Risque chimique : quand les VLEP sont en balance entre intérêts économiques et protection de la santé des salariés

Risque chimique : quand les VLEP sont en balance entre intérêts économiques et protection de la santé des salariés

18.06.2020

HSE

La fixation des valeurs limites d'exposition professionnelle est un très long processus au cours duquel s'affrontent industriels et syndicats de salariés. Les premiers réclament davantage d'études d'impact pour démontrer les conséquences financières des restrictions. Les seconds les dénoncent. Et en haut, la DGT arbitre... en retard. Enquête.

Le 17 janvier 2020, la France a commis une nouvelle infraction. Elle avait jusqu’à cette date pour transposer une directive européenne de 2017 fixant de nouvelles valeurs limites d’exposition professionnelle. Elle ne l’a pas fait. Pourquoi un tel retard ? S’y intéresser permet de se rendre compte que l’élaboration des VLEP est un long processus européen d’abord, puis national ensuite, au cours duquel s’opposent des philosophies totalement différentes.

L'élaboration de ces valeurs dure, rien qu'au niveau européen, plusieurs années. Les États ont ensuite environ deux ans pour transposer les textes. En France, la décision revient à la DGT (direction générale du travail), après consultation du Coct (conseil d’orientation des conditions de travail). Or, "le ministère du travail français a eu, je crois, la mauvaise idée de demander des études d’impact. C’est un travail inutile puisqu’il en existe déjà au niveau européen", regrette Tony Musu, de l’Etui (European trade union institute, centre de recherche de la Confédération européenne des syndicats).

Pour les valeurs contraignantes (voir encadré), la Commission européenne commande déjà une étude d’impact à un cabinet privé choisi après appel d’offres. Pendant cette étape qui dure environ un an et demi, les industriels communiquent au consultant les techniques disponibles pour respecter une éventuelle nouvelle VLEP plus protectrice, et les coûts de leur mise en œuvre. Ce n’est pas le seul moment du processus européen où l’industrie chimique a voix au chapitre de manière officielle : elle apporte aussi ses commentaires scientifiques (qui ne portent pas, à ce moment-là, sur la faisabilité) plus en amont, lors des consultations publiques de l’Echa (agence européenne des produits chimiques, qui réalise l'étude scientifique), nous explique France Chimie, l’organisation professionnelle du secteur. 

Mais "il peut y avoir de grosses différences d’un pays à l’autre. Réaliser une étude d’impact nationale permet de caractériser le marché français en resserrant le champ de l’étude", justifie le service concerné de la DGT. 

"Monétiser le coût d’une vie"

L’existence même de ces études, qui mettent en balance les coûts pour les employeurs de la mise en place d’une nouvelle VLEP avec les bénéfices pour la société (baisse des dépenses de sécurité sociale pour soigner les cancers professionnels par exemple), est critiquée par des syndicats de salariés. Comme ces études socio-économiques prennent en compte les intérêts financiers des industriels, les valeurs ne sont pas uniquement fondées sur les connaissances scientifiques et le souci de protection de la santé. "La santé des travailleurs exposés est alors sacrifiée sur l’autel des profits", conclut même Tony Musu dans un article.

"Je ne suis pas surpris que certains s’étonnent que l’on monétise le coût d’une vie ou d’un cancer, mais c’est cadré comme cela au niveau européen. C’est une approche par défaut faute de mieux. Ce n’est qu’un critère parmi d’autres que l’on prend en considération dans la discussion", répond Patrick Levy, médecin conseil de France Chimie, qui possède plusieurs mandats européens et nationaux (de France Chimie et du Medef). Chaque nouvelle législation européenne doit en effet être accompagnée d’une étude d’impact.

En France, le secrétariat général du gouvernement demande aussi à la DGT une étude d'impact pour chaque texte qu'elle produit. En l’occurrence : pour les décrets qui fixent les valeurs contraignantes et pour les arrêtés qui fixent les valeurs indicatives. Mais l’industrie n'est pas pourtant satisfaite. "Il n’y a jamais eu d’étude d’impact formalisée répondant aux attentes de France Chimie", nous rapporte Patrick Levy.

