Procès France Télécom : les ex-dirigeants sont coupables de "harcèlement moral institutionnalisé"

Procès France Télécom : les ex-dirigeants sont coupables de "harcèlement moral institutionnalisé"

23.12.2019

HSE

C'est incontestablement un signal fort donné par la justice : oui, le harcèlement peut être le fruit d'une "politique anxiogène et déstabilisante" décidée au plus haut niveau de l'entreprise et il est pénalement condamnable. Les anciens dirigeants de France Télécom n'avaient pas le droit de mettre en œuvre une telle "politique de déflation des effectifs à marche forcée".

"Les moyens choisis pour atteindre l'objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits." Voilà ce que la 31e chambre correctionnelle du TGI de Paris a voulu indiquer aux 8 prévenus du procès France Télécom. Dix ans après la vague de suicides dans l'entreprise, Didier Lombard, PDG entre 2005 et 2010, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-DRH, ont été déclarés coupables de "harcèlement moral institutionnel", vendredi 20 décembre 2019. Le tribunal, par une décision historique, fait entrer cette notion dans la jurisprudence.

Les trois anciens dirigeants sont coupables d'avoir mené, durant les deux années 2007 et 2008, avec les plans dits Next et Act, une "politique de déflation des effectifs à marche forcée, jusqu'au-boutiste, ayant pour objet la dégradation des conditions de travail de la collectivité des agents de France Télécom pour les forcer à quitter définitivement l'entreprise ou à être mobiles". Ils ont été condamnés à un an de prison, dont huit mois avec sursis, et 15 000 euros d’amende.

Peines maximales et relaxe partielle

L’entreprise France Télécom, devenu Orange en 2013, est déclarée coupable et condamnée à une amende de 75 000 euros. Les quatre autres prévenus – Brigitte Dumont (ex-directrice du développement et des performances des RH), Nathalie Boulanger (ex-directrice des actions territoriales), Guy-Patrick Cherouvrier (ex-DRH France) et Jacques Moulin (ex-directeur régional) – sont reconnus coupables de complicité et condamnés à quatre mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende. Pour les 8 prévenus ce sont les peines maximales prévues par l'article 222-33-2 du code pénal tel qu'en vigueur au moment des faits qui ont été prononcées.

Tous ont en revanche été relaxés pour la période 2009-2010. Le tribunal a estimé que les "répercussions" des années suivantes – dont le suicide de Michel Deparis, technicien marseillais en juillet 2009, qui laisse une lettre dénonçant  le management par la terreur, et celui de Rémi Louvradoux en 2011, qui s'immole par le feu devant l'agence de Mérignac – étaient toujours bien dues à leur politique, de par sa "force structurante" et sa "force d'inertie". Cependant, "il est avéré que la politique de déflation des effectifs n'a pas été voulue au-delà de cette date", soit le 31 décembre 2008, fin officielle du plan Next.

Questions inédites

Le jugement n'est pas définitif ; sitôt prononcé, l'avocat de Didier Lombard, Jean Veil, a annoncé que son client ferait appel de la condamnation. Il clôt un procès long de trois mois, qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Paris du 6 mai au 11 juillet 2019, durant lequel le tribunal a examiné en détail les cas de 39 salariés : 19 se sont suicidés, 12 ont tenté de le faire, et 8 ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail.

Le tribunal devait se prononcer sur "deux questionnements inédits, l'un en droit, l'autre en fait", a souligné la présidente Cécile Louis-Loyant. Pour les faits, il s'agissait de caractériser, pour la première fois, le harcèlement moral institutionnel, c'est-à-dire découlant d'un système porté par la stratégie de l'entreprise. Car, a exposé la magistrate, "loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l'organisation du travail et dans les formes de management".

Incriminer le harcèlement moral institutionnel

Avant de voir ce qui, dans les faits contradictoirement discutés lors des audiences et de l'instruction, pouvait incriminer les anciens dirigeants, les trois juges ont dû étudier la question de droit qui était un des principaux enjeux de ce procès : l'article 222-33-2 du code pénal permet-il de condamner le harcèlement moral institutionnel ? Lors de leurs plaidoiries conclusives, les avocats de la défense avaient évidemment plaidé la négative.

