«Vous n'échapperez pas au devoir de vigilance européen», Raphaël Glucksmann

24.07.2022

Gestion d'entreprise

C'est en septembre que le Parlement européen se penchera sur la future directive sur le devoir de vigilance européen. Accès des victimes à la justice, gouvernance, lutte contre la corruption… Sur quels points le texte pourrait-il évoluer ? Entretien avec Raphaël Glucksmann, député européen et vice-président de la sous-commission des droits humains du Parlement européen.

Le 23 février dernier, la proposition de directive sur le devoir de vigilance européen - tant attendue de la part des ONG, a été adoptée par la Commission européenne.

L'objectif affiché : responsabiliser les multinationales sur l'ensemble de leur chaîne de production afin de prévenir les violations des droits humains et environnementaux et harmoniser le cadre juridique existant à l’échelle continentale. Raphaël Glucksmann, député européen (Groupe de l'Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates) et vice-président de la sous-commission des droits humains du Parlement européen a accepté de nous livrer son opinion sur « l'un des principaux textes de son mandat ».

Que pensez-vous de la proposition de directive ?

Elle a le mérite d’exister. La Commission a compris l’importance du texte mais il y a un défaut d’ambition et des choses restent à améliorer. On savait que la proposition de la Commission ne serait pas complètement conforme à nos espérances.

Il faut que le Parlement travaille afin d’améliorer le texte. C’est un moment important. Huit commissions vont travailler sur ce texte, c’est énorme. On voit qu’il implique quasiment tous les aspects de la vie parlementaire. C’est vraiment un des principaux textes de notre mandat.

Sur quels sujets espérez-vous voir des améliorations ?

Sur la couverture de l’ensemble de la chaîne de valeurs, déjà. La notion de relation commerciale établie est très mal définie dans la directive européenne, ce qui permet de retenir une interprétation ultra restrictive. Il faut revenir à l’ambition première du texte. A titre d’illustration, Zara doit être responsable de l’ensemble de sa chaîne de production. Pour cela, il faut que tout acteur qui participe à la production d’une chemise Zara, soit dans le scope de la responsabilité juridique de Zara. Sinon, Zara et son fournisseur chinois pourront toujours ajouter des échelons bureaucratiques dans leur relation commerciale pour échapper à la loi et à leur responsabilité. C’est l’antithèse de ce que l’on veut obtenir.

L’enjeu principal, c’est de faire en sorte qu’on obtienne la couverture, quoi qu’il en coûte, de l’ensemble de la chaîne de valeur.

D’autres points importants restent à améliorer comme l’accès des victimes à la justice. Il doit être facilité par le texte. Nous souhaitons également que la notion de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption figure dans le texte. On peut tout à fait faire intervenir cette question dans le devoir de vigilance.

Faire en sorte qu’on obtienne la couverture, quoi qu’il en coûte, de l’ensemble de la chaîne de valeur 

Les intérêts des entreprises sont-ils suffisamment préservés ? Comprenez-vous leurs réticences ?

Le texte est assez équilibré, il faut raison garder. Bien sûr, c’est très ennuyeux pour une multinationale de devoir changer sa chaîne de production, cela entraîne des coûts, mais c’est la seule manière de faire évoluer la situation des victimes de ces exploitations systémiques.

Avec la mondialisation, il y a eu un effet d’aubaine incroyable. Les entreprises peuvent produire dans des pays où les coûts de production sont au plus bas, où il n’y a pas de droits sociaux et d’État de droit, pas de syndicats libres, pas de journalistes pour enquêter... Elles peuvent produire sans ces interférences négatives. C’est leur décision. Personne n’a obligé les chefs d’entreprise et leurs actionnaires à faire produire l’ensemble de leurs biens en Chine mais elles ont pu dégager des marges faramineuses et des sommes astronomiques grâce à ce système d’éclatement de leur chaîne de valeurs. Il nous semble être de la plus pure logique et une question d’équité que le droit suive le fait. 

Sinon comment expliquer aux entreprises qui continuent à produire en France, qui doivent respecter des normes sociales et environnementales, qu’elles doivent être mises en concurrence avec des entreprises qui ont décidé de quitter un territoire normé pour aller dans des pays où il y a des masses d’esclaves à leur disposition et aucune norme environnementale en vigueur ? On peut donc produire sans règles ? C’est injuste, au-delà même du côté révoltant d’un point de vue humain, du point de vue de concurrence loyale vis-à-vis des entreprises qui ont fait le choix de rester.

A terme, sans devoir de vigilance, on condamne l’Europe entière à n’être plus qu’un continent de consommateurs et à ne plus rien produire chez nous.

Avec cette directive, comment devra réagir une entreprise donneuse d’ordres dont le sous-traitant ne respecte pas les droits humains ou le droit environnemental ?

Il y a une différence à faire entre une violation ponctuelle qu’on peut changer et une exploitation systémique où la seule solution pour ne pas participer à la violation, c’est de mettre fin à la relation commerciale.

Le texte ne prévoit pas que l’entreprise mette fin à la relation contractuelle dès qu’il y a un problème. Il y a d’abord un cahier des charges à respecter pour changer et remédier. C’est seulement à la fin, lorsque le problème est systémique et qu’on ne peut pas y remédier, que l’entreprise doit mettre fin à la relation. C’est un principe sur lequel on ne cèdera pas.

Cas très concret : si un sous-traitant pollue un fleuve en Afrique et qu’il y a un effort de remédiation de sa part, des mesures pour limiter la pollution et en atténuer les effets, l’entreprise donneuse d’ordres ne mettra pas fin à la relation contractuelle. En revanche, si Zara a comme fournisseur une entreprise chinoise directement liée au système concentrationnaire et au travail forcé des Uyghurs, on est dans une violation systémique. Il y a une impossibilité de fait à faire évoluer l’entreprise chinoise. La société donneuse d’ordres sera obligée de mettre fin à la relation contractuelle.