Études plus poussées

L’organisation professionnelle aimerait des études d’impact plus poussées, au moins lorsque le ministère du travail envisage d’abaisser la valeur européenne ou de transformer une valeur européenne indicative en valeur contraignante. Une exigence bientôt satisfaite. "Nous avons souhaité renforcer le contenu de ces études et avons pour ce faire étoffé notre pôle chimie, précise la DGT. Cette évolution est mise en œuvre pour la première fois à l’occasion de la transposition de la directive du 12 décembre 2017". Un cas qui entre justement dans la configuration pointée du doigt par France Chimie.

Cette fameuse directive du 12 décembre 2017 instaure 11 VLEP, dont une pour le 1,3-butadiène, nettement moins restrictive que celles conseillées par l’Anses en 2011. On peut donc imaginer que la DGT fixera une VLEP plus ambitieuse que celle imposée par l’UE, puisque "quand une VLEP a été recommandée par l’Anses, on la suit forcément", nous assure l'administration.

"Le seul exemple contraire est pour l’acide acétique". Quid du cadmium alors ? La DGT a fixé une VLEP de 0,004 mg/m3 alors que l’Anses préconisait 0,003 mg/m3 (et depuis, l’Europe l’a fixée à 0,001 mg/m3, après période de transition). "Nous avons ajouté une valeur biologique. Donc la VLEP fixée peut paraître faible, mais le dispositif est en fait plus sécurisant, puisque la valeur biologique est mesurée au niveau individuel", répond la DGT. Les doublons Anses-Echa sont de toutes façons plus ou moins voués à disparaître : l’agence française ne devrait plus trop être sollicitée quand une étude a déjà été réalisée par l’Echa, nous apprend la DGT.

 

Lire aussi : Cadmium : l'Anses constate des dépassements de la VLEP recommandée

 

Pragmatique

Les cas du cadmium ou du 1,3-butadiene sont particulièrement intéressants pour percevoir les oppositions philosophiques qui s’exercent dans l’élaboration des VLEP et la prévention du risque chimique en général. Ces substances sont cancérogènes. Mais il n'est pas possible de déterminer, pour ces effets, un seuil de toxicité. Pour ces CMR sans seuil, on adopte soit des valeurs basées sur le risque (ou risk based OELs), soit des valeurs dites pragmatiques.

Les premières expriment l'augmentation de probabilité de contracter un cancer lorsqu'on est exposé. Les secondes comparent les coûts et les bénéfices (comme au niveau communautaire, donc). En France, l'Anses utilise la méthode risk based OELs lorsque les données sont "robustes". Elle opte pour une valeur dite pragmatique lorsque l'on ne sait pas quantifier le risque sanitaire à faible dose. Dans les deux cas, "dans un souci de transparence, il serait nécessaire de faire figurer l’excès de risque individuel (ERI) dans le code du travail, à côté de la valeur de la VLEP", milite Sylvain Metropolyt, syndicaliste CFDT membre de la commission spécialisée relative à la prévention des risques physiques, chimiques et biologiques pour la santé au travail du Coct.

Certains États, comme l'Allemagne et les Pays-Bas, ont un système exclusivement basé sur les risques. Ils définissent alors un risque "acceptable". Par exemple, les Pays-Bas ont décidé qu’aucun travailleur ne pouvait être exposé à un cancérogène à une concentration atmosphérique supérieure à celle pour laquelle le risque de développer un cancer est de quatre cas supplémentaires pour 1 000 travailleurs. Les syndicats de salariés européens aimeraient que l'Union européenne fasse de même. La France va-t-elle adopter la même approche ? "La question est en débat dans le groupe de travail mais n’est pas d’actualité pour le moment", répond la DGT. 

