"Cet accord donne une vraie colonne vertébrale au télétravail"

"Cet accord donne une vraie colonne vertébrale au télétravail"

02.12.2020

Gestion du personnel

Estelle Sauvat et Christelle Maintenant, respectivement directrice générale du groupe Alpha et consultante au sein de Secafi, analysent la portée de l’ANI sur le télétravail ouvert à signature jusqu’au 23 décembre. Sans être révolutionnaire, elles estiment que cet accord de type "soft law" invite directions générales et organisations syndicales à négocier sur le sujet. Interview.

L’ANI du 26 novembre sur le télétravail est-il satisfaisant ? Fallait-il faire un accord normatif, prescriptif ? Philippe Martinez, le numéro un de la CGT, a indiqué qu’il "ne servait à rien" ?

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La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Estelle Sauvat : il n’y a ni gagnant, ni perdant. Mais cet accord donne une vraie colonne vertébrale à ce mode de travail, qui demeurait une exception avant la crise. Certes, cet ANI n’est pas révolutionnaire. Il s’agit plutôt d’un guide de type "soft law" qui invite les directions générales et les organisations syndicales à partager un corpus lexical commun. Tout en complétant les textes précédents.

L’enjeu du télétravail est aussi déterminant que les 35 heures. Il s’agit d’une occasion unique de repenser l’organisation du travail, de mettre le dialogue social au cœur des sujets phares de l’entreprise, sur ce que l’on attend du travail, de poser des règles du jeu équilibrées. Et d’aborder des thèmes essentiels, comme le sont le bien-être au travail, le lien social, le rôle du management… Cet accord permet de se poser toutes les bonnes questions. A partir du moment où la hiérarchie des normes est inversée, il était difficile de faire un ANI normé. Voyons comment la dynamique va se mettre en place en entreprise dans les prochains jours ou semaines.

Par ailleurs, cet ANI ouvre une réelle réflexion sur le télétravail contraint, régulier, mais surtout structurel. Demain, le télétravail ne sera plus une exception, des formes d’organisation hybride vont se mettre en place dans les entreprises. C’est la raison pour laquelle il invite fortement les directions à s’approprier cette question en prenant en compte toute la complexité du sujet.

Quelles sont pour vous les avancées par rapport à l’ANI de 2005 et aux ordonnances Macron de 2017 ?

Christelle Maintenant : parmi les point positifs, l’ANI acte, tout d’abord, le développement du télétravail en entreprise, tout en soulignant la nécessité de maintenir la cohésion et le lien social. Cette situation peut paraître évidente avec la pandémie mais elle était loin d’être acquise avant le confinement. Selon une étude que nous avions réalisée en 2019, à partir de 125 accords, la moyenne du nombre de jours télétravaillés était de seulement 1,5 jour par semaine. Et, selon la Dares, seuls 7 % des salariés pratiquaient le télétravail régulier. Il s’agit ici d’un véritable retournement de situation. Les entreprises sont beaucoup moins réfractaires à ce mode de travail ; elles cherchent désormais, dans une logique de réduction des coûts, à restituer des surfaces locatives en développant le télétravail (parfois jusqu’à quatre, voire quatre jours et demi par semaine). Mais elles devront tenter de trouver le bon équilibre. D’une part, pour maintenir la cohésion sociale des équipes. D’autre part, parce que le texte pose la notion de double volontariat (du salarié et de l’employeur). Ce qui signifie qu’elles devront prévoir des bureaux pour ceux qui souhaitent revenir en entreprise, y compris dans le cadre du flex-office.

L’ANI rappelle que "les frais professionnels engagés par un salarié dans le cadre de l’exécution de son contrat de travail doivent être supportés par l’employeur", quelle que soit la situation de travail. Est-ce suffisant ?

Christelle Maintenant : il s’agit d’une avancée. Je regrette toutefois que l’on n’ait pas listé ces frais : s’agit-il des frais de chauffage, du surplus d’alimentation, de la wi-fi ? Le patronat a refusé de se retrouver dans une situation de se voir facturer cette prise en charge. Tout plaide pourtant pour la création d’un forfait qui permet de rembourser une partie des frais engagés par les salariés. Cette allocation est "exonérée de cotisations et contributions sociales dans la limite des seuils prévus par la loi".

Pendant la négociation, plusieurs syndicats ont critiqué l’attitude du patronat de vouloir se dédouaner de son obligation de santé et de sécurité. Le texte final permet-il de lever les ambiguïtés sur ce sujet ?

Christelle Maintenant : c’est un sujet sensible. Le texte réaffirme que la "présomption d’imputabilité" à l’employeur s’applique aujourd'hui en cas d'accident au domicile. Tout en précisant qu’il ne peut "avoir une complète maîtrise du lieu dans lequel s’exerce le télétravail et de l’environnement qui relève de la sphère privée". Ce qui semble équilibré, même si certains syndicats ont tenté de supprimer cette phrase du texte. En effet, faut-il tout normer ? Quid par exemple du salarié qui ne pourrait télétravailler parce que son installation électrique serait jugée non conforme ? Revoir son organisation face au risque incendie ? De telles obligations me paraissent intrusives et trop légalistes. En revanche, il est primordial de conserver des espaces de travail au bureau pour pouvoir accueillir les salariés qui jugeraient leur domicile inadapté à la pratique du télétravail : logements trop exigus, bruyant (présence de proches au domicile)...

En revanche, le texte fait l’impasse sur le sujet de l’installation du poste de travail au domicile. Quid de la chaise ergonomique, du rehausseur, du bureau approprié ? Selon une récente enquête de Santé publique France, réalisée auprès de 3 500 salariés en télétravail, 10 % se plaignaient de lombalgie du fait du premier confinement. Cette installation relève, à mon avis, de la responsabilité de l’employeur. On ne peut pas, d’un côté, évaluer les RPS au domicile du salarié sans prendre en compte les risques ergonomiques. Or, ce n’est pas l’éventuelle indemnité forfaitaire qui peut permettre de financer un poste de travail.

L’ANI fait un focus particulier sur les pratiques managériales. En quoi le télétravail bouleverse la relation entre manager et salarié ?

Christelle Maintenant : c’est un point très positif, le texte pose un postulat fondamental : la relation de confiance entre manager et salarié. Or, si une grande majorité d’entreprises joue la carte de l’autonomie, en fixant des objectifs clairs et précis, d’autres, plus minoritaires, restent dans le contrôle de leurs équipes. Avec, à la clef, une batterie d’indicateurs (ouverture de Word, d’Excel, sites internet fréquentés…) permettant de surveiller les collaborateurs. Ce qui se rapproche beaucoup du taylorisme d’antan. Or, cet excès de contrôle est contre-productif pour la santé des salariés. Des études observent des risques de burn-out des salariés en surcharge de travail, notamment des personnes obligées de répondre aux sollicitations des mails et autres messageries en temps réel.

J’exprimerais cependant un bémol concernant la place des managers de proximité. L’ANI les hisse au rang de supers managers. C’est à eux qu’incombe la responsabilité de garantir le lien social dans l’entreprise, de prévenir le risque d’isolement. C’est également vers eux que l’entreprise se tourne pour réguler l’activité des salariés (en télétravail et sur site), ainsi que leur charge de travail. On leur confère de nombreuses responsabilités, mais quels moyens sont prévus pour leur permettre d’y faire face ?

Anne Bariet
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