Réforme de la santé au travail : le rapport qui développe "techniquement" le scénario Lecocq

Réforme de la santé au travail : le rapport qui développe "techniquement" le scénario Lecocq

19.12.2019

HSE

Ils devaient au départ servir d'appui technique aux discussions du Coct, mais les partenaires sociaux n'en ont pas voulu. Le gouvernement, lui, a maintenu la mission en parallèle. Objectif : avoir des éléments précis pour éventuellement mettre en œuvre les propositions du rapport Lecocq. La mission Expert-Lanouzière-Seiller a remis son travail, et nous avons pu consulter le document.

Le moins que l'on puisse dire est qu'elle avançait en terrain miné. La mission rassemblant Christian Expert, Hervé Lanouzière et Stéphane Seiller a pourtant dû aller au bout de la tâche qui lui a été commandée par Matignon – et même validée par l'Élysée, selon nos informations. Elle a discrètement remis son travail début septembre au cabinet de Muriel Pénicaud. Depuis, c'est silence radio sur la question, le ministère préférant communiquer sur les questions d'emploi que de travail. Nous avons pu consulter le document.

Lorsque début 2019, le gouvernement confie au GPO (groupe permanent d'orientation) du Coct le soin de discuter de la réforme de la santé au travail, il sait que les partenaires sociaux vont avoir du mal à se mettre d'accord. Et pourtant, Édouard Philippe est alors bien décidé à avancer, à impulser une réforme à partir des "préconisations […] disruptives" qu'il voit dans le rapport Lecocq.

 

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À ce moment-là, Matignon a du mal à arbitrer entre les ministères du travail et de la santé, qui ont des positions divergentes sur la réforme et se disputent le dossier ; il a besoin d'éléments précis qui lui permettront d'arbitrer sur ce sujet peu maîtrisé par les équipes de la rue de Varennes.

En parallèle

Le gouvernement décide donc qu'une "mission d'appui" aidera le Coct, puis il fait marche arrière face aux protestations des partenaires sociaux. Mais la mission est maintenue, cette fois-ci en parallèle du travail au Coct. [voir encadré précisant la chronologie]. Pour éviter autant que possible de braquer les partenaires sociaux, les trois experts missionnés demandent à avoir des instructions différentes de la mission qui a été assignée au GPO.

Christian Expert, Hervé Lanouzière et Stéphane Seiller [voir encadré pour comprendre qui ils sont] se retrouvent ainsi à "approfondir techniquement" les principales propositions du rapport Lecocq, en essayant de répondre à la "faisabilité et aux conditions techniques de réalisation du schéma proposé".

"La mission précise qu’elle s’est […] interdit de se prononcer sur la pertinence de principe des recommandations du rapport Lecocq. […] Il ne lui a pas été demandé non plus de produire de propositions ou scénarios alternatifs. […] De même, la mission a noté qu’elle ne se situait pas non plus dans une phase de préfiguration effective, une fois un scénario arrêté"… Moult précautions sont prises. Elles ne sont pas toujours respectées, puisqu'il s'agit bien de fournir des arguments visant à appuyer certaines propositions du rapport Lecocq.

Attention, opération délicate

Au fil de 125 pages s'enchaînent des "fiches techniques d'approfondissement" du scénario Lecocq, puis des "fiches techniques" sans lien avec le scénario, et enfin des "notes d'argumentaire" venant appuyer certaines fiches techniques.

La fiche évoquant "l'organisation de la transition entre le système actuel et le système cible" tient en deux pages. Les auteurs s'y emploient surtout à lister les articles de loi qui seraient nécessaires et devraient – "compte tenu de l’ampleur et surtout de la nature du projet" – figurer dans une "loi santé au travail". Attention, avertissent-ils en gras, "l’expérience montre que des opérations de restructuration d’une telle envergure sont très délicates à mener et les effets bénéfiques attendus peuvent être longs à apparaître".

Offre de service en 5 volets dans chaque région

Proposition centrale du rapport de la députée LREM du Nord, reçue comme un boulet incandescent par les SSTI (services de santé au travail interentreprises) et les Carsat : créer dans chaque région une "structure régionale de prévention". Dans une logique de guichet unique, seraient rassemblés sous une même entité juridique de droit privé les SSTI, les Aract, les agents des Carsat aujourd'hui affectés à la prévention et à l'appui technique, ainsi que les agences régionales de l'OPPBTP.

Sans trop se mouiller sur la préfiguration de la structure ou sa gouvernance, la mission Expert-Lanouzière-Seiller s'est attachée à développer amplement les 5 volets de "l'offre de service" qui devrait pouvoir être y proposée. Ces 5 pans constitueraient un "socle minimal" conditionnant l'accréditation de la structure : suivi de la santé des salariés, prévention de la désinsertion professionnelle, ingénierie de formation, ingénierie de prévention, veille sanitaire et analyse des données de santé du territoire.

