Dans deux décisions récentes, la relation entre un travailleur et la plateforme collaborative qui le met en relation avec des clients a été requalifiée en relation de travail, en raison de l'existence d'un lien de subordination. Saïd Sadaoui, avocat associé au sein du cabinet BRL Avocats, met en garde les DRH contre le risque de requalification qui les concerne tout autant, notamment lorsqu'ils emploient des salariés free-lances.
Nombre d’entreprises, de directions des ressources humaines ou juridiques, se désintéressent du sort réservé aux plateformes numériques de mise en relation qui défrayent actuellement la chronique judiciaire en droit social autour de la question de savoir si les travailleurs de plateforme sont des indépendants ou des salariés de droit commun, sur fond de demande de requalification en contrat de travail.
Au-delà de l’intérêt intellectuel que peuvent susciter les décisions Uber (1) et Take Eat Easy (2) pour les acteurs des ressources humaines et les juristes, les entreprises qui n’exploitent pas de plateforme (3) sont quelque peu indifférentes aux décisions de requalification intervenues.
Certainement considèrent-elles qu’elles ne sont pas des entreprises dites numériques et que, finalement, ce qui arrive aux sociétés Uber ou Take Eat Easy (en liquidation judiciaire) est assez logique pour le professionnel du droit social (qu’il s’agisse du droit du travail ou de la sécurité sociale).
En effet, passées les apparences et la cosmétique ubérienne du "travailleur numérique" (4), le lecteur et le commentateur aguerris trouveront sans doute les éléments caractéristiques du contrat de travail (bien que des spécificités soient notables et doivent amener les professionnels du droit du travail, la doctrine et in fine les parlementaires à questionner la relation de travail telle qu’entendue en droit positif (5), à savoir l’exercice d’un travail en contrepartie d’une rémunération dans le cadre d’un lien de subordination juridique, le lien de subordination se caractérisant, selon la Cour de cassation dans le fameux arrêt Société Générale, par "l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné" (6).
Si l’on s’en tient par exemple au cas Take Eat Easy, les éléments du dossier mettaient en exergue un système de bonus (pour tenir compte du temps d’attente et de la vitesse du coursier) et un système de sanction ("strikes") distribuée en cas de manquements (non prise d’un service - shift, comme dans la restauration), départ prématuré d’un service, absence de réponse au téléphone pendant le service, refus de faire une livraison, incapacité à réparer une crevaison), système de sanction accompagné d’une graduation des fautes et des conséquences attachées pouvant aller jusqu’à la convocation du coursier pour discuter de sa motivation à continuer à travailler comme coursier partenaire Take Eat Easy, voire à sa déconnexion de la plateforme ; systèmes de bonus et de sanction qui, ajoutés à un système de contrôle du travail (géolocalisation, suivi en temps réel…), ne pouvaient finalement que conduire à la requalification intervenue (un DRH n’aurait même jamais osé qualifier les manquements contractuels de "strike" dans un règlement intérieur !).
Finalement, ce qui est en cause n’est pas tant le modèle économique des plateformes de mise en relation de prestataires indépendants et de clients mais la réalité de la relation établie par certaines plateformes - pas toutes - avec les travailleurs de plateforme.
C’est là où l’attention de tout dirigeant, DRH, DAF, doit être très spécialement attirée puisque, "cela n’arrive pas qu’aux autres" (ces "autres" étant ces nouvelles entreprises numériques qui auraient des pratiques "nouvelles" étrangères aux entreprises plus classiques qui n’ont pas d’interface via des plateformes numériques), spécialement pas qu’aux travailleurs de plateforme.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
Ces arrêts d’espèce concernant les plateformes sont en effet l’occasion de rappeler que la jurisprudence relative aux faux indépendants (contentieux de la requalification en contrat de travail devant les conseils de Prud’hommes ou feu les TASS) n’est pas nouvelle et, les ancêtres des VTC, les chauffeurs de taxi, sont passés par le même chemin (7), ce qui n’a pas pour autant entraîné une requalification de tous les contrats liant les entreprises de radio avec les taxis indépendants en contrat de travail mais simplement à la normalisation de ces relations.
La saga jurisprudentielle des plateformes - qui n’en est qu’à son début - doit en réalité interroger tout dirigeant et DRH sur l’écosystème de son entreprise qui, à n’en point douter, peut révéler des situations tout aussi problématiques que celles des chauffeurs Uber ou des livreurs Take Eat Easy.
Depuis la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, qui a introduit le statut d’auto-entrepreneur, la France a vu exploser le nombre d’indépendants, ce statut nouveau venant en résonnance avec une aspiration de plus en plus grande à l’indépendance.
C’est dans ce contexte d’encouragement législatif que les entreprises ont eu, et ont toujours, recours à un nombre de plus en plus importants de free lances, qui souvent aujourd’hui remplacent les historiques sociétés prestataires de services externes dans les domaines comptables et informatiques (SS2I) et conquièrent des services jusque-là réservés aux salariés directs de l’entreprise (ressources humaines, finances…). Cette tendance est d’ailleurs louée de toute part, le free lance étant présenté comme la panacée car compétent, flexible et moins cher que les sociétés prestataires de services dans les domaines où ces entreprises étaient historiquement présentes.
Il faut alors impérativement compléter l’analyse en rappelant que la jurisprudence sociale et pénale est aussi sévère avec les entreprises traditionnelles qu’avec les plateformes quand il s’agit de requalifier toute relation avec un faux indépendant en contrat de travail avec les conséquences afférentes.
