argent », abonde Nordine Bekhti, responsable HSE dans la logistique. « On l’utilise surtout pour justifier l’achat de matériel. Par exemple, en ce moment, on essaie d’équiper les livreurs de diables électriques. J’explique aux directeurs de magasins qu’il faut moins d’un an pour les rentabiliser, notamment parce que cela évite de mobiliser deux équipes de livreurs », raconte le responsable HST d’une enseigne d’électroménager.

Chronologie différente

L'argument sonnant et trébuchant fonctionne plus ou moins bien selon les dirigeants, les secteurs et la maturité de l’entreprise, expliquent les préventeurs interrogés. Par exemple, Jérôme Mathié, qui a exercé dans une entreprise de travail temporaire, fait remarquer que comme la majorité du coût de fonctionnement d’une agence d'intérim est sa masse salariale, elle est très impactée par le taux de cotisation AT-MP, et peut « très vite devenir non rentable si elle enregistre trop d’accidents ».  

« Quand je leur parle de prélèvement de charges sociales, ils comprennent vite qu’ils ont intérêt à investir », explique Benoît Stoven, de Bouygues Télécom. Le taux de cotisation AT-MP est en effet la donnée la plus citée. Il n’est indexé sur la sinistralité réelle que pour les grandes entreprises. Nicolas Borquet, IPRP dans un service de santé au travail interentreprises de Tarbes, raconte : « Les petites entreprises de moins de dix salariés ne voient pas le coût d’un accident du travail sur la facture. On met donc davantage en avant les coûts indirects : la perte de temps, la paperasse, voire l’arrêt de production ».

Autre limite : le plafond de verre. « Dans notre société, le taux de cotisation AT-MP ne constitue plus un argument financier, parce qu’il est maintenant très faible. Désormais, on analyse les accidents potentiels, c’est-à-dire un accident pas très grave mais qui aurait pu l’être », rapporte Jérôme Mathié. Par ailleurs, le taux de cotisation est calculé en fonction d'une sinistralité lissée sur trois ans, alors que « les dirigeants aiment bien avoir des indicateurs très vite », fait remarquer Benoît Stoven.

« Dangereux à manier »

« La recherche et l’exploitation des données ne sont pas évidentes », fait remarquer un responsable HSE dans le BTP. Les investissements sont compliqués à calculer, poursuit-il : « Par exemple, il y a plein de dispositifs de sécurité sur une grue : comment calculer le coût supplémentaire de telle grue par rapport à une autre ? ». « Attention à la méthodologie et la rigueur », alerte en effet Jean-Philippe Sabathé, responsable prévention des risques à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, qui travaille sur le sujet depuis plusieurs années avec un économiste de l’INRS. Il fait remarquer qu’il est difficile d’établir un lien de causalité sûr entre telle mesure et une baisse de la sinistralité, la démarche de prévention pouvant être parasitée par d’autres facteurs.

Pour Jean-Philippe Sabathé, même avec l’argument financier, la clé est d’avoir des dirigeants qui restent en poste. Investir dans la prévention, y compris quand un retour sur investissement est prévu, est un pari que n'ont pas forcément intérêt à prendre les actionnaires ou des dirigeants à la vision plus court-termiste. « Croire en la prévention, c’est parier sur l’avenir, résume-t-il. Si je n’ai pas le temps de parier sur l’avenir, je ne prends pas le risque de l’investissement. »

Pauline Chambost
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