Procès France Télécom : en appel, moins de témoins et toujours la question juridique du "harcèlement moral institutionnalisé"

Procès France Télécom : en appel, moins de témoins et toujours la question juridique du "harcèlement moral institutionnalisé"

16.05.2022

HSE

Le procès en appel des anciens dirigeants de France Télécom, dont l’ex-PDG Didier Lombard, s’est ouvert le 11 mai 2022. En 2019, ils ont été déclarés "coupables d'avoir mené une politique de déflation des effectifs à marche forcée" qui aurait poussé plusieurs dizaines de salariés au suicide. La cour devra se prononcer sur la légalité de ce jugement.

La première des trente-cinq audiences prévues devant la cour d’appel de Paris, pour l’affaire des suicides à France Télécom entre 2007 et 2010, s’est tenue le mercredi 11 mai 2022. Jusqu’en juillet, les ex-dirigeants de l’entreprise de téléphonie, dont l’ex-PDG Didier Lombard et l’ex-numéro 2 Louis-Pierre Wenès, les parties civiles, avec leurs avocats respectifs, et les témoins, vont à nouveau se succéder à la barre.

Il y a près de trois ans, se déroulait le premier procès devant le tribunal correctionnel de Paris. Procès qui allait découler sur une décision de justice historique, en décembre 2019 : la condamnation des anciens dirigeants de l’entreprise pour « harcèlement moral institutionnel », « coupables d'avoir mené une politique de déflation des effectifs à marche forcée ». La 31e chambre correctionnelle avait examiné les cas de 39 salariés : dix-neuf s’étaient suicidés, douze avaient tenté de le faire et huit avaient connu un épisode de dépression.

Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, ex-DRH ont été déclarés coupables du délit de harcèlement moral et condamnés à un an d’emprisonnement (dont 4 mois de prison ferme) et 15 000 euros d’amende. Quatre autres dirigeants – Guy-Patrick Cherouvrier, Brigitte Dumont, Jacques Moulin et Nathalie Boulanger – ont été déclarés coupables de complicité de harcèlement, et condamnés à 4 mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende. L’entreprise France Télécom, devenue Orange, avait été déclarée coupable, elle aussi, et condamnée à 75 000 euros d’amende. Tous ont dû solidairement verser plus de 3 millions d’euros de dommages et intérêts aux parties civiles, anciens employés et familles de victimes.

À l’exception de l’ex-DRH Olivier Barberot, qui s’est finalement désisté, et de l’entreprise qui avait indiqué avant même la fin de la première instance qu’elle ne ferait pas appel du jugement, tous ont fait appel de la totalité de leur condamnation.

« Tour de passe-passe »

« Contestez-vous votre culpabilité ? », demande la présidente Pascaline Chamboncel-Saligue au premier des prévenus appelés à la barre, Didier Lombard. « Absolument », répond-il fermement, dépliant un discours écrit à l’avance pour expliquer les raisons de son appel. L’ancien PDG estime qu’en première instance il n’a « pas été écouté » et que le tribunal n’a fait « aucun effort pour comprendre la politique menée à France Télécom à l’époque ». « Nous avons été accusés d’avoir mis en place un complot à trois, destiné à harceler les salariés. Imaginer cela, c’est méconnaître le fonctionnement d’une société comme France Télécom », dénonce-t-il, commençant à évoquer les différentes strates décisionnelles et la « migration technologique ». La présidente le coupe au bout de quelques minutes : « Tout ça, vous serez amené à l’expliquer lors des audiences ». Il conclut en assurant avoir « entendu la souffrance lors de la première instance ». « Ça m’a marqué à vie, car ce sont des choses que j’aurais voulu éviter. Mais tout ça n’est pas la conséquence de mesures décidées de façon centralisée. »

À sa suite, Louis-Pierre Wenès, se montre aussi virulent. Il s’emporte contre un jugement « avec des inexactitudes » et « une logique parfois déroutante », avec « un tour de passe-passe qui fait que l’on est passé de 39 victimes à un malaise généralisé qui a touché l’ensemble de l’entreprise ». Exprimant tour à tour « incompréhension » et émotion, les autres prévenus exposent plus brièvement les raisons de leur appel. Même Olivier Barberot, l’ancien DRH qui s’est désisté, a fait lire une déclaration par son avocate. Il estime que la première instance n’a pas répondu à ses « questions » et qu’il « croi[t] aujourd’hui que la justice n’est pas en mesure d’y répondre ». Sa condamnation à 4 mois de prison ferme est donc définitive.

Qui entendre ?

En entendant régulièrement en tant que témoins des spécialistes de la souffrance au travail, les deux mois et demi d’audiences de 2019 avaient permis de poser des mots analysant le vécu des victimes et personnels de l’entreprise. Dans la solennité de l’enceinte judiciaire, on avait ainsi longuement écouté les sociologues Danièle Linhart, Michel Gollac et Christian Baudelot, le psychiatre Christophe Dejours, ou encore Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé. En sera-t-il de même cette fois-ci ?

« C’est une mode judiciaire : les grands témoins. Leur particularité : ils n’ont été témoins de rien, fustige François Esclatine, avocat de Didier Lombard. Ils nous ont expliqué que le harcèlement moral, c’est mal. C’est vrai ! La question de la cour, ce n’est pas ça. C’est de savoir si [les prévenus] sont coupables. L’objet du procès est de juger. Attention à ne pas le transformer en colloque. » Sur ce premier point de débat entre les avocats de la défense et ceux des parties civiles, la cour a tranché : il n’y aura pas de « grands témoins », ils ont déjà été entendus.

Les avocats des parties civiles ont bien tenté de défendre les auditions de l’inspectrice du travail Sylvie Catala, ou de Jean-Claude Delgène du cabinet d’expertise Technologia, promettant des « éclairages complémentaires ». « Il ne faudrait pas que la limitation du nombre de témoins nuise à l’oralité des débats », a insisté Frédéric Benoist. En vain : la plupart des témoins cités par les parties civiles ne reviendront pas à la barre. La cour a décidé de se limiter à ceux qui n’ont pas été entendus en première instance (dont la médecin du travail Catherine Morel) et à Fabienne Viala, ancienne élue CGT au CHSCT central, déjà entendue, mais pour qui les notes d’audience sont incomplètes.

Une décision qui laisse entrevoir un procès davantage axé sur la mécanique juridique. La présidente Pascaline Chamboncel-Saligue évoque d’ailleurs déjà, dès ce premier jour, la possibilité de « davantage individualiser la qualification développée ». La cour d’appel devra répondre à la question juridique essentielle de cette affaire : est-il possible de condamner pénalement un harcèlement moral systémique, dû à la politique de l’entreprise, et le tribunal de première instance l’a-t-il fait en respectant la règle de droit ?

 

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Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Élodie Touret
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