Citons des exemples de jurisprudence qui permettront à chacun d’analyser les risques qui peuvent être identifiés dans chaque entreprise, toute activité de plateforme exclue, et les cas de requalification en contrat de travail de :
- L’emploi d’un indépendant abatteur dans un abattoir, lequel était précédemment salarié et avait repris le travail en qualité d’indépendant dans les mêmes conditions qu’auparavant, spécialement en pointant ses horaires de travail sur la chaîne d’abattage (8) ;
- Un contrat de prestation de services de secrétariat par un auto-entrepreneur ayant, de fait, pris le relai d’un cabinet comptable extérieur, ayant un client unique, ne cherchant pas à développer de la clientèle, facturant des montants identiques à des échéances régulières, ayant les clés de l’entreprise et y ayant son bureau (9).
Précisons que dans cette affaire, la requalification est une requalification à l’initiative de l’Urssaf à la suite d’un contrôle du Codaf (comité opérationnel départemental anti-fraude).
- Un contrat de prestation de services de formateur auto-entrepreneur en charge de délivrer des prestations de soutien scolaire et des cours collectifs, occupant de fait un poste d’enseignant permanent (10).
Là-encore, la requalification est intervenue sur redressement de l’Urssaf.
- Un contrat de prestation de services avec un auto-entrepreneur exerçant de fait des fonctions de commercial en charge de prospecter de la clientèle pour la société donneuse d’ordre (11).
Observons qu’il s’agit ici d’un arrêt rendu en matière pénale.
Il est donc patent que "ça n’arrive pas qu’aux autres" et que la tendance ne concerne pas que les plateformes qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg.
L’enjeu de ces requalifications est très important par les risques encourus, qu’ils soient :
- Civil, avec toutes les conséquences prud’homales liées à une telle requalification (rappels de salaire, d’indemnité compensatrice de préavis, indemnité légale ou conventionnelle de licenciement, indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, éventuels rappels d’heures supplémentaires, application du statut conventionnel) ;
- Pénal, avec une peine d’amende pouvant aller jusqu’à 100 000 euros (quintuple pour les personnes morales), une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 10 ans si l’infraction est commise en bande organisée, des peines complémentaires de natures diverses (confiscation, interdiction de sous-traiter, affichage et publication du jugement) ;
- Urssaf, via des redressements des cotisations, des majorations spécifiques qui s’ajoutent aux majorations de retard de droit commun (majoration de 25 %, voire 40 % si le travail dissimulé concerne un mineur, une personne vulnérable ou s’il est commis en bande organisée, cette notion étant fréquemment retenue par l’Urssaf).
Si le conseil en droit social ne peut que recommander de passer la relation avec les indépendants intervenant dans l’entreprise au prisme de la jurisprudence "Société Générale" pour le cas échéant modifier les pratiques, les adapter, pour limiter/éviter le risque de requalification en contrat de travail, il doit aussi rappeler que toute entreprise est tenue d’une obligation de vigilance envers ses sous-traitants (ce que sont les indépendants intervenant en prestation de services dans l’entreprise), dont il doit vérifier la situation sociale et fiscale à la conclusion du contrat puis tous les six mois (12).
L’entreprise donneuse d’ordre qui serait défaillante dans son obligation de vérification risque d’être tenue solidaire des dettes fiscale et sociale de l’indépendant (13), quand bien même ce dernier ne contesterait pas sa qualité d’indépendant, ayant simplement "omis" de déclarer ses revenus indépendants ou de régler tout ou partie de ses cotisations, prenant par exemple pour de la rémunération nette les versements TTC de l’entreprise sur facture (le risque est d’autant plus grand si l’indépendant considère en outre être un "faux indépendant" et n’attendant que de pouvoir renvoyer l’Urssaf vers celui qu’il considère être son employeur et non son donneur d’ordre quand des cotisations sociales lui seront demandées…).
En conclusion, les contentieux Uber et Take Eat Easy ne sont certainement que l’arbre qui cache la forêt alors que de toute part le recours aux free-lances est mis en avant comme étant la panacée ou que fleurissent dans les divers services de l’entreprise des bataillons entiers de stagiaires, sans que l’attention ne soit attirée sur les risques afférents.
(1) Arrêt de la cour d'appel de Pairs du 10 janvier 2019 ;
(2) Arrêt du 28 novembre 2018 ;
(3) Les plateformes sont définies par le code général des impôts (article 242 bis) comme "les entreprises, quel que soit leur lieu d’établissement, qui mettent en relation à distance, par voie électronique, des personnes en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un bien ou d’un service" ;
(4) Qui n’a en réalité, dans les cas d’espèces soumis à la cour d’appel de Paris et à la Cour de cassation, de "numérique" que la plateforme qui organise la prestation de services / travail, mais dont le vélo ou le fameux véhicule noir confortable sont, eux, bien réels et non numériques ;
(5) Il n’est pas contestable que la question de la liberté d’organisation et de travail dont peuvent parfois bénéficier les travailleurs de plateforme interroge nos conceptions du lien de subordination et du contrat de travail ;
(6) Arrêt du 13 novembre 1996 ;
(7) Arrêt du 19 décembre 2000, entérinant la requalification d’un contrat de location d’un véhicule équipé taxi en contrat de travail ;
(8) Arrêt du 22 mars 2018 ;
(9)] Cour d'appel de Nîmes du 29 janvier 2019, n°16/05297 ;
(10) Arrêt du 7 juillet 2016 ;
(11) Arrêt du 6 mai 2015 ;
(12) Article L. 8222-1 du code du travail ;
(13) Article 1724 quater du code général des impôts.
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