On va nous expliquer "Mais que feraient les esclaves Uyghurs s’ils n’étaient pas employés dans les chaînes de production de Zara ?" Avec ce type d’argument, on n’aurait jamais mis fin au travail des enfants 

Certains estiment que mettre fin à la relation commerciale avec le sous-traitant poserait davantage de problèmes pour les populations locales. Qu’en pensez-vous ?

Évidemment, on va nous expliquer « Mais que feraient les esclaves Uyghurs s’ils n’étaient pas employés dans les chaînes de production de Zara ? » Avec ce type d’argument, on n’aurait jamais mis fin au travail des enfants, aucune loi sociale ne serait passée, on n’aurait jamais fixé de limite juridique à l’exploitation.

Pour l’environnement, si l’entreprise se désengage contractuellement, cela ne met pas fin à son obligation de remédiation. Elle devra quand même contribuer à la dépollution d’un site qui a été causée par son sous-traitant.

Quel message adressez-vous aux directions juridiques de multinationales qui craignent les modifications du cadre européen envisagées ?

Vous n’échapperez pas au devoir de vigilance. C’est une exigence des consommateurs et des citoyens, c’est le sens de l’histoire. Les multinationales ont éclaté leurs chaînes de valeurs : il faut donc que le droit suive le fait.

Le risque, pour une entreprise, c’est d’être confrontée à 27 législations différentes et de ne plus savoir sur quel pied danser. Il faut donc une réglementation européenne ambitieuse.

Évidemment, ce texte doit d’abord viser les multinationales et les grandes entreprises. Mais il y a des secteurs à risque. Il n’y a pas besoin d’avoir 50 000 salariés pour avoir un impact négatif extrêmement concret sur les droits humains et l’environnement. Il faut donc une approche basée sur le risque.

Je ne suis pas contre le fait d’exclure les TPE PME à conditions qu’elles ne soient pas dans des secteurs à fort risque. Le spectre d’une surcharge bureaucratique pour les entreprises familiales, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas notre ambition et ce ne sera pas le résultat.

La volonté politique de transformer l’Europe est irréversible. Là où un effort doit être fait au Parlement, c’est sur l’harmonisation entre les différentes législations. On doit avoir un cadre commun compréhensible et parfaitement lisible. Mais à terme, lorsque cela sera intégré dans les principes et dans les mœurs, cela sera un avantage comparatif énorme pour les entreprises européennes et cela répondra aux exigences des consommateurs et des citoyens.

A court terme, c’est toujours un problème car c’est une nouvelle philosophie juridique mais à moyen et long terme, c’est une aubaine. Il y a  des entreprises qui l’ont très bien compris.

Quand espérez-vous voir la directive entrer en application ? 

Notre ambition, c’est que la directive sur le devoir de vigilance européen et le réglement sur l'import ban (voir encadré) soient mis en place avant la fin de notre mandature.  Il faut qu’on remporte des victoires sur ces deux sujets, liés mais différents. Le Parlement ne lâchera rien.

 

L’import ban, un texte complémentaire à la directive sur le devoir de vigilance

En septembre, la Commission européenne doit présenter une proposition de règlement prévoyant de bannir du marché européen les produits du travail forcé. Raphaël Glucksmann, revient sur la portée de ce projet qui a fait l’objet d'une résolution adoptée le 9 juin dernier par le Parlement européen.

  Dès 2023, les douaniers européens à Rotterdam ou au Havre pourront saisir des cargos de produits qui sont fabriqués par des esclaves

En quoi les deux textes sont-ils complémentaires ?

La proposition sur le devoir de vigilance s’imposera aux entreprises. Le texte sur l’import ban européen est une mesure commerciale qui vise à bannir les produits du travail forcé du marché européen.

A la douane du Havre, des cargos de chaussures Nike fabriquées par des esclaves seront saisies et gelées. Ce règlement ne demandera aucun effort bureaucratique aux entreprises. Les autorités administratives alertées par les ONG disposant d’un faisceau de preuves suffisant pourront décider de saisir les biens importés par exemple de régions comme le Xinjiang en Chine, ou par des fournisseurs ciblés et connus comme utilisant du travail forcé.

Ce texte est basé sur ce qui est déjà en vigueur aux USA en ce moment. Il n’est pas contesté et il n’est pas jugé incompatible avec les règles de l’OMC. C’est un texte indispensable car les entreprises qui fournissent par exemple en Chine ont redirigé leur flux du marché américain vers le marché européen. Le fait que l’autre grand marché occidental ait mis en place ce type de réglementation nous oblige à le faire aussi sinon l’Europe sera le dépotoir de tous les produits dégueulasses du monde.

Quand l'import ban pourra-t-il être mis en oeuvre au plus tôt ?

En septembre, la Commission doit produire sa version du règlement. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne en a fait un point d’honneur. Elle a imposé que l’entrée en application soit rapide. Ensuite, le texte sera discuté au Parlement. La mise en oeuvre sera beaucoup plus rapide que la directive car il n’y aura pas de transposition dans les 27 législations nationales contrairement au devoir de vigilance. On peut très rapidement avoir un règlement efficace qui soit mis en œuvre.

Dès 2023, les douaniers européens à Rotterdam ou au Havre pourront saisir des cargos de produits qui sont fabriqués par des esclaves.

 

 

 

Propos recueillis par Leslie Brassac

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