"La tenue sera entièrement automatisée au plus tard en 2025"

"La tenue sera entièrement automatisée au plus tard en 2025"

17.10.2018

Gestion d'entreprise

Retrouvez chaque semaine notre interview sur un sujet d'actualité. Automatisation comptable, santé économique des cabinets, évolution du Dec, prélèvement à la source de l'IR, financement du numérique, monopole comptable, éventualité de la concurrence entre experts-comptables et commissaires aux comptes, etc. Charles-René Tandé, président du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables, répond à nos questions.

Avez-vous le sentiment que les experts-comptables sont en bonne santé économique ?

Je n’ai pas les chiffres pour 2018. Mais sur ces dernières années, la profession dans son ensemble continue à progresser. Cela tient aux missions complémentaires que l’on décroche régulièrement. Les chefs d’entreprise ne se plaignent pas de la facturation de l’expert-comptable mais de l’augmentation des charges avec l’arrivée de la DSN, du RGPD, des bénéficiaires effectifs et maintenant du prélèvement à la source. Celui qui intervient souvent dans tout ça, dans la petite entreprise, c’est l’expert-comptable. En termes de perspectives, il y a aussi ce que j’ai annoncé au congrès de Lille et mis en place à celui de Clermont-Ferrand, à savoir les auto-diagnostics qui devraient permettre au cabinet de bien assurer son rôle de conseil en tant que diagnostiqueur de l’entreprise et derrière de développer des missions s’il y a lieu. Les premiers qu’on a lancés portent sur l’export, le financement, la création, le développement et le numérique. Ce sont des perspectives sachant que l’activité matérielle de tenue va décroître régulièrement. Il faut vraiment engager le processus de développement des missions de conseil, notamment numérique.

La part du chiffre d’affaires des cabinets sur la tenue n’évolue pas, selon la dernière étude du CSOEC.

Oui mais elle va baisser. Avec la numérisation des factures, on tend vers une automatisation quasiment complète. Il faut se préparer à cela. Et on sait que le commissariat aux comptes va diminuer.

On récupère du chiffre d’affaires par ces charges suppl��mentaires qu’on met sur le dos des entreprises

D’après l’Insee, le chiffre d’affaires des cabinets croit plus vite que le PIB sur ces dernières années mais moins vite que le marché comptable dans son ensemble. Comment expliquez-vous cela ?

Sur le marché comptable dans son ensemble, c’est compliqué de savoir car cela n’englobe pas seulement les cabinets. Pour la croissance de la profession comptable par rapport au PIB, cela tient à la complexité croissante dont je viens de vous parler. Qui traite les obligations à la charge des petites entreprises ? L’expert-comptable. On récupère du chiffre d’affaires par ces charges supplémentaires qu’on met sur le dos des entreprises. C’est mon analyse car on n’a pas augmenté dans nos travaux de base. Le social a augmenté parce qu’il n’y a pas eu de simplification. Vendredi dernier, le Premier ministre a dit compter sur nous pour développer l’épargne salariale dans les petites entreprises. Inévitablement, c’est de la mission complémentaire pour nous. On a plusieurs sujets comme cela où on peut facturer.

Y a-t-il aussi un effet volume dont votre profession bénéficie car il y a chaque année beaucoup plus d’entreprises ?

Le nombre de clients augmente mais il y a un autre phénomène, celui des micro-entrepreneurs. Nous avons peu de micro-entrepreneurs sauf que le fait cette année d’avoir augmenté les seuils mais pas ceux de la [franchise de] TVA rend compliqué un dispositif qui était simple. On a un peu de micro-entrepreneurs qui commencent à arriver.

Plus d’un tiers des cabinets comptables ne récupèrent pas les données bancaires

Un de nos lecteurs prétend que, depuis peu, des cabinets d’expertise comptable font faillite. Avez-vous des échos de cela ?

