Entre ceux qui en rêvaient et ceux qui saturent des réunions en visio : témoignages de télétravailleurs confinés

Entre ceux qui en rêvaient et ceux qui saturent des réunions en visio : témoignages de télétravailleurs confinés

04.05.2020

HSE

Quelque 8 millions de travailleurs français sont, du jour au lendemain, devenus des télétravailleurs. D'Alex, trader, qui n'aurait jamais pensé que ce serait pour lui, à Inès, consultante, dont le cabinet a inventé un système d'"anges gardiens", en passant par Julia, avocate, qui a eu envie de dire "stop", comment le vivent-ils ?

Pour beaucoup de travailleurs du tertiaire, c'est arrivé d'un coup, à la mi-mars, peu ou prou en même temps que les règles de confinement : ils ont été mis en télétravail. Dans l'improvisation, bien souvent, pour ces quelque 8 millions de Français qui seraient devenus des télétravailleurs confinés. Une enquête réalisée par Res publica, agence de conseil en dialogue social, en partenariat notamment avec la CFDT et le think tank Terra Nova, indique que près de la moitié des 1 860 répondants (42 %) n'avaient jamais télétravaillé, et que 83 % n’ont jamais bénéficié d’une formation dédiée.

Pourtant, au bout de quelques semaines, les trois quarts jugent leurs conditions de travail faciles (55 %) ou très faciles (20 %). Cela laisse tout de même un quart pour qui c'est difficile (21 %), voire très difficile (4 %). Ces personnes mentionnent comme explications le sentiment d'isolement, par manque d'environnement social professionnel, la difficulté à séparer vie pro et vie privée, la charge et la durée du travail. Ou encore la lassitude d'une situation qui se prolonge. L'enquête reposant sur les réponses volontaires de 1 860 personnes entre le 1er et le 20 avril, on peut imaginer que la part de ceux pour qui cela devient difficile augmente. Des vécus qui s'incarnent dans les témoignages que nous avons recueillis, nous aussi au courant du mois d'avril.

 

Rémi*, responsable formation d'une ONG : "La prise en compte des risques psychosociaux est clairement en stand-by"

Je vis en couple sans enfant, et j'ai une pièce qui me sert de bureau, dans laquelle je peux m'isoler. Mais c'est aussi là que nous entreposons le linge, par exemple, et j'ai dû la réorganiser pour éviter que l'on voie mes affaires lors des réunions en visioconférence. Cela m'a aussi permis d'avoir plus de lumière. Le bureau n'est pas hyper adapté, mais cela va encore. Je travaille sur un ordinateur portable, je viens de me procurer un clavier et une souris pour améliorer un peu la posture, je vais peut-être essayer de trouver un écran. J'ai des collègues pour qui c'est bien plus compliqué, qui vivent à plusieurs avec des enfants dans de petits espaces.

Avant la crise, mon organisation autorisait 3 jours de télétravail par mois, je ne les utilisais pas systématiquement, car j'ai souvent des rendez-vous à l'extérieur, ainsi que des réunions auxquelles il n'était alors pas prévu de pouvoir participer à distance. Mes journées de télétravail étaient des journées plutôt sans collaborations, lorsque j'avais besoin de me concentrer sur un dossier. Là, c'est un peu tout l'inverse : parfois, c'est visio quasiment non stop !

Le planning des réunions ne prévoit pas de temps de pause entre deux sessions, je les enchaîne sans décoller de l'écran. Hier, j'ai par exemple dû couper la caméra et mettre le haut parleur à fond pour continuer à écouter le temps d'aller vite fait aux toilettes. J'ai aussi du mal à prendre une vraie pause pour le déjeuner. À la fin de la journée, j'arrive bien à déconnecter, mais je suis vraiment lessivé.

Ma charge de travail a clairement augmenté, et mon manager n'a pas su redéfinir les tâches prioritaires, organiser l'activité en mode projet. Nous n'avons pas de feuille de route claire, tout se fait dans l'urgence depuis mi-mars, ça n'aide pas, on perd beaucoup de temps à faire des points d'équipe sur des détails, et on met tellement de temps à répondre à certains besoins, qu'il arrive que le travail fourni ne serve au final à rien.

Au niveau global, pour tout le siège de l'ONG, la gestion se fait aussi dans l'urgence. Là non plus, les tâches de chacun ne sont pas claires. Individuellement, les gens sont assez autonomes et savent donc quelle est leur mission, mais sans coordination, c'est compliqué de se réinscrire dans une organisation modifiée. Au niveau des RH, la prise en compte des risques psychosociaux est clairement en stand-by, et j'ai le sentiment qu'ils ne se rendent pas compte des fortes angoisses de certains collaborateurs, notamment sur les aspects financiers, avec la mise en place de l'activité partielle. Tout ceci fait que cela n'a pas été rassurant. Et ne l'est toujours pas.

 

Julia*, avocate : "On a supprimé nos limites sans le vouloir"

Mes conditions de travail confinées sont assez bonnes puisque je suis chez ma mère avec mon frère et ma sœur, dans une maison avec jardin. J'ai une chambre où travailler dans le calme et une connexion Internet. En revanche, je travaille sur un plus petit ordinateur qu'au bureau donc je me fatigue davantage les yeux.

