Le 15 juin dernier, la filiale française du géant de l’ameublement était condamnée à un million d’euros pour recel de données à caractère personnel collectées par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite commis de façon habituel. Emmanuel Daoud, avocat associé du cabinet Vigo, qui défend la société dans ce dossier, revient sur le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Versailles.
Plusieurs prévenus ont décidé de faire appel. Pas Ikea France. La filiale a choisi d’accepter la condamnation dont elle a fait l’objet, le 15 juin dernier, et de tenter de tourner la page.
Gestion d'entreprise
La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
Les faits remontent… En février 2012, le Canard enchainé et Mediapart révèlent la plainte contre X faisant état « d’un système d’espionnage organisé » au sein d’Ikea France déposée par un représentant de l’Union départementale des syndicats confédérés Force ouvrière de la Seine-Saint-Denis. Une clé USB, remise au procureur de la République de Versailles, retrace des échanges de mails de 2002 à l’été 2009 entre le département « gestion du risque » de la filiale et des sociétés de sécurité privé. En objet, notamment, des demandes de renseignements sur les antécédents judiciaires ou d’autres données à caractère personnel, comme des voyages à l’étranger, concernant des salariés d’Ikea - dont certains syndiqués -, des candidats à l’embauche ou encore des clients. Les perquisitions, réalisées plus tard, permettront de découvrir au siège de l’entité un coffre-fort attribué au département gestion des risques, contenant des courriels échangés sur une période de 10 ans (de 2001 à 2010).
Au total ce sont seize prévenus, dont l’ancien directeur de la gestion des risques, Jean-François Paris, son adjointe de l’époque, l’ex DG de la filiale, Jean-Louis Baillot, la société et plusieurs anciens fonctionnaires de police qui se retrouvent dans le box des accusés. Seuls Stefan Vanoverbeke, DG puis PDG de la filiale de 2010 à 2015, et un agent de police ont été relaxés.
Le jugement est très critiquable selon vous. Pourquoi ?
En dépit de l’ordonnance de renvoi qui fixait la prévention [énumération des faits sur lesquels la personne poursuivie va être jugée, ndlr] de 2009 à 2012, le tribunal est remonté à des périodes antérieures. Il a été considéré, par exemple, que les infractions qui pouvaient être reprochées à certains prévenus qui sont antérieures à 2009 [notamment des courriels datant de 2008, impliquant la DRH de l’époque et Jean-Louis Baillot, ancien directeur général d’Ikea France. Jean-Louis Baillot a été à la tête de la filiale pendant 13 ans, jusqu’en décembre 2009, date à laquelle il a été remplacé par Stefan Vanoverbeke, ndlr. Il fait appel de la décision] pouvaient donner lieu à condamnation sur le fondement de la théorie des infractions occultes [une jurisprudence consacrée par la loi du 27 février 2017. Le tribunal a considéré que les faits impliquant des données personnelles ne pouvaient être connus des victimes ni de la justice avant leur révélation en 2012 par la plainte et les articles de presse, ndlr]. Or, comme la personne morale est supposée avoir recelé ces informations - le recel est une infraction continue - la prescription ne tient plus.
Les arguments de défense, qu’ils concernent des personnes physiques ou la personne morale, étaient vraiment centrés sur la période de prévention 2009-2012. Voir en définitive ces arguments écartés d’un revers de main sur la base de la théorie du caractère occulte de certaines infractions implique que le débat n’a pas totalement été contradictoire et que nous n’avons pas pu nous défendre correctement.
A dix reprises au moins, au cours des débats, la présidente et la procureure de la République ont pourtant dit que certains faits n’étaient pas dans la prévention. Nous n’avons donc pas pu plaider sur ces questions. C’est une très mauvaise surprise.
Qu’est-ce que cela induit ?
Nous aurions peut-être pu obtenir une relaxe.
La responsabilité pénale de la personne morale ne peut être retenue que si l’on caractérise une responsabilité pénale d’un de ses organes (donc un mandataire social) ou d’un de ses représentants (le titulaire d’une délégation ou sous-délégation de pouvoirs) qui aurait agi pour le compte de la personne morale.