Je me souviens il y a quelques années d’un cabinet qui avait fait faillite. Cela arrive en raison d’évènements particuliers dans un cas. Mais je n’ai pas de remontée d’informations à ce sujet. On a toujours connu des cabinets pouvant baisser en activité et en marge. C’est vrai qu’il y en a qui ne gagnent plus d’argent. Donc oui il en existe qui ne sont pas en belle santé financière. De là à être en faillite ? Normalement ils sont vendus avant. C’est un phénomène qui a toujours existé. Plus d’un tiers des cabinets comptables ne récupèrent pas les données bancaires. Cela signifie qu’il y a de la productivité à remettre dans certains cabinets.

Que pensez-vous globalement du projet de loi Pacte pour les entreprises, d’une part, et pour les experts-comptables, d’autre part ?

Pour les entreprises, je suis plutôt favorable. Il y a quand même un certain nombre de mesures qui vont dans le sens de l’assouplissement. La suppression du forfait social de 20 % c’est le genre de choses qu’il faut relancer. L’épargne salariale n’est pas très répandue dans la petite entreprise.

Et pour les experts-comptables ?

Vous pouvez vous référer à ce que j’ai dit au congrès de Clermont-Ferrand. Il y a deux lectures. Il y a bien évidemment la partie commissariat aux comptes dont je ne suis pas en charge en tant que président de l’Ordre même si elle me concerne à titre personnel. C’est sûr que le relèvement des seuils est brutal, avec le niveau à 8 millions d’euros, et que l’impact est très fort négativement sur notre chiffre d’affaires. Mais à côté de cela, il y a tous les textes qu’on avait demandés au gouvernement et qui sont passés. Après, il y a un vrai travail à faire pour les experts-comptables pour intégrer ces nouvelles dispositions. Je prends l’exemple du mandat de règlement. Je pense qu’il n’est pas intégré par les confrères car ils se demandent ce qu’ils vont pouvoir en faire. Mais demain, quand on aura et la facture électronique et le mandat de règlement, on pourra dématérialiser l’ensemble de la fonction administrative de la petite entreprise. Et l’expert-comptable pourra s’en occuper. C’est une vraie nouvelle offre de missions pour les cabinets qui devrait nous générer du chiffre d’affaires.

Un cabinet d’expertise comptable ne pouvait pas avoir une activité commerciale accessoire à moins de passer par une filiale

Sur les activités commerciales de l’expert-comptable, il me semble qu’il manque encore une brique ?

Il manque une norme professionnelle qui n’a jamais été validée par la chancellerie. La chancellerie bloquait en raison de l’article L 822-10 du code de commerce sur l’indépendance des commissaires aux comptes. Donc un cabinet d’expertise comptable ne pouvait pas avoir une activité commerciale accessoire à moins de passer par une filiale.  La modification de l’article L 822-10 a été votée à l’Assemblée nationale. Si elle est confirmé par le Sénat, nous allons pouvoir sortir en 2019 la norme professionnelle. Ce qui veut dire qu’on pourra, et c’est important avec le numérique que l’on développe, au-delà de la domiciliation, facturer des services tels que le coffre-numérique par exemple sur les bulletins de paie.

Sur le terrain, comment ça se passe pour les logiciels de comptabilité et de paie que l’expert-comptable fournit à son client ? Cela relève a priori d’une activité commerciale.

C’est de l’activité commerciale au sens propre. Donc pour le moment on ne peut pas le faire. Les éditeurs nous facturent des abonnements pour des logiciels qu’on refacture aux clients lorsqu’ils utilisent les mêmes logiciels que nous. Cela n’a pas de finalité commerciale dans le sens où nous ne sommes pas des vendeurs de logiciels mais on est quand même bien dans la chaîne.

Pensez-vous que les entreprises sont, ou seront, prêtes pour le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu ?

La phase du bulletin de paie préfiguré a démarré. Les flux ont fonctionné. Il nous reste 3 mois de tests. Les entreprises qui font appel aux experts-comptables seront prêtes au 1er janvier 2019. Pour les autres, cela va dépendre du logiciel de paie qu’elles utilisent.