La pression est plus forte parce que nous devons répondre en urgence à des questions de nos clients en lien avec la crise sanitaire, mais nous n'avons pas beaucoup plus de travail. Au début du confinement mon temps de travail a légèrement augmenté parce que j'étais un peu moins efficace. Les premières semaines, nous avions beaucoup d'appels dans la journée. J'ai l'impression que des clients s'ennuyaient et donc m'appelaient pour avoir l'impression de faire quelque chose. C'était lourd, j'avais vraiment envie de dire "stop".

Pendant cette période de télétravail exceptionnelle, les frontières entre vie privée et vie professionnelle sont largement effacées. Les clients ont mon numéro de portable, il leur arrive de m'envoyer des SMS et m'appeler à des heures pas possibles. Je ressens d'ailleurs une oppression. Mes supérieurs, sans vraiment s'en rendre compte, ont organisé des réunions à l'heure du déjeuner et m'appellent vers 21 heures. Moi-même j'ai effacé les frontières : l'autre jour j'ai appelé mon boss à 20h30 alors que je ne l'aurais jamais fait en temps normal. Derrière, j'entendais ses enfants qui mettaient le couvert… Bref, on a supprimé nos limites sans le vouloir. En temps normal, quand mes supérieurs m'appellent et que je ne suis pas au cabinet, tant pis. Alors que maintenant, je réponds tout le temps. J'arrive plus ou moins à déconnecter le soir et le week-end mais comme ma chambre est mon lieu de travail, quand j'y suis, je vois mes dossiers sur le bureau et donc j'y pense.

Je ne pense pas que, jusqu'à présent, le cabinet aurait pu mieux gérer la situation, même si je n'ai pas reçu de formation au télétravail ni de conseils. Je n'ai pas mon manager tous les jours au téléphone et il ne dit rien de plus que des mots de politesse, mais cela me convient très bien. Nous prenons des nouvelles les uns des autres entre collègues. Le cabinet ne nous a pas encore parlé de l'avenir, du paiement des rétrocessions. J'aimerais quand même bien qu'ils nous rassurent avec un "ne vous inquiétez pas, on ne vous virera pas". 

 

Alex*, trader dans une banque d'investissement : "Je travaille dans une équipe qui fonctionne bien en temps normal, ça fonctionne bien là aussi"

Je n'avais jamais télétravaillé auparavant, alors que j'en rêvais ! Cela n'était pas possible pour les opérateurs de marché, pour des raisons de compliance (sécurité, confidentialité, délit d'initié, etc). Mais début mars, l'AMF (autorité des marchés financiers) a indiqué qu'aucune disposition n'interdit le télétravail pour nous, à condition d'organiser autrement le respect de ces exigences. J'espère que cela pourra perdurer lorsque la crise sera passée, mais je ne me fais pas trop d'illusions.

Je vis en couple sans enfant et je travaille dans le salon, dans un appartement suffisamment grand pour que cela ne soit pas pénible. J'ai pu acheter, sur note de frais, un écran supplémentaire, ce qui fait qu'au niveau matériel, je suis assez proche de mon installation au bureau. Je n'ai pas de douleurs particulières, d'autant que j'échappe à la plupart des réunions en visio, que je me lève naturellement souvent, et fais en plus du sport matin, midi et soir.

Nous travaillons sur ce qu'on appelle "la platine", qui enregistre toutes nos conversations. Je suis un peu plus aux aguets qu'en temps normal, puisque tout passe par le son, au lieu des contacts visuels qu'on a dans l'open-space. On doit s'organiser pour qu'il y ait toujours quelqu'un pour répondre et donc prendre si nécessaire le relais d'un collègue qui serait momentanément accaparé par ses enfants, par exemple.

Les marchés sur lesquels je travaille étant au ralenti, mon activité est plus calme que d'habitude. Tout le monde a dû poser des jours de congé, ce qui aurait pu entraîner une surcharge sur certains collègues ; ce n'est pas le cas, car nous ne sommes pas en sous-effectifs. Je travaille dans une équipe qui fonctionne bien en temps normal, ça fonctionne bien là aussi. Je sais que mon boss a suivi un atelier de formation au début du confinement, notamment pour que les managers intègrent bien le fait que, dans la situation actuelle, tout le monde n'aura pas le même rythme de travail. Cela va dépendre d'où on est, de la situation familiale, du matériel et de la connexion que l'on a… Inutile de faire du flicage et de vouloir donner la même charge de travail à tous.

Le service com nous envoie régulièrement des mails "faire du sport", "gestion des émotions et confinement", "équilibre vie privée - vie pro"… Des trucs bateau. J'avoue que je n'ai pas eu la curiosité de les lire, parce que je ne me sens pas concerné. Vers 18 heures, je claque mon ordi et c'est fini, je n'ai pas de mal à déconnecter. Bon, la tentation est forte de se prendre tous les soirs une bière après le boulot. Ici, on a fixé une règle : pas avant 20h15, après les applaudissements aux soignants. Cela ne m'inquiète pas, mais il faut bien reconnaître que pour les apéros, les barrières que l'on se met d'habitude – pas en début de semaine, pas tous les soirs, etc – ont sauté.

