Etienne Pujol, avocat associé au sein du cabinet Berry Avocats, analyse la décision rendue le 4 mars dernier dans une affaire opposant Uber à l'un de ses chauffeurs. Selon lui, la situation pourrait encore évoluer avec la directive européenne du 20 juin 2019 que la France doit transposer au plus tard le 1er août 2022.
La chambre sociale de la Cour de cassation vient de rejeter un pourvoi formulé contre l’arrêt d’une cour d’appel, arrêt de rejet qui s’inscrit dans la ligne d’un précédent arrêt rendu par la même juridiction et qui avait déjà donné lieu à de très nombreux commentaires.
La réponse tient essentiellement au nom d’une des parties, dont l’importance est telle dans l’évolution d’une nouvelle forme d’activité économique ces dernières années que le dictionnaire Larousse en a tiré un substantif (1). Signe de son importance "médiatique", cet arrêt a fait l’objet d’une traduction en anglais et en espagnol, et ont également été mis en ligne une note explicative, l’avis du Premier Avocat Général et le rapport fait à la cour.
Son intérêt principal n’est donc pas dans sa formulation elle-même, qui conforte la cour d’appel de Paris dans son analyse, mais dans ces documents complémentaires, où sont abordées deux des principales problématiques auxquelles les juristes sont confrontés pour appréhender les relations entre les plateformes et leurs "travailleurs" et qui contiennent également une référence marquée au droit communautaire comme piste d’évolution de la réglementation y afférente.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
"La qualité de salarié implique nécessairement l’existence d’un lien juridique de subordination du travailleur à la personne qui l’emploie" (Arrêt Bardou du 6 juillet 1931). Vieille de près d’un siècle, cette affirmation de principe de la Cour de cassation constitue le socle sur lequel la jurisprudence s’est appuyée pour définir l’existence d’un contrat de travail. Aucune loi n’étant jamais intervenue pour définir ce que pouvait être un "lien juridique de subordination" (2), c’est donc la jurisprudence qui en a fourni la définition suivante : l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements ; l’exercice de ce travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail.
L’irruption des plateformes de mise en relation a soulevé la question de savoir si, et dans quelle mesure, un lien de subordination pouvait être établi entre un travailleur et la plateforme qu’il utilise (ou plutôt qui l’utilise) pour pouvoir travailler. En d’autres termes, un travailleur peut-il être subordonné à un algorithme ?
C’est en novembre 2018, par son arrêt Take Eat Easy, que la Cour de cassation a répondu positivement à cette question. Au visa de l’article L.8221-6 du code du travail, elle a reproché à la cour d’appel, qui avait constaté que "l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci" et que cette application "disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier", de ne pas avoir déduit l’existence d’un lien de subordination de ce "pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation".
En résumé, pour la Cour de cassation, la structure contractuelle existante faisait que dès lors qu’il se connectait à la plateforme, le "prestataire" se trouvait en lien de subordination avec elle et devenait donc son salarié.
A l’époque, deux points nous avaient semblé importants par rapport à la définition "habituelle" du lien de subordination :
- la Cour de cassation avait déduit le pouvoir de sanction du pouvoir de direction ;
- la Cour de cassation n’avait pas estimé utile de recourir au concept de service organisé.
S’agissait-il d’une évolution de la définition du lien de subordination ?
La réponse est fournie par le Premier Avocat Général : "la jurisprudence « Société Générale » s’est ainsi révélée à la fois stable et suffisamment souple pour permettre à la chambre sociale de qualifier différentes relations contractuelles, dont celles d’un livreur de repas à vélo avec la plateforme pour laquelle il travaillait […]. On saisit mal […] l’intérêt de bousculer [la] jurisprudence".
L’affirmation est sans appel : point n’est besoin de faire évoluer cette définition. Et le rapporteur de préciser :"l’office du juge reposant essentiellement sur la recherche des indices de subordination, la caractérisation des pouvoirs de direction, contrôle et sanction de l’employeur ne figure pas toujours dans les arrêts".
Dans le cas Uber, la cour d’appel avait déduit des éléments de fait qui lui étaient soumis que le statut de travailleur indépendant était "fictif" et que Uber avait adressé à son chauffeur des directives, en avait contrôlé l’exécution et avait exercé un pouvoir de sanction, caractérisant ainsi un lien de subordination, et donc un contrat de travail.