 

► Lire aussi : Procès France Télécom : "Le tribunal voulait comprendre, cet objectif est atteint" 

 

Réponse du tribunal correctionnel, qui développe amplement sa décision dans toute la première partie des 345 pages du jugement : "L'incrimination du harcèlement moral au travail telle qu'en vigueur au moment des faits dont le tribunal est saisi permet, sans violer le principe d'interprétation stricte de la loi pénale, la répression du harcèlement moral au travail dit institutionnel, fondé sur une politique d'entreprise, visant par essence, une collectivité de personnels".

La genèse

Dans le contexte des difficultés auxquelles devait faire face France Télécom au début des années 2000 – et qui sont "indiscutables" pour le tribunal –, comment la stratégie de l'entreprise s'est-elle transformée en une "politique anxiogène et déstabilisante" avec les plans Next et Act, son volet RH ?

Le tribunal décortique longuement les faits et remonte aux trois années avant l'annonce de Next, y repérant des "sources potentielles de fragilité" que "les prévenus […] ne pouvaient ignorer" : "la jeunesse des institutions représentatives, la mise en place progressive du dialogue social, l'effort d'adaptation ancien et continu demandé aux personnels, l'usure psychique qu'il induisait […]".

L'arsenic

Puis viennent les 18 mois déterminants. Next et Act sont présentés à l'été 2005, pour transformer France Télécom en trois ans, avec l'objectif de 22 000 départs et 10 000 mobilités – sur 100 000 salariés. En février 2006, "cette déflation des effectifs passe du statut d'élément de contexte à objectif prioritaire" et "bien qu'alertée sur le caractère irréaliste de cet objectif, la Direction l'a maintenu de façon intangible pendant trois ans". Les prévenus ont assuré durant le procès qu'il ne devait s'agir que de départs volontaires. "Pur affichage", tranche le tribunal.

En octobre 2006, le PDG Didier Lombard prend la parole devant les cadres de l'entreprise (lors de la convention de l'Acsed) : "En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre". L'objectif sera dépassé, souligne le tribunal. Lors des audiences, les prévenus avaient tenté d'expliquer que ce n'était là que des mots malheureux. "Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelques temps l'effet toxique se fait sentir", répond Cécile Louis-Loyant, citant le philologue Victor Klemperer.

Les managers intermédiaires

Au cours des années 2007 et 2008, c'est "l'accomplissement à marche forcée" : à tous les échelons, en plus de la pression sur le contrôle des départs, des collaborateurs voient notamment la part variable de la rémunération indexée sur cette réussite. "Cette corrélation décidée à un niveau stratégique […] peut être qualifiée d'agissement harcelant par l'objet qu'elle visait, à savoir mobiliser la hiérarchie intermédiaire pour obliger des agents à quitter l'entreprise." Le tribunal retient aussi "le conditionnement des esprits des managers", lors de leurs, formations. 

Les dirigeants ne peuvent se défausser de leurs responsabilités sur ces managers intermédiaires "qui aurai[ent] utilisé, à leur insu, voire en ne respectant pas leurs valeurs qu’ils portaient, des méthodes dévoyées pour parvenir au nombre des 22 000 départs exigé, méthodes qu’ils ignoraient, qu’ils désapprouvent et condamnent", insistent les juges. Ce "bouclier de l'encadrement" est d'autant plus "inopérant" que "nulle intention de nuire n'est requise pour caractériser le délit de harcèlement moral".

Certes, relève le tribunal, le pouvoir hiérarchique de l'employeur lui donne le droit de fixer des objectifs, y compris de réduction des effectifs ou de réorganisation, "et il est admis [que cela] puisse provoquer un certain stress ou une pression"… Mais ces objectifs doivent être "fixés raisonnablement" et leur mise en œuvre doit "demeur[er] respectueuse des conditions de travail".

La 31e chambre a fixé un interdit aux patrons, ce 20 décembre. Et leur rappelle une obligation : "il faut concilier le temps et les exigences de la transformation de l’entreprise avec le rythme de l’adaptation des agents qui assurent le succès de cette transformation".

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Élodie Touret
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