«Faire état des recommandations de l’AFA peut constituer un argument de négociation», Benoît Javaux

«Faire état des recommandations de l’AFA peut constituer un argument de négociation», Benoît Javaux

06.07.2021

Gestion d'entreprise

De plus en plus de contentieux portent sur le non-respect par un partenaire contractuel d’engagements éthiques, sociaux ou de lutte anticorruption. Mise en demeure, suspension, résiliation du contrat... En cas de soupçons, comment l'entreprise peut-elle réagir ? Comment se protéger vis-à-vis de l'AFA ? Le point avec Benoît Javaux, associé du cabinet Squadra Avocats.

Benoît Javaux co-anime, en tant qu’associé du cabinet Squadra Avocats, le pôle Contentieux des affaires, risques industriels & assurance. Il nous explique comment protéger l'entreprise, en cas de risques ou de soupçons liés au non respect d'engagements éthiques (sociaux, anticorruption) par un cocontractant.

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

Découvrir tous les contenus liés

Avez-vous constaté une recrudescence de litiges portant sur la mise en œuvre des programmes de conformité Sapin II ?

L’allégation de faits ou même d’un risque de corruption pour tenter de mettre un terme à une relation contractuelle est un mouvement plus ancien que la loi Sapin II, même s’il est indéniable que les obligations légales se sont nettement développées depuis la transposition de la Convention de l'OCDE de 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers. Initialement, ce mouvement concernait surtout les arbitrages internationaux, qui est le mode de résolution privilégié pour les contrats internationaux sensibles.

La loi Sapin II de décembre 2016 et la loi sur le devoir de vigilance de mars 2017 ont créé des obligations positives, en particulier de mise en place de plans de conformité, de codes éthiques, d’évaluation des relations avec les partenaires. Les obligations se sont donc densifiées pour les grosses entreprises qui y sont soumises.

C’est désormais en dehors même de l’arbitrage que nous voyons apparaître des contentieux portant sur le non-respect par un partenaire contractuel d’engagements éthiques, sociaux, de lutte contre la corruption, etc.

Avez-vous vu des exemples jurisprudentiels récents ? Quelle est la position du juge ?

Plusieurs jurisprudences récentes rendues par la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation pourraient préfigurer les principes applicables aux contentieux commerciaux ayant comme toile de fond les lois Sapin II et devoir de vigilance. Les deux affaires suivantes me semblent particulièrement intéressantes à cet égard, tout en précisant qu’elles portent sur des faits antérieurs à ces lois.

  • Le 13 mars 2019, la Cour d’appel de Paris a donné raison à Monoprix dans un litige l’opposant à l’un de ses fournisseurs grossiste en textile. Ce grossiste se fournissait lui-même auprès de trois fabricants indiens avec lesquels Monoprix n’avait aucun lien contractuel. L’audit réalisé auprès de deux de ces trois sous-traitants en 2013 a révélé des problèmes tant sociaux qu’éthiques (vétusté des locaux, salaires plus faibles que le minimum légal local, pas d’accès aisé aux extincteurs, etc.). Sur la base de cet audit, Monoprix a suspendu son contrat avec son partenaire en lui demandant de prendre des engagements sous 15 jours. Jugeant les engagements trop vagues compte-tenu de la gravité des problèmes constatés, Monoprix a mis un terme à la relation commerciale. Le grossiste a alors porté l’affaire en justice pour rupture brutale de relation commerciale établie. Les juges ont considéré en appel que la rupture était justifiée car le partenaire ne s’était pas mis en mesure de prendre des mesures correctives précises et adaptées.
  • Dans un arrêt du 20 novembre 2019 la Cour de cassation a jugé que la société Biomet, qui est un fabricant de dispositifs médicaux, était dans son bon droit dans son litige contre la société EIC, son agent commercial pour la France. Après avoir fait l’objet de poursuites aux USA, Biomet avait signé un DPA (deferred prosecution agreement) avec les autorités américaines prévoyant un programme de compliance renforcé sur 3 ans. Elle a dans ce cadre demandé à EIC de s’engager à respecter ce nouveau programme de compliance, étant précisé qu’EIC s’était engagé à respecter l’ancien. Son partenaire n’ayant répondu à aucun des 3 e-mails par lesquels Biomet lui demandait d’actualiser son engagement, cette dernière a rompu le contrat d’agent commercial, ce qu’EIC a contesté en justice. La Cour de cassation a rejeté les demandes de l’agent commercial en considérant que « le manquement de la société EIC à ses obligations contractuelles, en ce qu'il était susceptible d'engager la propre responsabilité de la société Biomet, était suffisamment grave pour justifier la rupture de la relation commerciale sans préavis ».

Ces arrêts, parmi d’autres, semblent donc montrer une tendance de la jurisprudence favorable à ce que l’absence de collaboration loyale du partenaire contractuel pour assurer un certain niveau d’exigence dans les règles anticorruption, sociales, etc. et en permettre la vérification puisse justifier la rupture de la relation.