A partir du moment où nous avons entendu lors du délibéré que des condamnations étaient prononcées contre des dirigeants, nous savions que la personne morale allait être déclarée coupable et sanctionnée pénalement.
Or, selon nous, aucun organe ou représentant n’a engagé, dans la période de prévention 2009-2012, la responsabilité pénale de la personne morale [Selon le tribunal, la condamnation de Jean-Louis Baillot, l’ancien DAF, supérieur hiérarchique de Jean-Francois Paris, et plusieurs directeurs de magasins ayant reçu des délégations de pouvoirs, ont permis de retenir la responsabilité de la personne morale, ndlr]. Dès lors que la période de prévention saute, l’argumentaire tombe…
Que pensez-vous des condamnations prononcées ?
Je suis satisfait pour plusieurs raisons. Le parquet avait requis 2 millions d’euros étant précisé que le maximum de la peine d’amende allait jusqu’à 3,750 millions d’euros. Le tribunal prononce 1 million d’euros d’amende.
Contrairement à ce qui a été dit depuis le début de l’affaire, le tribunal n’a pas retenu de « système d’espionnage généralisé » à l’encontre d’Ikea.
Pourtant le tribunal utilise une formulation assez proche. La décision indique qu’Ikea aurait « institutionnalisé une politique généralisée d’enquêtes officieuses et de recherches déloyales et illicites sur les salariés de sa société, des clients, des salariés de sociétés co-contractantes, utilisant les services de police et de gendarmes »…
Le terme d’espionnage est une qualification pénale autonome. Ce n’est pas celle qui a été retenue par le tribunal. C’est un motif de satisfaction pour moi.
Et sur les dommages et intérêts alloués ?
Les parties civiles (personnes physiques et syndicats) ont réclamé près de 13 millions d’euros au total. Le tribunal alloue finalement 200 000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral et 100 000 euros de remboursements de frais de justice.
Si on avait été face à un système institutionnalisé, délibéré, organisé et structuré avec des répercussions graves pour les personnes physiques ou les organisations syndicales - comme le délit d’entrave, par exemple - le tribunal aurait prononcé des peines d’un autre montant…
Compte tenu de la sanction prononcée et de la modération des dommages et intérêts, je retiens aussi que le plan d’action de la société mis en place dès 2012 a été considéré comme efficace, sérieux, sincère, véritable et réel.
En 2012, quand les faits ont été divulgués, et cela a été mis en œuvre quasi immédiatement, une direction juridique a été créée, le comité d’éthique a été renouvelé, tous les collaborateurs ont été formés à la protection des données personnelles, les politiques de recrutement ont été refondues, un budget a été alloué à tout ce qui relève de la protection des données personnelles, la gouvernance et la forme sociétale de l’entreprise ont aussi été refondues, afin qu’il y ait plus de contrôle sur l’action des dirigeants. Ce plan d’action s’est poursuivi et est toujours d’actualité en 2021. La politique de protection des données personnelles d’Ikea est l’une des plus performantes en France sur ce sujet.
Est plutôt devenue l’une des plus performante ?
Les faits remontent à 2009-2012, voire antérieurement si on retient la période de prévention fixée par le tribunal. Pour des faits qui datent de plus de 9 ans, de l’eau a coulé sous les ponts. Je peux donc affirmer que la politique actuelle est parmi les plus performantes en France.
Il a aussi été démontré au cours des débats, que dès 2012, la direction générale de l’époque, incarnée par Stefan Vanoverbeke et tous les cadres-dirigeants, ont pris le parti d’adopter une politique de transparence absolue à l’égard des faits. Des points d’information ont été organisés. Un numéro dédié, pour informer les salariés concernés de ce qu’il se passait, a été mis en place. L’enquête interne menée a été annoncée. Une communication institutionnelle transparente vis-à-vis des parties prenantes d’Ikea France, notamment de ses collaborateurs, a été déployée. Cela a dû être pris en considération par le tribunal.
