Perturbateurs endocriniens : il ne faut pas miser sur les critères de Bruxelles pour prévenir les expositions

Perturbateurs endocriniens : il ne faut pas miser sur les critères de Bruxelles pour prévenir les expositions

17.06.2016

HSE

La Commission européenne a enfin présenté ses critères pour définir les perturbateurs endocriniens, à partir de la définition de l'OMS. Mais selon les scientifiques, on attend trop de la réglementation, notamment pour les travailleurs exposés.

"Nous attendons trop un cadre réglementaire. Or je ne pense pas que l’on ait absolument besoin d’avoir une nouvelle définition, de nouveaux critères, pour dire que telle substance est un perturbateur endocrinien. Nous ne connaissons peut-être pas tous les mécanismes d’action dans leurs détails, mais tout le monde sait ce qu’est un perturbateur endocrinien", déclarait le 1er juin 2016 Claude Emond, chercheur de l’université de Montréal, lors d’un colloque organisé par l’INRS et l’AISS (association internationale de la sécurité sociale) sur, notamment, l’exposition professionnelle aux perturbateurs endocriniens (PE). Répétant tout au long de leurs interventions l’omniprésence de ces substances, les intervenants – pour la plupart des scientifiques de haut niveau travaillant depuis de nombreuses années sur les PE – ont aussi répété que l’on avait une définition tout à fait satisfaisante : celle de l’OMS, donnée en 2002.

Définition de l’OMS

C'est cette définition qu’a choisi de retenir, mercredi 15 juin 2016, la Commission européenne en publiant enfin – alors qu’elle a été condamnée pour carence sur ce dossier en décembre 2015 par le Tribunal de l’UE ( voir notre article) – sa proposition de critères scientifiques qui doivent permettre de réglementer ces substances. Un perturbateur endocrinien est "une substance ou un mélange exogène altérant les fonctions du système endocrinien et induisant de ce fait des effets indésirables sur la santé d’un organisme intact, de ces descendants ou au niveau des (sous-) populations", dit l’OMS. Très bien, c’est en effet "strict" et "fondé sur la science", ainsi que le vantait mercredi le président de la Commission Jean-Claude Junker. Mais à cette définition, la Commission adjoint, des critères pour pouvoir les repérer. Des critères qui doivent permettre de donner une "forme juridique" à l’action de perturbation endocrinienne, et se glisser dans la législation sur les biocides, et celle relative aux produits phytopharmaceutiques.

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Barre trop haut

Pour identifier un PE, avant qu’il fasse donc éventuellement l’objet de restrictions réglementaires, il faudra donc mettre "en évidence des preuves scientifiques pertinentes", utiliser "la pondération d’une approche fondée sur des éléments concrets", procéder "à un examen systématique et solide". "La Commission européenne a placé la barre si haut qu’il sera ardu de l’atteindre, quand bien même il existe les preuves scientifiques de dommages", réagit l’Endocrine Society, la société savante internationale des endocrinologues. "Oui, nous savons que c’est un perturbateur endocrinien, mais il nous faut encore du temps pour connaître le mode d’action précis" : dans la bouche des scientifiques, qui jonglent entre les dizaines de métabolites différentes d���une même substance une fois qu’elle est dans le corps, les défis de la métrologie et des mécanismes d’action délétères, cette mise en garde revient sans cesse.

L’exemple du bisphénol

La chercheuse suisse Anne-Laure Demierre, de l’office fédéral de la santé publique, planche ainsi sur le bisphénol A et ses alternatives, pour comprendre jusqu’à quel point les travailleurs, qu’ils soient agents de caisse dans un supermarché ou serveurs dans un bistrot, sont exposés en manipulant des papiers thermiques. Au bout de plusieurs années, elle explique que pour savoir quelles sont les doses de substances actives au niveau métabolique, une fois passée la barrière cutanée, "il faudra encore attendre". Et pour le bisphénol S, qui est aussi un perturbateur endocrinien, avec des modes d’action différents du bisphénol A ? "Nos premières données nous montrent aussi une exposition", répond Sophie Ndaw, spécialiste de biométrologie urinaire à l’INRS. "Mais il nous faudra encore du temps pour en savoir davantage." Pour le D8 ou du Pergafast, deux alternatives au bisphénol A qui servent comme lui de développeur de couleur, Anne-Laure Demierre explique que "très peu de données sont disponibles sur leur activité endocrinienne, mais on sait qu’ils sont hautement toxiques pour l’environnement et très persistants".

Fenêtres de sensibilité

"Il faut arrêter de dire que l’on peut traiter les perturbateurs endocriniens comme une autre substance dangereuse, il y a vraiment quelque chose de très particulier", s’agace Laurent Vogel, de l’Etui, centre de recherche de la CES (confédération européenne des syndicats). Il plaide, en matière de prévention des risques professionnels, notamment, pour l’application du principe de précaution, estimant qu’il n’y a aucune raison scientifique pour attendre la mise en œuvre des critères de la Commission européenne. Impossible de fixer des seuils en deçà desquels l’exposition aux PE serait sans dangers, par exemple, explique Claude Emond. Ces substances entraînent des effets "dose-réponse non monotones". En d’autres termes, une exposition à une certaine dose peut n’avoir aucun effet sur une personne donnée à un instant T de sa vie, quand une dose bien plus faible va entraîner une réaction très forte… qui ne sera peut-être visible que bien plus tard. Le risque peut ainsi être très important pour un adolescent, par exemple, ou pour une femme enceinte. Il peut aussi varier en fonction des heures de la journée, notre activité hormonale n’ayant rien de linéaire. Les scientifiques parlent de "fenêtres de sensibilité". Cela pose la question de l’exposition des apprentis, ou des travailleurs en équipe alternante.

Les utilisateurs davantage exposés que les fabricants

Où trouver une liste des perturbateurs endocriniens ? La demande revient inlassablement chez les préventeurs, et l’INRS y travaille. Bien conscients que la substitution ne sera pas souvent possible, ils aimeraient au moins savoir, avoir un étiquetage, une classification. En matière de prévention, l’industrie chimique qui produit ces substances, est finalement assez avancée. Le gros point noir est du côté des utilisateurs aval. "Il y a les FDS (fiches de données de sécurité), très utiles pour faire passer l’information du fabricant à l’utilisateur", fait remarquer Marie-Hélène Leroy, de l’UIC. "Les FDS ne nous aident en rien sur la question des cocktails", lui répond Laurent Vogel. À l’Osha (agence européenne pour la santé et la sécurité au travail), Elke Schneider est elle aussi "frappée" de la différence d’exposition entre le secteur de la fabrication et les nombreux secteurs utilisateurs : "comment faire passer l’information ? Via Reach ?". Mais de toute façon rappelle-t-elle, "la législation de santé et sécurité au travail fixe des objectifs ; les employeurs ne doivent pas attendre que l’on colle une étiquette sur un flacon pour faire une évaluation des risques"… tout en reconnaissant que les coiffeurs, qui manipulent par exemple beaucoup de perturbateurs endocriniens, ne sont pas ingénieurs chimistes.

Élodie Touret
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