Ça tombe bien, cette question de l'offre de service, pour parvenir à une meilleure homogénéité sur tout le territoire et qui serait exigée dans un système de certification (et non d'accréditation, la différence est notable), c'est exactement ce sur quoi travaille Présanse. "Tous les services font globalement la même chose, mais ils ne l'expriment pas du tout de la même façon, ce qui gêne la lisibilité", nous expliquait récemment son directeur général Martial Brun. L'association compte avoir bientôt finalisé un cahier des charges, puis un référentiel ouvrant la voie à la certification tierce partie.

 

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France Santé Travail ?

Au niveau national, le "scénario Lecocq" érige un organisme public, sous la double tutelle des ministères du travail et de la santé, qui se  substitue à l’INRS, Eurogip, l’Anact, l’OPPBTP et reprend leurs missions. De gouvernance tripartite (État et partenaires sociaux), France Santé au travail (le nom proposé) "constitue la clé de voute de la prévention du futur système de santé au travail", écrit la mission Expert-Lanouzière-Seiller.

"Tête de réseau des structures régionales", FST contractualiserait avec les entités régionales sur la base d'un cahier des charges et leur allouerait les ressources en conséquence. Elle aurait une "direction de l’animation et du pilotage de la prévention, garante du déploiement du PST (plan santé travail)", s'occuperait de "l’ingénierie de prévention nationale" ainsi que l'ingénierie de la formation des professionnels de la santé au travail.

Objectif : "mettre fin à la dispersion des compétences et à l’illisibilité du paysage institutionnel actuel". Dans leur argumentaire proposé au gouvernement, les trois experts assurent que la proposition de créer FST "ne s’appuie pas sur une volonté a priori de fusionner trois établissements nationaux [Anact, OPPBTP national et INRS, ndlr] dans le seul souci de réaliser des économies d’échelles", mais "obéit plus généralement à l’ambition d’accélérer le développement de la culture de prévention dans l’entreprise (premier axe stratégique du PST3)".

Ils défendent "une logique ascendante qui a conduit à proposer un guichet unique en région et, partant, une structure unique de pilotage national", cette logique partant "des besoins identifiés comme non ou mal pourvus à l’échelon de base que constitue l’entreprise".

Le contrôleur, l'assureur et le préventeur

"Je ne crois pas du tout, pour être très clair, que l'idée qu'il faudrait dissocier par nature la mission de prévention et la mission de contrôle soit recevable", affirmait fin 2018 Nicolas Revel, directeur général de la Cnam – dont le mandat vient d'être renouvelé. Séparer les fonctions de contrôle et de conseil des agents des Carsat était une proposition clé du rapport Lecocq.

 

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Aujourd'hui, sur ce point, l'arbitrage politique semble avoir clairement basculé en faveur de la position de l'assurance maladie et de sa branche AT-MP, notamment grâce à l'avis de Bercy, frileux à l'idée de dépenser des sous pour toute réorganisation. Cette tendance se dessinait déjà lors du travail de la mission, qui n'a donc pas perdu de temps à argumenter ce point.

Néanmoins, les auteurs du rapport soulignent que le "schéma Lecocq" entendait distinguer 3 piliers : le contrôle (inspection du travail), l'assurantiel (Carsat) et la prévention avec FST et les entités régionales. Ce troisième pilier aurait été "à la disposition des entreprises pour les accompagner dans la réponse à apporter aux demandes émanant justement de l’inspection du travail et des Carsat".

Le 3P à la place du DU

Expliquant que "l'évaluation des risques est perçue comme une obligation administrative", le rapport Lecocq défend la nécessité de "desserrer la contrainte du formalisme du document unique exhaustif d’évaluation des risques" en le remplaçant par un plan de prévention des risques qui serait fait par les structures régionales, au lieu de la fiche d'entreprise dressée aujourd'hui par les SSTI.

Et concrètement ? Car ce point n'est pas du tout étayé ni développé dans le rapport Lecocq, qui insiste surtout l'enjeu de simplification réglementaire, ce qui n'est pas de nature à lever les inquiétudes des acteurs de la prévention. 

Techniquement, la mission Expert-Lanouzière-Seiller propose d'inscrire dans la loi l’obligation "d’élaborer ou d'adhérer à un plan d’action pluriannuel de prévention", le 3P. Pour les entreprises de plus de 50 salariés "ou présentant des risques particuliers", le 3P resterait individuel, il fusionnerait DUER et plan d'action.

Pour les entreprises plus petites, l'obligation se limiterait à adhérer à un "plan d’action de branche" qui recenserait les "principaux risques du métier (exemple : les cinq principaux risques des garages automobiles)". L'employeur devrait aussi mettre en place des "actions concrètes" inscrites dans ce plan, comme par exemple le captage des fumées d'échappement. Il devrait aussi s'engager à suivre une "formation à la démarche générale de prévention" d'une journée, de façon à être capable d'"identifier et traiter les situations à risques", "au fil de l’eau". Et ce "sans autre obligation de formalisation".

 

Qui sont les experts missionnés ?