L’audit menée juste après la révélation des faits, qui a permis de verser des éléments au dossier d’instruction, a-t-elle joué en faveur d’Ikea ?
En France, à l’époque, ces enquêtes interne n’étaient pas usuelles. Certains de mes confrères, y compris sur les bancs de la défense, n’ont pas bien compris l’intérêt de cette enquête, menée par un cabinet d’avocat qui n’était pas le mien, alors qu’une information judiciaire était en cours. Elle pouvait, selon eux, donner lieu à des pressions potentielles sur les personnes mises en cause ou sur des témoins. Cela relève du fantasme en raison d’une méconnaissance des procédures d’enquête interne.
Cette enquête a été portée à la connaissance du juge d’instruction. L’entreprise coopérait depuis le départ avec la justice. Ce n’était pas seulement une incantation mais une volonté réelle. Lorsque le magistrat instructeur de l’époque a dit : « je veux que vous cessiez cette enquête interne, parce que je considère qu’elle est incompatible avec les investigations que nous menons », elle a cessé immédiatement. Lorsqu’il a demandé la communication des résultats de l’enquête, le secret professionnel de l’avocat ne lui a pas été opposé. Nous l’avons communiquée en totalité. Il n’y a pas de manifestation plus éclatante de la coopération d’Ikea avec la justice. Il ne pouvait pas en être autrement pour une société de cette taille et de cette notoriété.
Je ne sais pas si cela a été pris en considération par le tribunal mais je l’ai plaidé.
Selon vous, ce qui s’est passé est avant tout le fait du directeur de la sécurité de l’époque ? L’absence de direction juridique au sein d’Ikea France durant la période mise en cause n’a pas permis d’assurer un système de check and balances ?
J’ai pour principe de toujours respecter la présomption d’innocence. Il est ressorti des débats de façon très claire, qu’un certain nombre de prévenus, y compris des subordonnés du directeur de la sécurité, ont estimé que sont en cause ses initiatives et qu’il ne les avait pas partagées en ce qui concerne leur caractère irrégulier.
L’intéressé, lui, a dit que tout le monde était au courant. C’est l’état du dossier.
Du point de vue de la personne morale, les garde-fous au sein des entreprises et notamment une direction juridique structurée ainsi qu’une formation/sensibilisation sur le thème de la protection des données personnelles n’existaient pas à l’époque des faits. Dans le cas contraire, ces débordements individuels n’auraient pas eu lieu.
Que conseillez-vous aux entreprises qui pourraient se retrouver dans le cas d’Ikea ?
Pour des entreprises nationalement et mondialement connues, les enjeux réputationnels sont considérables. Au démarrage de l’affaire, il y a eu des articles dans la presse indienne et américaine sans évoquer le bouillonnement médiatique suscité en France.
Dès que l’on se situe dans des problématiques pénales ou para pénales concernant des entreprises à forte notoriété, toutes les décisions que pourraient prendre les avocates et les avocats à moyen et long termes doivent intégrer ces enjeux réputationnels. Les thématiques qui relèvent de la protection des données personnelles, de la santé publique de l’environnement, etc., ce sont des zones à fortes turbulences. Celles et ceux qui pourraient imaginer que l’on peut conserver comme totalement confidentiels nos initiatives se trompent. Le secret professionnel existe bien entendu mais il faut partir du postulat inverse. Les informations sont toujours à un moment ou à un autre divulguées. Pensez que l’on peut proposer aux dirigeants des solutions qui vont mordre ou égratigner la ligne jaune est une chimère. Mettre la poussière sous le tapis ne fonctionne pas. On risque de se retrouver très rapidement dans des situations inconfortables y compris quant à sa crédibilité de l’avocat.
On doit privilégier la situation la plus rigoureuse sur le plan juridique et éthique.
Nos engagements
La meilleure actualisation du marché.
Un accompagnement gratuit de qualité.
Un éditeur de référence depuis 1947.
Des moyens de paiement adaptés et sécurisés.