Le Conseil constitutionnel veille à ce que le législateur, lorsqu'il renvoie des sujets à la négociation collective, encadre les modalités de cette délégation avec précision. Sinon, il censure les dispositions légales, comme il l'a fait récemment en matière de portage salarial ou, en 2008, de durée du travail. Le projet de loi Travail est-il sur la sellette ? Réponse d'experts.
Le risque d'une censure constitutionnelle plane-t-il sur le projet de loi Travail ? La question peut se poser pour les dispositions visant à élargir le champ de la négociation collective d'entreprise. En effet, tout n'est pas permis en matière de délégation aux partenaires sociaux. Le Conseil constitutionnel veille au grain et vérifie que le législateur a bien encadré la délégation. Le gouvernement, conscient de ce risque, a pris soin d'encadrer le renvoi à la négociation collective, en fixant des normes d'ordre public et en prévoyant des dispositions supplétives en l'absence d'accord. Cela suffira-t-il ?
Censure lorsque le renvoi aux partenaires sociaux n'est pas suffisamment encadré
En 2014, le Conseil constitutionnel a rappelé à l'ordre le législateur, censurant une disposition de la loi de modernisation du marché du travail du 25 juin 2008 qui avait confié aux partenaires sociaux le soin de fixer le régime juridique du portage salarial. Si le législateur peut confier à la négociation collective le soin de préciser les modalités concrètes d'application des principes fondamentaux du droit du travail, il devait au moins fixer les conditions essentielles de l'exercice du portage salarial, avaient souligné les Sages.
Précédemment, en 2008, c'est une partie des dispositions sur la durée du travail de la loi du 20 août 2008 que le Conseil constitutionnel avait retoquée. Il s'agissait de la contrepartie obligatoire en repos des heures supplémentaires accomplies au-delà du contingent annuel. Les Sages reprochaient au législateur de n'avoir pas précisé les conditions de mise en œuvre de ce principe, lesquelles étaient entièrement renvoyées aux accords collectifs ou, à défaut, au décret. "S'il est loisible au législateur d'ainsi renvoyer le soin de préciser les modalités concrètes d'application des principes fondamentaux du droit du travail, il doit au préalable définir les conditions de mise en œuvre de ces principes", avait insisté le Conseil constitutionnel censurant, faute de tout encadrement, le renvoi aux accords collectifs de la fixation de la durée du repos.
Négociée par les organisations syndicales et les organisations patronales, une convention collective de travail (cct) contient des règles particulières de droit du travail (période d’essai, salaires minima, conditions de travail, modalités de rupture du contrat de travail, prévoyance, etc.). Elle peut être applicable à tout un secteur activité ou être négociée au sein d’une entreprise ou d’un établissement.
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La nécessité d'exigences constitutionnelles moins strictes ?
Le même sort pourrait-il être fait aux dispositions du projet de loi El Khomri sur le temps de travail ? Le gouvernement n'a pas trop d'inquiétudes sur le sujet. D'ailleurs, le Conseil d'Etat, dans son avis du 17 mars, a écarté tout risque de censure sur le terrain de ce qu'on appelle "l'incompétence négative du législateur" (c'est-à-dire le cas où la loi n'est pas suffisamment précise par rapport à ce qu'exige la Constitution et notamment son article 34). "Le Conseil d’État a vérifié que les dispositions du présent article – et notamment la détermination du champ de la négociation collective et de celui des dispositions supplétives – ne comportaient pas de risque d’incompétence négative du législateur et ne privaient pas de garanties légales l’exigence constitutionnelle formulée au 11e alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 relatives à la protection de la santé et au droit au repos", précisent les juges administratifs.
Ce qui n'a pas empêché le président de la section sociale du Conseil d'Etat, Jean-Denis Combrexelle, lors d'une conférence organisée la semaine dernière par l'Association française des docteurs en droit (AFFD), d'inviter le Conseil constitutionnel à "réfléchir davantage à la notion d'incompétence négative" afin qu'il "exige moins du législateur lorsqu'il renvoie à la négociation collective".
C'est d'ailleurs un point qu'il avait développé dans son rapport, soulignant que même si le Conseil d'Etat "anticipe le risque réel de censure par le Conseil constitutionnel au titre de l'incompétence négative du législateur et prévoit un encadrement suffisant du renvoi à la négociation opérée par le projet", le Conseil constitutionnel peut apporter "ses réserves d'interprétation généralement dans le sens d'un encadrement qu'il estime encore insuffisant du renvoi à la négociation".
Renvoyer l'élaboration des normes sociales aux partenaires sociaux n'est donc aucunement un gage de réduction du nombre de pages du code du travail ! "Soit la loi précise, par exemple, les modalités d'un congé sur deux pages, soit la loi ne va pas dans le détail mais renvoie à la négociation collective avec le risque d'incompétence négative. Pour l'éviter la loi doit dire ce qui se passe précisément lorsqu'il n'y a pas d'accord ; le code du travail doit donc être assez précis", souligne Jean-Denis Combrexelle.
Les incertitudes qui pèsent sur le projet de loi Travail
Le risque d'une censure constitutionnelle existe, estime Pascal Lokiec, professeur de droit à l'université Paris Ouest-La Défense-Nanterre. "Une épée de Damoclès pèse sur la nouvelle architecture du code du travail. Il existe une double incertitude. La première sur la notion même de principe fondamental qui est une notion par définition floue (*). A de rares exceptions près, à commencer par le principe de faveur, le Conseil constitutionnel n’a pas formellement défini les principes fondamentaux du droit du travail. La deuxième, sur le degré de précision que doit prévoir la loi. En effet, le législateur doit définir de manière précise les conditions de mise en oeuvre du principe". Une troisième incertitude pourrait même surgir, avec une distinction subtile entre les conditions de mise en oeuvre du principe et ses modalités concrètes d'application qui peuvent être renvoyées à la négociation. "Enoncer le principe est donc insuffisant s'il n'est pas complété par des dispositions d'ordre public précises", explique-t-il
La question centrale est donc de savoir si les dispositions d'ordre public prévues par le projet de loi El Khomri sont suffisamment précises, ou si le risque de censure existe pour certaines, comme cela avait été le cas pour la loi du 20 août 2008. Joël Grangé, avocat associé au sein du cabinet Flichy Grangé Avocats n'est pas inquiet. "Si la façon dont le texte est structuré amène à se poser la question, soulignons qu'il prévoit des prescriptions d'ordre public, les modalités de la liberté accordée aux partenaires sociaux et les normes qui s'appliquent à défaut d'accord. Il n'y a pas beaucoup de trous dans la raquette".
Marc Canaple, responsable des études en droit social au sein de la CCI Paris Île-de-France, est du même avis. "Le risque d'inconstitutionnalité semble écarté. Le législateur, en posant des bornes qui encadrent la négociation collective, est bien dans sa mission conformément à l'article 34 de la Constitution".
Le seul point de vigilance pour Joël Grangé sont les dispositions relatives à la durée minimale du repos quotidien. Le projet de loi permet à un accord collectif d'y déroger "dans des conditions déterminées par décret, notamment pour des activités caractérisées par la nécessité d'assurer une continuité du service ou par des périodes d'intervention fractionnées". Deux imprécisions que le Conseil constitutionnel pourrait ne pas laisser passer.
(*) La fixation des principes fondamentaux relève du législateur en vertu de l'article 34 de la Constitution.