L’évolution entre-aperçue dans l’arrêt Take Eat Easy n’était qu’une application assouplie au cas d’espèce de la définition classique du lien de subordination, qui n’a donc pas vocation à évoluer.
Pour comprendre l’enjeu de cette réflexion, il faut se souvenir que le contrat de travail n’est, en définitive, qu’un contrat particulier de prestation de services : le salarié et le prestataire réalisent leur obligation de faire et sont rémunérés pour cela. La principale différence entre les deux réside dans la "subordination juridique" dans laquelle le salarié est placé à l’égard de son employeur.
L’arrêt Bardou précédemment cité, qui avait posé le principe de l’état de subordination juridique comme critère d’existence d’un contrat de travail, avait précisé que "la condition juridique d’un travailleur à l’égard de la personne pour laquelle il travaille ne saurait être déterminée par la faiblesse ou la dépendance économique dudit travailleur".
La Cour de cassation n’ayant pas repris cet "indice" dans son arrêt Take Eat Easy, il était légitime de se poser la question de sa pertinence dans le contexte des travailleurs de plateforme, d’autant plus que de nombreuses voix se sont élevées en faveur de son intégration à la détermination de l’existence d’un contrat de travail.
Le rapporteur de l’arrêt consacre un long développement à ce critère et explique notamment pourquoi il pourrait être pertinent d’y recourir s’agissant plus particulièrement des travailleurs de plateforme. Il rappelle tout d’abord que "des éléments de fait relevant d’une dépendance économique peuvent être retenus par le juge, au titre des indices d’un lien de subordination" (3). Il poursuit en insistant sur le fait que les travailleurs de plateforme n’ont pas la possibilité de développer une clientèle personnelle, ne décident pas du prix auquel ils vont réaliser leur prestation, ne s’occupent pas de la facturation et surtout que le statut d’indépendant leur est imposé par la plateforme.
Le Premier Avocat général résume la perception de cet élément par la Cour de cassation : "si la dépendance économique ne suffit pas à identifier un contrat de travail, des indices de dépendance économique participent à la preuve de la subordination". Il poursuit mal saisir "l’intérêt de bousculer une jurisprudence qui permet d’intégrer, parmi les indices du lien de subordination, tout ce qui révèle ce que le professeur Dockès qualifie d’« état de subordination » en s’adaptant aux transformations de la relation de travail induites par les technologies nouvelles".
La note explicative ferme le ban : "Dans l’arrêt prononcé le 4 mars 2020, la chambre sociale a […] refusé d’adopter le critère de la dépendance économique suggéré par certains auteurs". La dépendance économique fait partie des indices permettant de caractériser le lien de subordination, mais ne s’y substitue pas.
C’est déjà une jurisprudence de la CJUE qui, la première, avait qualifié Uber de prestataire de services et non pas de simple intermédiaire (4). Si elle n’a pas encore statué sur la question de l’application du droit du travail aux travailleurs de plateformes, les attendus de son arrêt ne laissent guère de doutes sur les suites qu’elle donnera aux cas qui lui seront soumis, surtout au regard de sa jurisprudence en matière de définition du "travailleur", et de l’adoption récente d’une directive qui intègre les travailleurs de plateforme à cette définition.
A titre liminaire, comme le relève le Premier Avocat général dans l’arrêt Uber, le "travailleur" au sens du droit de l’Union Européenne est défini "dans des termes assez voisins" du droit français. Il s’agit d’une "personne qui accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre personne et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération".
La CJUE a déjà eu l’occasion de juger qu’un prestataire de services est susceptible de perdre sa qualité d’indépendant au profit du salariat lorsqu’il ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais dépend entièrement de son commettant, qu’il ne supporte aucun des risques financiers et commerciaux résultant de l’activité de ce dernier et qu’il opère comme auxiliaire intégré à l’entreprise dudit commettant (5).
Dans cette perspective, la qualification de "prestataire indépendant" n’exclut pas une requalification en "travailleur" si son indépendance n’est que fictive, déguisant ainsi une véritable relation de travail (6). La requalification s’impose notamment si cette personne a été embauchée en tant qu’indépendant pour des raisons fiscales, administratives ou bureaucratiques, pour autant qu’elle agit sous la direction de son employeur, qu’elle ne participe pas à ses risques commerciaux et qu’elle est intégrée à son "entreprise" pendant la durée de la relation de travail, formant avec lui une unité économique (7).
