Le harcèlement moral institutionnel entre dans le champ du harcèlement moral au travail réprimé par le code pénal
03.02.2025
Gestion du personnel

Dans un arrêt très détaillé qui fera date, la chambre criminelle de la Cour de cassation reconnaît le harcèlement moral institutionnel comme étant la définition et la mise en œuvre, en connaissance de cause, d’une politique générale d’entreprise de nature à entrainer une dégradation des conditions de travail des salariés.
Une politique de réduction des effectifs à marche forcée
La Cour de cassation vient clore l’affaire France Telecom et reconnaît pour la première fois l’existence d’un harcèlement institutionnel, confirmant ainsi que cette notion est prévue par l’article 222-33-2 du code pénal. L’entreprise publique France Télécom (aujourd’hui rebaptisée Orange) subit une privatisation au début des années 2000. Elle fait alors face à de multiples défis sociaux, notamment l’ouverture à la concurrence sur le marché de la téléphonie et les révolutions technologiques de l’époque, qui conduisent au lancement de grands plans de restructurations : les programmes « NEXT » et « ACT ». Ces derniers visent à la suppression de 22.000 postes sur un total de 120.000 dans l’entreprise. S’ensuit alors une politique coercitive de déstabilisation massive, pour inciter les salariés au départ et forcer la réalisation de cet objectif, ce qui entraînera une vague de suicides et de tentatives de suicide entre 2007 et 2009.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
Un syndicat porte plainte et une enquête est ouverte. La Société et plusieurs cadres dirigeants, dont l’ex-PDG de la société ainsi que son numéro deux, sont mis en examen en décembre 2009 du chef de harcèlement moral et complicité de harcèlement moral. Ceux-ci sont condamnés successivement par la chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris le 20 décembre 2019, puis par la cour d’appel de Paris le 30 septembre 2022, à un an d’emprisonnement et 15.000 euros d’amende. Cette dernière reconnaît en effet que les prévenus se sont rendus coupables de faits de harcèlement moral institutionnel, défini comme des « agissements définissant et mettant en œuvre une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d’une collectivité d’agents, agissements porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation potentielle ou effective des conditions de travail de cette collectivité qui outrepassent les limites du pouvoir de direction.»
Les prévenus se pourvoient en cassation, en faisant valoir que le harcèlement moral institutionnel n’entre pas dans les prévisions de l’article 222-33-2 du code pénal. La Cour de cassation ne l’entend pas de cette oreille et entérine la solution apportée par l’arrêt d’appel par une décision définitive, sans renvoi. Elle confirme ainsi non seulement que le harcèlement moral institutionnel est bel et bien prévu par ledit texte, mais livre au surplus une définition précise et détaillée des éléments constitutifs de ce délit.
La notion de harcèlement moral institutionnel était prévisible …
Une interprétation jurisprudentielle nouvelle et imprévisible ?
Au soutien du pourvoi, les prévenus font notamment valoir que la répression du harcèlement moral institutionnel n’est pas prévue par la lettre de l’article 222-33-2 du code pénal, et que l’usage de cette notion par les juges constitue une interprétation jurisprudentielle nouvelle et imprévisible. Suivant ce raisonnement, cette jurisprudence nouvelle ne pourrait donc pas s’appliquer de manière rétroactive aux faits sans violer les principes de légalité des délits et des peines et de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, lesquels sont protégés par les articles 6 et 7 de la CEDH.
La Cour de cassation rétorque en rappelant d’abord que l’interprétation qui correspond à une « ligne perceptible de jurisprudence » ou qui « cadre avec la substance de l’infraction » doit être considérée comme prévisible (CEDH, 9 juill. 2004, Delga c. France, n° 8998/20).
La mobilisation des travaux parlementaires
À l’appui de son raisonnement, la Cour rappelle que le juge peut rechercher quelles ont été les raisons qui ont motivé l’adoption d’une loi pénale pour procéder à son interprétation (Cass. crim., 5 sept. 2023, n° 22-85.540). Elle mobilise donc les travaux préparatoires à la loi n°2202-73 du 17 janvier 2002 afin d’interpréter l’article 222-33-2 du code pénal et de montrer que le législateur souhaitait donner au harcèlement la portée la plus large possible.
Remarque : en effet, ceux-ci se réfèrent à un avis de la Commission consultative des droits de l’homme du 29 juin 2000. Cet avis identifie trois formes de harcèlement moral possibles : le harcèlement moral individuel, le harcèlement moral professionnel, organisé à l’encontre d’un ou plusieurs salariés pour contourner les procédures de licenciement, et le harcèlement moral institutionnel, qui participe à une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel. Les travaux préparatoires se rapportent également à un avis du Conseil économique et social du 11 avril 2001, lequel reconnaît également cette typologie et précise qu’il existe un risque particulier de voir des situations de harcèlement moral institutionnel émerger à l’occasion de restructurations. Il y est ensuite suggéré d’adopter la définition la plus large et consensuelle possible du harcèlement moral, afin de couvrir toutes ses modalités possibles. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la chambre criminelle démontre le caractère extensif de l’article 222-33-2 du code pénal, puisqu’elle a déjà pu reconnaître que celui-ci couvrait les actes de harcèlement managérial (pour un exemple récent : Cass. crim., 19 oct. 2021, n° 20-87.164).