"Nouveaux critères"

Le groupe de travail auquel elle fait référence a été instauré il y a plusieurs années au sein du Coct pour revoir la politique de prévention du risque chimique en France. Ses travaux ont été mis en stand by pendant la mission confiée à Paul Frimat. Un calendrier qui expliquerait le retard de la transposition française, explique la DGT. "Le risque chimique est une priorité chez nous. Comme une réflexion est en cours, que l’on réfléchit à nos nouveaux critères, nous préférons attendre un peu la poursuite des travaux que de faire une transposition brutale. Celle de la directive du 12 décembre 2017 devrait avoir lieu au cœur de l’été".

C'est ce que promettait la DGT interrogée en mars, mais il y a quelques jours seulement, la ministère a publié, pour la première fois à notre connaissance, un questionnaire à disposition des entreprises qui produisent, importent, distribuent du 1,3-butadiène et de l’acrylamide, "pour récolter les informations nécessaires à l’évaluation des coûts associés à ces différentes VLEP". L'étude d'impact est donc toujours en cours.

Par ailleurs, le gouvernement a demandé il y a quelques jours aux partenaires sociaux de se pencher sur "la prévention du risque chimique le plus sensible", et dans le souci d'améliorer "le caractère opérationnel de la réglementation [...] notamment dans ses aspects techniques comme le respect des valeurs limites d’exposition".

Quoi qu'il en soit, les VLEP ne sont pas l'alpha et l'omega de la prévention du risque chimique, qui doit en priorité passer par la substitution. "Elles n'ont de sens que quand la substitution n'est pas possible. Il y a de nombreux cas. On ne va pas arrêter de construire des maisons à cause de la silice cristalline", reconnaît Tony Musu. La substitution est encore plus complexe quand la substance est issue d'un procédé. "D'où l'importance de bien choisir les cancérigènes pour lesquels on fixe une VLEP", conlut le chercheur. 

 

Lire aussi : [interview] "La substitution des substances dangereuses est un vrai défi"

 

VLEP contraignantes ou indicatives, cela ne veut pas dire la même chose au niveau français et européen

Pour les valeurs listées par la directive 2004/37/CE (cancérigènes-mutagènes), le droit européen veut des VLEP "contraignantes". Cela signifie que l'exécutif européen attend des États membres qu'ils intègrent cette VLEP dans leurs corpus législatifs et réglementaires nationaux respectifs, et ils ne peuvent pas en choisir de moins protectrices que ce qui a été décidé au niveau de l'UE.

► Au niveau français, ces VLEP peuvent alors être transposées, en étant "contraignantes" ou "indicatives". Mais attention, ce coup-ci, cela s'entend au sens de la réglementation française :

  • lorsqu'elles sont contraignantes, leur respect est une obligation minimale pour l’employeur et elles sont fixées par décret, et listées à l'article R 4412-149 du code du travail ;
  • lorsqu'elles sont indicatives, elles établissent un objectif minimal de prévention à atteindre et sont fixées par arrêté.

Le choix d'une VLEP contraignante ou indicative repose sur trois critères définis de façon tripartite (État et partenaires sociaux) en 2003 à partir d'un constat : inutile d'instaurer une VLEP contraignante s'il n’existe pas de méthode de mesure de référence.

Voici les 3 conditions pour instaurer une VLEP contraignante en France :

  • l'existence d'une VLEP communautaire (dans une directive) ou nationale (dans une circulaire),
  • le niveau de toxicité de la substance concernée : elle doit être classée comme toxique (T) ou très toxiques (T+), une catégorie qui englobe les CMR 1 ou 2, ou bien comme "sensibilisant" respiratoire", ou encore figurer dans un tableau de maladie professionnelle ;
  • l'existence d’une méthode de mesure physique validée (ou la possibilité de mettre au point une telle méthode selon un calendrier précis, avec lequel se synchronise la date d'entrée en vigueur de la VLEP).

Au niveau européen, il y a aussi la directive 98/24/CE (ACD, pour agents chimiques dangereux). Elle fixe des valeurs limites indicatives. Libre aux États membres de les transposer de façon indicative ou contraignante. En France, certaines deviennent contraignantes au sens national, selon les mêmes critères détaillés ci-dessus. 

 

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Pauline Chambost
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