"La politique salariale est de plus en plus individualisée"

"La politique salariale est de plus en plus individualisée"

09.11.2021

Convention collective

Alors que le débat sur les salaires refait surface à l'approche de la présidentielle, le rapport publié par la Dares sur le dialogue social en entreprise jette un pavé dans la mare en soulignant le peu de marge de manoeuvre dont disposent les entreprises et les représentants du personnel en matière de négociations salariales. Entretien avec Camille Signoretto et Baptiste Giraud, les coordonnateurs du rapport.

La Dares a publié en septembre un rapport d'études intitulé "Reconfigurations des usages et des pratiques du dialogue social en entreprise dans un contexte
de changement socio-productif et institutionnel" (en pièce jointe). Les chercheurs ont travaillé à partir de la dernière enquête RÉPONSE de 2017 du ministère du travail qui est réalisée tous les six ans. Les auteurs du rapport ont choisi comme angle d'entrée quatre modèles socio-productifs, configurations-types d'entreprise qui vont au-delà de la taille et du secteur. Entretien avec les coordonnateurs du rapport, Baptiste Giraud (LEST) (*) et Camille Signoretto (Ladyss, LEST, CEET).

Des petites entreprises paternalistes souvent dénuées de représentants du personnel

Le premier modèle identifié est celui des petites entreprises paternalistes "où les négociations collectives comme les conflits collectifs restent rares et l'absence d'IRP demeure la règle", note Baptiste Giraud. "Les IRP y sont très contrôlées par les employeurs et davantage sélectionnées par la direction de l'entreprise que par les salariés, poursuit le chercheur. Comme il n'existe souvent pas de service RH, les représentants du personnel, lorsqu'ils sont présents, y sont souvent un substitut. Et dans ce cas, il est improbable que les représentants du personnel portent des revendications salariales". "Leur marge de manoeuvre est assez faible", renchérit Camille Signoretto. "Dans ce cadre, les IRP ne servent guère à faire émerger la parole des salariés, ni à engager des négociations ou des discussions collectives informelles, mais uniquement, dans de rares cas, à ratifier sous la forme d'accords collectifs des décisions unilatérales imposées par l'employeur", note le rapport.  

Dans ce modèle, l'absence de négociations salariales n'est pas que le fait de la faiblesse ou de l'absence d'IRP ; la direction elle-même subit des contraintes. "Bien souvent, les entreprises sont en situation de sous-traitance, avec une faible valeur ajoutée. Le contexte de dépendance économique entraîne une pression sur les salaires via les donneurs d'ordre", observe Baptiste Giraud. 

Des PME innovantes et dynamiques où la négociation salariale est individualisée

Deuxième catégorie d'entreprises, les PME innovantes et dynamiques. "Il s'agit d'entreprises en croissance qui vont bien, qui ont une bonne place sur le marché économique, elles sont l'objet de peu de conflits, observe Camille Signoretto. Il peut s'agir de start-up ou d'entreprises qui sont sur des marchés de niche avec des produits à haute valeur ajoutée. Dans ces entreprises, les salariés ont plus d'autonomie, la main d'oeuvre est plus qualifiée. Leur autonomie est tout de même contrôlée par des objectifs de résultat. Les représentants du personnel disposent de plus de ressources personnelles". 

Baptiste Giraud y observe "une forte individualisation des politiques salariales avec beaucoup de primes". Par ailleurs, "les représentants du personnel, en grande majorité, ne sont pas syndiqués. Les élus sont souvent diplômés et jouent rarement un rôle de médiateur en matière de salaires car les salaires sont plus élevés et le pouvoir de négociation individuelle est aussi plus élevé".

C'est ce que résume ainsi le rapport : "si les négociations collectives ne sont pas absentes, elles se concentrent en revanche plus souvent qu'ailleurs uniquement sur le thème de l'organisation du travail et l'épargne salariale, l'enjeu des salaires étant le plus souvent renvoyé à des discussions informelles avec les représentants du personnel. La représentation du personnel continue donc de ne jouer secondaire dans la régulation des relations de travail". 

Des entreprises néo-tayloriennes de service contraintes par des subventions publiques

Troisième modèle, les entreprises néo-tayloriennes de service "dont la gestion se caractérise en premier lieu par des contraintes budgétaires et la faible autonomie en matière d'emploi ou de salaires, du fait que ces établissements sont situés sur des marchés réglementés par l'administration et dépendantes de financements publics, ou qu'ils sont plus souvent filiales de grands groupes d'entreprises", explique le rapport. "On observe une organisation de travail très rigide avec de nouveaux modes de contrôle, indique Camille Signoretto. Il y a une surreprésentation de ces entreprises dans le secteur sanitaire et social. La syndicalisation y est plus forte même au niveau des salariés ; il y a plus de conflits et de tensions. Ces entreprises sont pressurisées par le contexte économique car, soit elles sont en difficulté, soit elles sont soumises à des contraintes liées au versement de subventions publiques avec des budgets serrés, ne disposant ainsi que de peu de marge de manoeuvre". "Le fait d'être sur des marchés réglementés par les collectivités territoriales ou l'Etat crée des contraintes extérieures sur la politique salariale. Elles sont par ailleurs dans un marché concurrentiel qui suppose de s'aligner sur les salaires (souvent bas) des associations sauf pour le personnel qualifié", complète Baptiste Giraud.

