"Évincer le mécanisme d’imprévision pourrait tomber sous les fourches Caudines des clauses abusives", selon M. Mekki

"Évincer le mécanisme d’imprévision pourrait tomber sous les fourches Caudines des clauses abusives", selon M. Mekki

07.07.2017

Gestion d'entreprise

Attention, certaines clauses qui aménagent la récente réforme du droit des contrats doivent être rédigées "avec beaucoup de précaution", prévient Mustapha Mekki, professeur à l’Université Paris XIII et directeur de l'IRDA.

Quel a été l'impact de la réforme du droit des contrats (voir notre dossier) sur la vie des affaires ? Comment les entreprises ont-elles adapté leurs contrats au mécanisme d'imprévision ? Leurs craintes étaient-elles justifiées ? Un an après l'entrée en vigueur de la réforme, Mustapha Mekki, agrégé des Facultés de droit, professeur à l’Université Paris XIII-Paris Sorbonne Cité et directeur de l'Institut de recherches de droit des affaires (IRDA), a accepté de faire le point avec nous. 

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Y a-t-il certains éléments de la réforme qui posent problème ?

Le sujet qui suscite le plus d’interrogations est celui du droit transitoire. C’est-à-dire, dans quelle mesure l’ordonnance – censée régir les contrats conclus depuis le 1er octobre 2016 – pourrait produire des effets sur les contrats conclus avant et toujours en cours.

Plusieurs décisions ont été rendues sur cette question. Le 24 février 2017, une chambre mixte de la Cour de cassation s’est directement référée à l’ordonnance en matière de nullité, alors qu’elle n’était pas applicable aux faits de l’espèce – le contrat litigieux ayant été conclu avant le 1er octobre 2016. Cette hypothèse illustre la marge de manœuvre considérable que peut s'octroyer le juge. Celui-ci pourra manifestement s'inspirer de l'ordonnance afin d'opérer un revirement de jurisprudence, alors que le texte n'est pas applicable.

Le juge peut, en outre, appliquer les dispositions de l’ordonnance aux contrats en cours en invoquant les théories de l’effet légal des contrats ou de l’ordre public impérieux, alors qu’elles n’ont pas été formellement qualifiées d’effet immédiat par le législateur. Certains juges du fond ont ainsi estimé que le droit des sanctions et le droit des restitutions relevaient de l’effet légal, et jugé qu’ils s’appliquaient aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance. Sur la caducité en revanche, un autre juge du fond a considéré qu’elle ne relevait pas de l’effet légal et que l’ordonnance n’était pas applicable aux contrats en cours. C’est une véritable source d’insécurité juridique. L’article 9 de l’ordonnance n’est pas assez précis et pouvait-il en aller autrement ?

La clause permettant d’évincer le mécanisme d’imprévision est-elle devenue courante dans les contrats d’affaires ?

Les praticiens ont compris très tôt qu’il fallait aménager leurs contrats, les rédiger sur mesure pour limiter les risques liés à l’ordonnance, et notamment ceux relatifs au mécanisme d’imprévision. Celui-ci inquiète les entreprises et les rédacteurs d’actes (juristes, avocats, notaires). Beaucoup ont donc intégré, dans leurs contrats d’affaires, une clause évinçant purement et simplement le mécanisme. Mais cela a été fait de manière un peu précipitée et parfois maladroite. Certains professionnels sont allés trop vite.

Pourquoi ? Quel risque y a-t-il à écarter le mécanisme d’imprévision dans les contrats ?

Il faut faire très attention. Si l’article 1195 du code civil autorise expressément les parties à écarter le mécanisme d’imprévision, il ne faut pas l’évincer, purement et simplement, sans motif. L’éviction doit être bilatéralisée, justifiée, ou du moins tempérée, qualitativement ou quantitativement.

Dans le cas d’un contrat d’adhésion, par exemple, une clause d’éviction - a priori parfaitement valable - pourrait tomber sous les fourches Caudines de l’article 1171 du code civil relatif aux clauses abusives ou sur le fondement de l’article 1170 (« toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle est réputée non écrite »). Le juge pourrait ainsi juger que la clause est réputée non écrite.

L’article 1195 offre la possibilité de répartir les risques entre les parties. Par exemple, prévoir que l’une d’entre elles prendra à sa charge les aléas pendant une certaine période, ceux liés à un changement de législation (sociale, environnementale), ou encore jusqu’à un certain montant. Il est indispensable de bien préciser, lorsque c'est possible, pour quelles contreparties l’un des cocontractants a accepté de prendre à sa charge la totalité des risques : bénéficier de prix préférentiels ou d’un contrat de plus longue durée que les autres partenaires, par exemple.

La crainte des entreprises concernant l’immixtion abusive du juge dans les contrats est-elle finalement fondée au regard de la jurisprudence actuelle ?

Si on analyse la jurisprudence à l’étranger - en Italie ou en Allemagne - où le mécanisme d’imprévision donne une grande marge de manœuvre au juge, on constate qu’il n’y a eu aucun abus. En pratique, il est rare que le juge révise un contrat sous n’importe quel prétexte. En France, où le mécanisme d’imprévision est déjà prévu dans les contrats de droit public, les applications se comptent sur les doigts de la main. Le juge n’est pas un « révolutionnaire », il applique la loi de manière raisonnable. Pour en avoir discuté avec de nombreux magistrats, aucun d’entre eux ne considère que l’article 1195 soit une aubaine pour s’immiscer davantage dans le contrat et devenir une « troisième partie ». Ils ne veulent pas de cette responsabilité.

En réalité, l’objectif de la réforme est d’inciter les parties à prévoir contractuellement un maximum d'éléments - définir, justifier, motiver, contextualiser - pour laisser un minimum d’aléas et anticiper sur une éventuelle intervention du juge. Étant donné que les parties ont la possibilité d’écarter l’article 1195 dans sa globalité, elles devraient pouvoir également en écarter une partie ; « qui peut le plus peut le moins ». Prévoir, par exemple, que le juge pourra prononcer la résolution du contrat en cas de litige, mais qu’il ne pourra pas le réviser. L’ordonnance invite surtout les parties à développer les modes de règlement amiable des différends. La doctrine souligne d’ailleurs l’efficacité renforcée de l’article 1195 s’il est accompagné d’une clause de conciliation ou de médiation préalable obligatoire.

La réforme visait à renforcer l’attractivité de notre système juridique à l’international. L'objectif a-t-il été atteint ?

Économiquement, cela reste à démontrer. Politiquement, en revanche, c'est un grand oui. Notre droit est devenu plus attractif. Je l’ai constaté au Canada, au Chili, au Pérou, en Argentine ou au Japon. Il a été un modèle historique, et il redevient aujourd’hui une forte source d’inspiration à l’étranger. De nouveau, le droit français est considéré comme étant l’un des droits les plus modernes. En ce sens, le contrat est rempli !

Propos recueillis par Leslie Brassac
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