► Christian Expert est médecin du travail, expert judiciaire. Il fait partie des experts de la santé au travail à la CFE-CGC, le syndicat des cadres, et est à ce titre notamment président depuis août dernier d'Eurogip, groupement d'intérêt public administré de façon paritaire. Il siège aussi, par exemple, à la CAT-MP, commission des accidents du travail et maladies professionnelles de la branche AT-MP de la Sécurité sociale.

► Hervé Lanouzière est directeur de l'INTEFP (Institut national du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle), depuis le 1er octobre 2019. Auparavant, lors de la mission d'expertise voulue par Matignon ainsi que du travail sur le rapport Lecocq, il était à l'Igas, inspecteur des affaires sociales depuis 2017. Inspecteur du travail de formation, Hervé Lanouzière a travaillé à la DGT de 2005 à 2012. Il y a notamment été en charge de la mission de recodification du code du travail, et a piloté en 2010, la cellule risques psychosociaux. Fin 2012, il est nommé directeur général de l’Anact. Il y reste jusqu'en 2017.

► Stéphane Seiller est un haut-fonctionnaire diplômé de l'Ensae (École nationale de la statistique et de l'administration économique) et de l'ENA (école nationale d'administration). Il a dirigé la branche AT-MP de l'assurance maladie de 2007 à 2011, puis a été le directeur général de la caisse nationale du RSI (régime social des indépendants). En 2018, il devient le directeur par intérim de l’Asip-santé (agence des systèmes d’information partagés de santé), jusqu'à être nommé conseiller maître à la Cour des comptes, en juin 2018. En février 2019, il remet à Matignon un rapport sur les indemnités journalières en cas d'arrêt maladie.

 

 

Chronologie

► Fin août 2018 : La députée LREM Charlotte Lecocq remet au premier ministre son rapport – écrit avec Henri Forest et Bruno Dupuis, avec l'appui d'Hervé Lanouzière – proposant de réorganiser en profondeur le système de la santé au travail. 

► 5 septembre 2018 : Quelques jours plus tard, Matignon présente son calendrier pour cette réforme : une phase de concertation, puis de négociation jusqu'en mars 2019, pour un projet de loi déposé au premier semestre 2019. Le même jour, la convention d'objectifs et de moyens 2018-2022 de la branche AT-MP est signée, après le longs mois de bras de fer entre le gouvernement et les partenaires sociaux. C'est une victoire pour les partenaires sociaux, qui obtiennent que l'excédent de la branche alimente la prévention.

► Fin 2018 : Les partenaires sociaux attendent en vain de recevoir une lettre de cadrage pour lancer les travaux.

 mi-février 2019 : Christelle Dubos, la secrétaire d'État auprès d'Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, se positionne sur la question, prenant notamment la défense de la branche AT-MP. Les ministères du travail et de la santé se disputent le sujet de la santé au travail.

► 20 février 2019 : Jean-Luc Berard, DRH de Safran, Stéphane Oustric, médecin généraliste et Stéphane Seiller, conseiller maître à la Cour des comptes, remettent au premier ministre un rapport sur la prévention et la maîtrise des arrêts maladie.

 22 février 2019 : Antoine Foucher, directeur de cabinet de Muriel Pénicaud vient en réunion du GPO du Coct exposer aux partenaires sociaux les intentions de l'exécutif concernant la réforme de la santé au travail. Il annonce la nomination d'experts en "mission d'appui". Les partenaires sociaux protestent.

► mi-mars 2019 : Les partenaires sociaux du GPO du Coct reçoivent leur lettre de mission. Il n'y aura pas d'experts en appui. Le GPO indique qu'il auditionnera qui bon lui semble.

► début juin 2019 : Alors que le GPO continue à se réunir presque toutes les semaines pour discuter de la réforme de la santé au travail, ils apprennent que la mission d'appui qu'ils avaient rejetée (réunissant Christian Expert, Hervé Lanouzière et Stéphane Seiller) a finalement bien été constituée. Pour eux, la loyauté des conditions dans lesquelles se déroule la concertation sur la future réforme de la santé au travail est remise en cause ; ils s'en offusquent dans un courrier à Muriel Pénicaud.

 26 juin 2019 : Antoine Foucher écrit aux membres du GPO pour tenter de les rassurer : "ces experts sont chargés d'apporter un point de vue juridique et technique sur les thématiques de la réforme sans que cela ne préjuge en rien des options politiques qui seront retenues par le gouvernement en s'appuyant sur vos travaux".

► 12 juillet 2019 : Constat d'échec des discussions au sein du GPO, qui durent depuis 4 mois. "L'inflexibilité patronale sur la question du financement des services de santé au travail interentreprises a d'emblée fermé toute possibilité de construction d'un texte commun", déclarent les syndicats de salariés.

► début septembre 2019 : la mission Expert-Lanouzière-Seiller remet son rapport au ministère du travail, lors d'un rendez-vous avec Damien Delevallée, conseiller en charge des relations du travail au cabinet de Muriel Pénicaud.

► 19 novembre 2019 : Le Medef prend la main. Et propose à ses homologues patronaux et syndicaux d'ouvrir en 2020 une négociation nationale interprofessionnelle sur la santé au travail.

 

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Élodie Touret
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