Utilisez-vous le "Swiss cake model" pour visualiser un accident ?

Utilisez-vous le "Swiss cake model" pour visualiser un accident ?

31.01.2017

HSE

"Bien que retiré des affaires", souligne-t-il, Michel Llory garde un œil (très) curieux et souvent amusé ou irrité sur les évolutions des préoccupations en matière de sécurité et de prévention. Après avoir lu cette chronique, vous ne regarderez plus votre morceau d'emmental du même œil .

Les fêtes de fin d'année sont propices à une réflexion plus détendue, un tantinet humoristique, et en tout cas qui puise son inspiration initiale dans  des considérations culinaires. Bien que retiré des affaires, je garde un œil (très) curieux et souvent amusé ou irrité sur les évolutions des préoccupations en matière de sécurité et de prévention. D'obligeants collègues en activité ne se font pas faute de me tenir informés de toutes sortes d'expressions bizarres, de tournures étranges que prennent les déclarations et les travaux des uns et des autres. Ils me transmettent généreusement des documents… Je les soupçonnerais volontiers d'alimenter mon humeur atrabilaire…

Le célèbre professeur Reason

James Reason, le fameux professeur de l'université de Manchester, s'est rendu célèbre entre autres par son ouvrage L'erreur humaine, un épais et respectable volume dans lequel il tentait de percer et de dévoiler les arcanes des comportements cognitifs qui conduisent à l'erreur des opérateurs de conduite ou de maintenance, provoquant au final des accidents.

Oui, un épais et ennuyeux volume pour finalement se demander dans les toutes dernières pages si l'essentiel n'était pas ailleurs ! Dans l'épaisseur des organisations, dans leurs strates complexes et dans les relations et interactions entre instances de ces organisations ! Mais c'est moi qui ajoute ces ouvertures.

Le gâteau au fromage…

Ce qui reste encore de nos jours des travaux de Reason, c'est le non moins fameux gâteau suisse (au fromage), comme modèle de l'avènement et du développement des accidents. En bon anglais, le swiss cake ou cheese cake model pour expliquer et visualiser de façon saisissante la genèse et le déroulement des accidents : Three Mile Island, la navette Challenger, Flixborough, la plateforme pétrolière Piper Alpha, Clapham Junction (accident de trains en Angleterre), etc.

La plupart des experts, spécialistes, et personnes impliqués dans la sécurité, qu'elle soit industrielle ou du travail, connaissent ce schéma qui résume la pensée reasonienne : une série de tranches parallèles comportant des trous… Une flèche frappe la première tranche et si des trous se trouvent malencontreusement alignés, la flèche traverse tout l'édifice des tranches qui ne sont pas autre chose que les barrières interposées pour éviter, maîtriser l'accident… qui se produit dès lors. La flèche a atteint sa cible : le désastre.

wikipedia
Un succès international

À ce schéma fromager, Reason ajoute un triangle pointe en haut (encore une flèche) qui explicite du bas vers le haut les causes fondamentales des accidents : les facteurs organisationnels, puis les facteurs locaux des situations de travail, et enfin les actions périlleuses.

On peut tout aussi bien lire cette partie du schéma de haut en bas, et dans ce cas nous avons le sens des investigations : des actions périlleuses (les erreurs humaines) aux facteurs organisationnels. Enfin, une autre flèche s'alimentant à ces facteurs (organisationnels et locaux des situations de travail) met également à mal les défenses du système : c'est le chemin des conditions latentes…

Gageons que mes explications littéraires n'auront pas paru tout à fait claires : c'est qu'un bon vieux croquis vaut mieux qu'un long discours.

Mais le lecteur trouvera les mille et une variations du schéma reasonien dans les articles spécialisés. Car s'il est un schéma autant reproduit, analysé, commenté, dans des ouvrages, des articles de revues et de congrès, et présentés dans les formations à la sécurité et à la prévention, c'est bien ce dessin !

Un succès inexplicable

L'ennui, c'est que ce schéma n'explique rien. Sa simplicité – j'oserais même dire son simplisme – est un obstacle sérieux à la compréhension fine et profonde de la genèse, du développement insidieux puis déclaré des catastrophes industrielles et des accidents du travail. Quand il s'agit d'un système mécanique ou électrique, un schéma est essentiel. Mais dans le cas des accidents, il y a belle lurette que les investigateurs ont construit leur analyse en plongeant dans l'épaisseur obscure des organisations et en cherchant à identifier les phénomènes organisationnels en cause.

La lecture attentive et patiente de quelques rapports d'accidents connus (navette Columbia, collision de Paddington, crash des Everglades, raffinerie de Texas City, naufrage du ferry-boat Herald of Free Enterprise) révèle les grandes insuffisances du modèle de Reason qui est trop superficiel.

Ratiocinations sorbonnardes

Pourtant, on en vient parfois à analyser longuement l'intérêt et les limites du modèle des tranches de gruyère… Discussions qui m'évoquent les querelles moyenâgeuses de la Sorbonne sur le sexe des anges. Certains de se demander s'il s'agit bien de fromage suisse. Alors gruyère, comté, beaufort ? Eh bien non, c'est l'emmental qui a de grands trous. Vous imaginez un peu : le modèle de l'emmental ?

La fascination qu'exercent sur les ingénieurs les schémas, les méthodes formelles, les procédures, a pour moi quelque chose de déroutant et d'extravagant. Comment pourrait-on ainsi enfermer, résumer, condenser une réalité humaine et technique ? La sécurité et la prévention devraient solliciter fortement, radicalement notre capacité de penser, et de tenter de décrire une réalité qui me paraît complexe, enchevêtrée, aux différentes dimensions, tentaculaire, toujours ramifiée, kaléidoscopique…

Des vœux pieux de nouvelle année ?

Il faudrait se retrousser chaque fois les manches ainsi que le formulait Diane Vaughan dans son ouvrage minutieux sur la catastrophe de Challenger, à propos de l'examen des données devant conduire à la décision de lancement de la navette spatiale, ou au report de celui-ci. Penser, spéculer, débattre, et non pas simplifier, tronquer, classer, prendre le problème avec des pincettes…

Et encore : se plonger dans l'inquiétante obscurité et incertitude des phénomènes…

Les insidieuses opérations de diversion

Alors, swiss cake model ? gruyère ou emmental ? Tout semble concourir dans bien des cas à l'évitement des difficultés. Tout se passe comme si l'on voulait s'éviter de penser la complexité, opération douloureuse s'il en est, angoissante. Et de ce fait il semblerait plus confortable de prendre des chemins de traverse, d'opérer des tentatives de diversion. Vous reprendrez bien un peu de gâteau au fromage ?

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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