 

Théo, professeur de SES (sciences économiques et sociales) : "La première semaine […], on s'est un peu enflammé"

Mes conditions de travail sont très bonnes en temps normal et elles le restent en ce moment. Je suis confiné en appartement chez ma mère avec mon petit frère. Ce que je déplore par contre : j'utilise mon ordinateur personnel pour travailler et donc son obsolescence s'accélère. Niveau équipement toujours, les plateformes mises à disposition n'étaient pas utilisables la première semaine parce que saturées, donc cela nous a beaucoup ralentis. J'ai passé un temps fou pour trouver les meilleurs outils disponibles.

La première semaine, la charge de travail a donc augmenté parce qu'il fallait s'approprier les nouveaux outils numériques, ajuster les contenus, se coordonner entre collègues… On s'est un peu enflammé en se disant qu'il fallait absolument que les élèves poursuivent le programme, en les surchargeant un peu. Il faut dire qu'il y avait des injonctions des inspecteurs et du ministre. Mais cela s'est tassé un peu ensuite. Mon temps de travail n'a pas augmenté parce qu'après une première semaine particulière, je me suis imposé de ne pas faire plus de 40 heures par semaine.

Je bénéficie d'une situation spécifique à mon établissement puisque les lycéens y ont un très bon niveau. Ils sont tellement autonomes que je n'ai pas eu de contact avec les parents, contrairement à plein d'autres collègues d'autres établissements. En revanche la frontière entre le temps domestique et le temps professionnel est devenue floue, en particulier la première semaine, parce que je recevais des messages à 21 heures ou 22 heures. Maintenant, à 18 heures je mets mon téléphone en mode silencieux et ne réponds plus.

Certaines académies ont mis en place des numéros verts pour contacter des psychologues, mais je n'ai rien reçu. Les inspecteurs nous ont envoyé des pistes de réflexion pour l'organisation du travail et le contact avec les familles, mais pas d'injonction. Nous avons deux groupes whatsapp de collègues : un sérieux sur lequel nous nous échangeons des informations de travail et un autre de divertissement pour blaguer et se soutenir. Ce n'est pas un soutien moral formalisé mais cela en a tout l'effet !

 

Ines*, consultante : "J'ai tendance à être en "mode machine"

Je suis confinée en couple dans un appartement. J'ai dû installer une box parce que je n'avais pas Internet chez moi et pour travailler j'alterne entre mon bureau, mon canapé et mon lit. Il y avait de la pression avant le confinement et elle subsiste maintenant. Au début, le discours de la direction était : "ce n'est pas parce que nous sommes en télétravail que l'on va moins en faire. On va même en faire deux fois plus pour montrer au client que l'on bosse", mais ça s'est calmé. Par contre, mon temps de travail a augmenté parce que habituellement on s'accorde une pause le matin et l'après midi alors que maintenant j'ai tendance à être en "mode machine".

Je suis assez critique en général mais là je dois dire que mon entreprise a géré. La seule chose que je peux lui reprocher, c'est la gestion des congés. Sinon, beaucoup d'efforts sont faits pour que nos bonnes conditions de travail soient maintenues. Il y a un accompagnement. Par exemple, on peut appeler une coach professionnelle quand on le souhaite. Je n'en ressens pas le besoin mais c'est sympa que ce soit mis en place. Une élue du CSE a appelé tout le monde les premiers jours pour prendre des nouvelles et recueillir les questions. Une fois par semaine, nous avons un cours de sport animé par un coach sportif, que nous suivons tous ensemble par visio. L'entreprise, qui compte une quarantaine de salariés, a mis en place le jeu de l'ange gardien : un collègue, qui change toutes les deux semaines, veille sur nous. On s'envoie des vidéos rigolotes ou des photos de nos plats cuisinés, par exemple. Le but est d'être sûr que personne ne soit totalement isolé.

En revanche, nous n'avons pas reçu de formation ou conseils pour télétravailler. Cela aurait été pertinent d'avoir un message officiel de la direction pour nous rappeler l'importance de la déconnexion puisque je reçois des mails de collègues la nuit et le week-end – je ne les traite que lorsque le sujet me plaît !. À la place, elle donne le mauvais exemple en communiquant en dehors des heures de travail. De manière générale, la séparation entre mes vies personnelle et professionnelle est plus difficile, forcément. Par exemple, pendant la pause du déjeuner, mon ordinateur reste allumé et je regarde sans arrêt si je n'ai pas reçu de mail. Mais j'ai une discipline de travail qui me permet de ne pas en faire trop. Je m'arrête systématiquement vers 18 heures. En temps normal, mon entreprise n'autorise pas suffisamment le télétravail à mon goût, j'ai un petit espoir qu'on en fasse davantage après tout cela !

 

* Les prénoms ont été modifiés

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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