En outre, la chambre criminelle rappelle que la Cour n’a jamais interprété l’infraction de harcèlement moral comme exigeant un rapport direct et individualisé, ni exclu qu’elle puisse revêtir une dimension collective. Elle considère ainsi que le harcèlement moral institutionnel n’est qu’une déclinaison, face à une situation de faits nouvelle, de l’infraction prévue à l’article 222-33-2. Le délit de harcèlement moral institutionnel, prévisible et ne procédant pas d’un revirement de jurisprudence, était donc bel et bien susceptible d’être opposé aux prévenus.
… et a désormais sa propre définition »
La Cour de cassation énonce ensuite une définition précise du harcèlement moral institutionnel : il s’agit des « agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés d’altérer leur santé physique ou mentale, ou de compromettre leur avenir professionnel ».
L’élément intentionnel : la connaissance des effets de la politique adoptée suffit
Le premier élément de clarification vise l’élément intentionnel de l’infraction de harcèlement moral. Lorsque les prévenus soutiennent que la cour d’appel ne l’aurait pas caractérisé, la Cour de cassation rétorque : « en retenant que [les prévenus] avaient connaissance des effets négatifs du maintien de la méthode adoptée sur la santé des agents du groupe et sur leurs conditions de travail, les juges ont caractérisé sans insuffisance l’élément intentionnel ». En effet, les dirigeants avaient maintenu leur politique, tout en ayant connaissance des dégâts humains causés par celle-ci sur la communauté de travail, qui avaient été relatés par des rapports d’expertises et fait l’objet de plusieurs alertes syndicales. Ainsi, la seule conscience des effets produits par la politique menée sur les salariés suffit à caractériser l’élément intentionnel.
Les juges relèvent également pour caractériser l’élément intentionnel de l’infraction, l’expérience professionnelle antérieure des prévenus, ainsi que leur connaissance ancienne et approfondie de l’entreprise.
L’élément matériel : la méthode de mise en œuvre d’une politique d’entreprise qui excède les limites du pouvoir de direction, à l’égard d’un collectif de salariés non individuellement identifiés
Le deuxième point de précision vise l’élément matériel de l’infraction, et en particulier les agissements qui peuvent être qualifiés de harcelants. Si les juges ne peuvent apprécier l’opportunité de mettre en œuvre une politique particulière dans l’entreprise, laquelle relève du pouvoir de direction, la Cour de cassation confirme néanmoins que la méthode utilisée pour la mettre en œuvre peut quant à elle être contrôlée par le juge, et qualifiée de harcèlement si elle excède les limites du pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise.
En l’espèce, la politique de restructuration menée par les dirigeants reposait sur la création d’un climat anxiogène et s’était concrétisée par la mise en œuvre de trois agissements spécifiques dont l’objet visait précisément à dégrader les conditions de travail afin de contraindre les salariés au départ :
la pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique ;
la prise en compte des départs dans la rémunération des membres de l’encadrement ;
le conditionnement de la hiérarchie intermédiaire à la déflation des effectifs lors des formations dispensées.
Enfin, en ce qui concerne les victimes potentielles d’un tel type de harcèlement, la Cour effectue une dichotomie selon la finalité des actes commis par l’auteur : lorsque les agissements ont « pour effet » une dégradation des conditions de travail, il est nécessaire d’identifier précisément les victimes de tels agissements. Il apparaît en effet nécessaire de déterminer précisément les victimes du harcèlement moral pour pouvoir constater de tels effets. En revanche, lorsque les agissements ont « pour objet » une telle dégradation, comme c’est le cas pour le harcèlement moral institutionnel, cette seule finalité suffit à caractériser le harcèlement. Il n’est alors pas nécessaire que les actes s’inscrivent dans le cadre d’une relation interpersonnelle entre l’auteur et sa victime, ni que ces dernières soient nommément désignées, nous dit la Cour. Il suffit que les agissements visent « un collectif de salariés non individuellement identifiés ».
Les prévenus avaient participé activement à la mise en œuvre, au suivi et au contrôle des résultats de cette politique, et tenu des propos publics démontrant que la conduite du groupe dépassait les limites admissibles de leur pouvoir de direction. La Cour de cassation confirme ainsi leur condamnation prononcée par la Cour d’appel de Paris.
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