Sur l’aspect fiscal et/ou social, y a-t-il des questions d’ordre juridique qui se posent ?

Non car ce n’est qu’un mode de prélèvement. L’impôt en lui-même ne change pas. S’il y avait un petit écart sur le montant prélevé, ce ne serait pas rédhibitoire. Ce sera géré au moment de la déclaration de revenus.

Il y a la question de l’année blanche qui entraîne des règles fiscales un peu particulières lesquelles peuvent poser des questions.

Le contribuable ne peut être que gagnant avec l’année blanche. Il y aura à s’assurer que le calcul de l’administration fiscale est correct en le comparant avec celui de notre logiciel.

Vous étiez présent ce lundi au lancement officiel de l’initiative France Num. Qu’en pensez-vous ?

Nous avons été mis en avant par le ministre. Les experts-comptables sont au cœur du dispositif.

Et vous vous êtes engagés à réaliser un million de diagnotics…

Sur 3 ans. L’idée c’est que notre pérennité va de pair avec celle de l’entreprise cliente. La petite entreprise doit prendre des virages numériques et on peut l’y aider notamment avec le mandat de règlement, la facture électronique, le bulletin de paie dématérialisé mais aussi la cyber-sécurité même si ce ne sera pas toujours l’expert-comptable qui fera la mission. L’expert-comptable est celui qui doit mettre en lumière les points de faiblesse de l’entreprise. C’est pourquoi notre démarche consiste à envoyer un auto-diagnostic à nos clients pour qu’ils mettent en œuvre ensuite un plan d’actions avec leur expert-comptable ou avec des spécialistes tels que des informaticiens. Nous souhaitons que ce travail soit réalisé dans une entreprise sur deux, soit 1 million d’entreprises sachant que nous sommes présents auprès de 2 millions d’entreprises. C’est ambitieux mais on peut y arriver dans les 3 prochaines années.

Sur le volet bancaire, qui constitue aujourd’hui un des freins au numérique, vous êtes optimiste ? Aucune banque privée n’est partenaire de France Num et aucune n’est intervenue sur l’estrade lors du lancement de cette initiative.

Nous avons lancé en juillet, avec les 7 principaux réseaux bancaires, une plateforme pour obtenir un financement jusqu’à 50 000 euros. Et BPI peut financer 50 000 euros complémentaires pour de l’immatériel sans garantie. Les banques doivent répondre sous quinze jours. Pour la première fois, on rentre l’immatériel dans ce processus.

Pensez-vous que les banques privées vont s’y mettre ? BPI dit que dans un cas sur 5 seulement l’entreprise obtient un financement bancaire pour un projet d’immatériel…

C’est la première fois qu’on intègre cela. On rentre maintenant dans la phase où l’immatériel peut être financé. On progresse psychologiquement.

A ce sujet, quel est votre sentiment sur la normalisation comptable qui rend très difficile de mettre l’immatériel à l’actif ? Le cadre comptable doit-il évoluer pour dynamiser le financement bancaire mais avec le risque que cela ne créé une bulle comptable ?

C’est vrai que cela favoriserait peut-être plus facilement le financement. On en discuté lundi avec Mounir Mahjoubi et Delphine Gény-Stephann. Ce sujet ne concerne pas seulement le numérique mais tout l’immatériel, avec la formation par exemple. Cela représente une vraie valeur pour l’entreprise mais ce n’est pas présent à l’actif. Les ministres voudraient faire évoluer cet aspect comptable. C’est un sujet dont il faut qu’on discute avec l’ANC [autorité des normes comptables].

En matchant le récepteur et l’émetteur, on peut détecter la fausse facture immédiatement

Vous parliez de factures électroniques. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la plateforme que prépare le CSOEC ?