On retrouve une grande ressemblance avec les constatations faites dans les arrêts Uber et Take Eat Easy…
Mais la CJUE a également statué sur le cas de travailleurs indépendants rattachés à une communauté de travail (8) Il s’agissait en l’occurrence d’indépendants néerlandais pour lesquels les fédérations patronales et les organisations syndicales peuvent conclure une convention collective en leur nom et pour leur compte s’ils sont membres de ces organisations syndicales. La CJUE a jugé que la disposition d’une convention collective prévoyant des tarifs minimaux pour les indépendants qui effectuent pour un employeur la même activité que ses travailleurs salariés est possible (et ne tombe pas sous le coup d’une entente prohibée) à condition qu’ils soient en réalité de "faux indépendants", c’est-à-dire qu’ils se trouvent dans une situation comparable à celle desdits travailleurs salariés.
Aux critères "direction – contrôle – sanction" du lien de subordination s’ajoute celui fourni par la chambre sociale de la Cour de cassation de l’intégration dans un service organisé, "indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail".
De manière beaucoup plus explicite, la directive du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne (9) a précisément pour objet de s’appliquer aux travailleurs de plateforme (10). Les travaux préparatoires relèvent que cette incorporation des travailleurs de plateforme a pour objectif d’éviter que ces modes de travail n’aggravent la dévalorisation des normes sociales, faussent la concurrence et privent pour les États de certaines recettes fiscales et cotisations de sécurité sociale.
Tout ce que le législateur français a tenté d’éviter jusqu’à présent…
A cet effet, la directive reprend la définition des "travailleurs" de la CJUE et exige qu’ils bénéficient d’informations claires sur leurs conditions de travail et les nouvelles normes minimales qui leur sont applicables, et notamment leur rémunération. Selon son exposé des motifs, "les employeurs, bien que risquant une légère perte de flexibilité, devraient quant à eux tirer profit d’une concurrence plus viable, doublée d’une plus grande sécurité juridique et d’une main-d’œuvre plus motivée et plus productive, grâce au renforcement de la stabilité contractuelle et des clauses de maintien dans l’emploi. La société tout entière bénéficierait de l’élargissement de la base d’imposition et de cotisations de sécurité sociale".
La transposition de cette directive en droit français "au plus tard le 1er août 2022" (11) pourrait être une bonne occasion pour accorder à tous les travailleurs de plateforme, salariés du fait d’un lien de subordination mais aussi indépendants, la possibilité de mieux connaître la portée de leur engagement contractuel et de limiter l’insécurité juridique qui découle de leurs statuts.
(1) Ubérisation : remise en cause du modèle économique d'une entreprise ou d'un secteur d'activité par l'arrivée d'un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur Internet.
(2) Même si le Conseil constitutionnel a cru pouvoir affirmer qu’il appartenait au législateur, et à lui seul, de déterminer ce que sont les caractéristiques essentielles du contrat de travail (décision du 20 décembre 2019, considérant 24)
(3) Et, pour illustrer son propos, cite les arrêts Labbane, arrêt du19 décembre 2000 et arrêt du 7 juillet 2016.
(4) CJUE, C-434/15, 20 décembre 2017
(5) Confederación Española de Empresarios de Estaciones de Servicio, C:2006:784, points 43 et 44
(6) Arrêt Allonby, C 256/01, C:2004:18, point 71
(7) Arrêt Becu e.a., C 22/98, C:1999:419, point 26
(8) Arrêt FNV Kunsten, C‑413/13 du 4 décembre 2014
(9) JOUE 11 juillet 2019, L.186-105
(10) Considérant 8 : "L’abus du statut de travailleur indépendant, au sens du droit national, à l’échelon national ou dans des situations transfrontières, est une forme de travail faussement déclaré qui est fréquemment associée au travail non déclaré. Il y a faux travail indépendant lorsqu’une personne, bien que remplissant les conditions caractéristiques d’une relation de travail, est déclarée en tant que travailleur indépendant en vue d’éviter certaines obligations juridiques ou fiscales. Ces personnes devraient relever du champ d’application de la présente directive".
(11) Article 22, 1.
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