Des entreprises néo-fordistes en tension soumises à la financiarisation de leur capital

Dernier modèle identifié : les entreprises néo-fordistes en tension. "Ce sont souvent de grands groupes industriels ou bien encore des groupes de la grande distribution", observe Camille Signoretto. "La présence syndicale est quasiment systématique, note Baptiste Giraud. Les syndicats sont ancrés de longue date, il y a une transmission militante. Si les salaires sont un enjeu ritualisé dans les pratiques de négociation, ces entreprises subissent une forte contrainte liée à la financiarisation de leur capital, sans compter que certaines sont en difficultés avec une pression sur les salaires et les emplois dans le cadre de restructurations". 

Ces entreprises sont donc "davantage symptomatiques du développement d'un capitalisme financiarisé, qui limite autant l'autonomie des directions dans leur décision que les salariés dans leur travail, constate le rapport. Les enquêtes de terrain mettent également en évidence la manière dont la domination actionnariale et la centralisation des décisions au niveau du groupe peut vider de sa substance les négociations qui se déploient à l'échelle des établissements".

Une réalité qui contraste avec la volonté de développer la négociation salariale d'entreprise

Le rapport met en lumière les obstacles que rencontrent - de fait - bon nombre d'entreprises dans leur capacité de négociation salariale. Et ce, alors même que dans le cadre du débat actuel sur le pouvoir d'achat, certains ministres comme Bruno Le Maire, le ministre de l'économie, appellent les entreprises à augmenter les salaires. "Il existe des idées reçues sur les entreprises de la part des politiques qui disent qu'il faut négocier au sein des entreprises, constate Camille Signoretto. Ils oublient que la négociation n'aboutit pas nécessairement à un accord, que cela peut donner lieu à une décision unilatérale de l'employeur, à un désaccord voire même conflit pour faire avancer la négociation. Les politiques nient la relation de subordination entre les salariés et leur entreprise". 

"C'est un point qu'on a voulu mettre en avant : même dans des modèles où il n'y a pas de mobilisation collective par rapport à la négociation collective, pour autant, il existe des points de tension, une conflictualité sous-terraine sur les conditions de travail et les salaires qui sont objets de micro-conflits et de tensions, explique Baptiste Giraud. Ces sujets n'émergent pas comme un objet de mobilisation collective car la structure du personnel ne permet pas la mise en commun de ces attentes, notamment dans les PME et que, par ailleurs, le modèle d'organisation dans ce type de marchés réduit les marges de manoeuvre. Même dans les TPE paternalistes, il est difficile de perpétuer ce modèle qui passait par des meilleurs salaires. La pression des donneurs d'ordre attise les conflits dans ces entreprises. L'insatisfaction se traduit alors par des salariés qui partent quand l'économie va mieux, quand le marché du travail est plus en tension". 

Baptiste Giraud observe même un effet inverse sur les salaires à l'issue des dernières réformes sur la décentralisation de la négociation collective. "Les ordonnances Macron ont renvoyé à la négociation d'entreprise la majoration des heures complémentaires, donnant ainsi la possibilité aux entreprises de baisser le taux de majoration de ces heures. Or, dans certaines entreprises, c'est le seul levier pour avoir une rémunération décente". Dès lors poursuit-il, "pour toute une série d'entreprises, on ne peut imaginer une hausse des salaires qu'au niveau de la branche ou de la loi par le levier du Smic. Même dans les très grandes entreprises avec des militants aguerris, les salariés peuvent être soumis au chantage permanent à la restructuration, à l'emploi". La position des DRH n'est pas non plus aisée. "Dans ces grandes entreprises, la seule marge de manoeuvre du DRH est bien souvent de savoir où placer le curseur entre augmentation générale et augmentations individuelles", souligne le chercheur. "La politique salariale est de plus en plus individualisée. Les entreprises versent plus de primes individuelles, d'intéressement et moins d'augmentations générales", complète Camille Signoretto.

Autant dire que le rapport bat en brèche l'idée d'une décentralisation aisée de la négociation collective en matière de rémunérations. 

Un premier bilan mitigé de la mise en place du CSE

Le rapport s'interroge aussi sur les premiers effets de la mise en oeuvre du comité social et économique. "Nous manquons de recul et il y a eu la crise sanitaire, prévient Baptiste Giraud. Toutefois, on observe que dans toute une série d'entreprises, la mise en place du CSE a constitué un non-événement. Là où les IRP fonctionnent peu ou mal, la mise en place du CSE n'a rien changé". Le chercheur note également que "les entreprises s'y sont prises au dernier moment et se sont contentées de transposer les textes. Globalement, là où le gouvernement avait annoncé des négociations sur les modalités de fonctionnement du CSE, on a assisté à une mise en place a minima du CSE, à une érosion significative des moyens institutionnels et à une baisse du nombre de mandats".

"La difficulté est que cela risque de renforcer le rôle des délégués centraux avec le risque qu'ils soient déconnectés du terrain, met en garde Baptiste Giraud. D'autant plus que les représentants de proximité se mettent en place de manière erratique. Les DRH vont peut-être se rendre compte qu'ils sont nécessaire pour recueillir des remontées du terrain".

 

(*) Baptiste Giraud a participé à deux ouvrages sur le syndicalisme : "Sociologie politique du syndicalisme", de Baptiste Giraud, Karel Yon et Sophie Béroud aux éditions Armand Colin, et "Le travail syndical en actes. Faire adhérer, mobiliser, représenter", sous la direction de Baptiste Giraud et Yolaine Gassier aux Presses universitaires du Septentrion. 

Convention collective

Négociée par les organisations syndicales et les organisations patronales, une convention collective de travail (cct) contient des règles particulières de droit du travail (période d’essai, salaires minima, conditions de travail, modalités de rupture du contrat de travail, prévoyance, etc.). Elle peut être applicable à tout un secteur activité ou être négociée au sein d’une entreprise ou d’un établissement.

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Florence Mehrez
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