Une entreprise peut-elle pour autant librement rompre une relation contractuelle au motif que son cocontractant ne serait pas ou plus assez « Sapin compliant » ?

Non, pour mettre un terme à une relation commerciale, il faut plus que des soupçons ou un risque. Il faut une faute, qu’elle soit positive ou par abstention. Il faut donc construire son dossier afin de constater une faute ou amener le partenaire à commettre une faute s’il ne collabore par loyalement.

Le premier réflexe est d’insérer des clauses contractuelles par lesquelles le partenaire prend des engagements suffisamment forts quant au respect des règles anticorruption, des droits sociaux, environnementaux pour lui-même et ses partenaires éventuels. Mais au-delà de cet engagement de principe, il faut prévoir des mécanismes de remontée d’information et d’audit contractuel pour se constituer des preuves ou, a minima, la preuve d’une absence de collaboration.

Lorsqu’une situation à risque ou une absence de collaboration est suffisamment caractérisée, il faudra mettre en demeure le partenaire de respecter ses obligations en vous réservant expressément la possibilité de suspendre la relation (exception d’inexécution) dans l’attente de preuves satisfaisantes et/ou de mesures correctives fortes. Le dernier temps dans la gradation est la résiliation effective du contrat. Même dans ce cas, laisser la porte ouverte à une reprise de la relation sous certaines conditions peut être intéressant pour montrer sa bonne foi en prévision d’un contentieux. 

Il faut donc prévoir des clauses spécifiques pour pouvoir rompre la relation commerciale. Est-ce encore assez peu répandu ?  

Dans les grandes entreprises internationales qui ont des activités dans des pays à risque, la mise en place d’un processus documenté de sélection des intermédiaires et le recours à des contrats types protecteurs se sont développés depuis le début des années 2000. Depuis quelques années, avec en particulier l’entrée en vigueur de la loi Sapin II et la publication des recommandations de l’AFA, il y a des choses de plus en plus précises et normées, même si les recommandations de l’AFA ne sont pas obligatoires et sont parfois difficilement applicables.

L’idéal est d’obtenir des engagements clairs du partenaire sur le respect des règles par lui-même et par ses propres partenaires, des moyens de vérifier concrètement la situation (ou a minima des obligations documentaires) et une possibilité de rompre le contrat pour faute en cas de manquement. On en revient en réalité à une question de rapport de force lors de la négociation de ces clauses.

Ces clauses sont-elles faciles à négocier ?

Si vous avez en face une entreprise moins importante que la vôtre et qu’il existe des solutions de substitution, vous aurez à l’évidence plus de latitude. En revanche, la négociation sera tendue s’il s’agit d’un gros fournisseur, et encore plus si votre futur partenaire est une entreprise directement ou indirectement sous la dépendance d’un Etat étranger. Faire état des recommandations de l’AFA peut constituer un argument de négociation presque objectif, en expliquant à votre possible partenaire que si vous ne les respectez pas, le risque en cas de contrôle sera d’autant plus grand que la charge de la preuve reposera sur vous et non sur l’AFA. 

Que conseilleriez-vous lorsque la situation d’un tiers en termes de risque évolue dans la mauvaise direction ? Comment se protéger vis-à-vis de l'AFA ?

Il faut immédiatement raisonner en termes de contentieux et de risque de contrôle, non pas pour durcir inutilement la relation avec le partenaire mais pour protéger l’entreprise. Il faut donc se montrer proactif et documenter ses initiatives et demandes faites au partenaire. Si le contrat vous donne certains moyens, il ne faut pas hésiter à les mettre en œuvre, tout en essayant de maintenir une dynamique positive pour ne pas entrainer la fin de la relation par une sorte de surréaction. Il existe également des moyens indirects et plus discrets de vérifier le caractère tangible ou non du risque. Des cabinets d’intelligence économique, tels que l’ADIT, Kroll ou Ikarian, peuvent constituer un utile recours à cet égard.   

La médiation est-elle une solution à privilégier dans ce type de litige ? Pourquoi ?

Dans certains cas oui. L’avantage principal de la médiation est de permettre aux parties de se voir (généralement au niveau de la direction générale), de discuter dans un climat qui n’est pas conflictuel et de comprendre les non-dits et inquiétudes de l’autre partie, le tout avec l’aide d’un médiateur professionnel et dans un cadre confidentiel. La médiation est donc adaptée si les problèmes sont identifiés suffisamment en amont, et qu’ils constituent un risque non-encore réalisé. Si des améliorations sont possibles, cela peut donc être intéressant. En revanche, s’il y a un acte pénalement répréhensible ou une forte probabilité d’un tel acte, l’entreprise doit mettre un terme à la relation et le recours à la médiation n’est pas une bonne idée, sa confidentialité pouvant créer une suspicion de collusion.

Propos recueillis par Leslie Brassac
Vous aimerez aussi