L’objectif correspond au mouvement général de dématérialisation. L’idée est de développer ce qui se fait déjà pour le public, avec Chorus Pro, pour le privé. Quand une entreprise émet une facture électronique, ce document pourrait être intégré automatiquement dans la comptabilité. Quand l’autre entreprise reçoit la facture électronique, ce document va s’intégrer dans la comptabilité. Autre avantage : en matchant le récepteur et l’émetteur, on peut détecter la fausse facture immédiatement. Ce qui veut dire que dans les comptabilités, on est aussi assurés, nous, d’avoir des pièces justificatives certaines. Comme on sait que nos petites entreprises n’auront pas les moyens techniquement d’émettre éventuellement des factures électroniques, l’idée est que nous leur rendions ce service comme on a rendu le service d’envoyer les liasses fiscales dématérialisées. Ce serait l’expert-comptable qui envoie la facture électronique et qui la reçoit. Tout cela en s’appuyant sur les logiciels qui ne sont pas édités par l’institution. Par contre, c’est notre plateforme centrale qui organisera tous les flux. Et il y en aura d’autres que celles des experts-comptables. C’est pourquoi il faudra qu’elles communiquent entre elles.

Et cela dépend de quoi ?

C’est un travail de normalisation.

Je voudrais revenir sur l’éventualité que le commissaire aux comptes puisse aller sur les missions traditionnelles de l’expert-comptable. Avez-vous connaissance d’une telle pratique dans certains pays de l’Union européenne pour les petites sociétés ?

Soyons clair. D’abord cette notion d’expert-comptable et de commissaire aux comptes n’existe pas ailleurs. C’est une particularité française. Deuxièmement, il y a une prérogative d’exercice de la comptabilité pour l’expert-comptable. Donc indépendamment de tous les autres textes que vous pouvez me sortir, il y en a un en France aujourd’hui qui écrit que c’est un expert-comptable qui établit les comptes annuels. Donc même si le texte [issu du projet de loi Pacte] permettrait à un commissaire aux comptes de faire autre chose que de la certification légale, par exemple une liasse fiscale des comptes annuels, il serait en conflit avec le texte sur la prérogative d’exercice et entrerait donc dans l’exercice illégal de la comptabilité. Les textes interdisent au commissaire aux comptes de faire de la production comptable. Quand on met la passerelle pour ceux qui n’ont pas le diplôme d’expertise comptable mais qui possèdent le Cafcac de s’inscrire à l’Ordre des experts-comptables, à ce moment-là ils font de l’expertise comptable en tant qu’expert-comptable.

Sauf que la jurisprudence sur la tenue comptable n’est pas claire…

Le débat ne porte pas sur la tenue. La tenue sera entièrement automatisée au plus tard en 2025. C’est pour cela que je vous parlais de l’établissement des comptes annuels. Il n’est pas question dans cette mandature gouvernementale de remettre en cause la réglementation de l’expertise comptable en France. Je ne me prononce pas à dix ans. Et l’Europe ne nous empêche pas de maintenir notre réglementation telle qu’elle est aujourd’hui. C’est seulement si on voulait remettre des barrières que la Commission européenne nous dirait stop.

Il faut qu’on puisse intégrer de plus en plus de cursus différents

La recommandation de la Commission européenne de janvier 2017 montre qu’il y a quelque chose à faire sur la saisie. Et le Conseil d’Etat considère que la tenue ne fait pas partie du monopole comptable.

Oui mais vous revenez sur la tenue. Le débat sur ce sujet est dépassé. Moi je vous parle de notre réglementation dans son ensemble. Elle n’est pas remise en cause par la Commission européenne. J’y suis encore allé récemment. Le point que nous avons à travailler, mais ce n’est pas l’Europe qui nous le dicte, c’est celui d’avoir un diplôme au plus près des besoins des cabinets ou des entreprises. Et il faut peut-être se poser la question de la lisibilité de notre diplôme. Il faut qu’on puisse intégrer de plus en plus de cursus différents. On recrute de plus en plus d’ingénieurs dans les cabinets. Ils peuvent avoir envie de détenir le diplôme.

 

Ludovic Arbelet

Nos engagements