Contentieux relatif au devoir de vigilance : vers la désignation de tribunaux judiciaires dédiés

Contentieux relatif au devoir de vigilance : vers la désignation de tribunaux judiciaires dédiés

27.04.2021

Gestion d'entreprise

Le législateur s’apprête à mettre fin à la bataille menée par des ONG pour faire reconnaître la compétence du tribunal judiciaire en matière de contentieux relatifs au devoir de vigilance.

Quatre ans après la promulgation de la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, une incertitude devrait être prochainement levée. Le 17 avril dernier, lors de l’examen du projet de loi Climat en séance publique à l’Assemblée nationale, les députés ont adopté des amendements qui prévoient l’ajout au code de l’organisation judiciaire d’un article L.211-21 ainsi rédigé : « Un ou plusieurs tribunaux judiciaires spécialement désignés connaissent des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L.225-102-4 et L.225-102-5 du code de commerce ».

Des premières décisions contradictoires

Destinée à lever l’incertitude sur la compétence du tribunal pour les contentieux fondés sur le devoir de vigilance, cette clarification intervient alors que des exceptions de compétence soulevées dans des affaires visant le groupe Total ont donné lieu à des jurisprudences contradictoires (lire l’encadré). D’un côté, les associations à l’origine des actions en justice, qui ne veulent pas que soient confiées aux tribunaux de commerce des questions d’atteintes aux droits de l’homme et de l’environnement. De l’autre, la multinationale, qui estime que le plan de vigilance est un document qui relève de l’organisation et du fonctionnement internes de l’entreprise.

Avec le soutien du gouvernement

Des amendements similaires, portés et âprement défendus par les députés Dominique Potier et Matthieu Orphelin, avaient déjà été présentés lors de l’examen du projet de loi relatif au Parquet européen, en décembre dernier, et jugés irrecevables (cavaliers législatifs). Mais c’est à cette occasion que les deux députés ont obtenu le soutien du gouvernement et l’assurance que ces dispositions seraient reprises dans un autre véhicule législatif. Elles ont ainsi été à nouveau présentées 3 mois plus tard, dans le cadre de l’examen du projet de loi Climat, après avoir été révisées en accord et en collaboration avec le cabinet du ministre de la Justice.

Le gouvernement a par ailleurs intégré ces mêmes dispositions à l’article 34 du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire (qui va démarrer son parcours législatif début mai), au cas où ces dernières n’étaient pas définitivement adoptées à l’issue de l’examen du projet de loi Climat – lequel fait l’objet d’un lobbying intense de la part des grandes entreprises.

Probablement Paris et Nanterre

Lors des discussions sur cet amendement à l’Assemblée nationale, la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, a expliqué qu’il s’agissait de « recentrer ce contentieux technique et complexe sur une ou deux juridictions spécialisées, qui auront la compétence et les moyens de le traiter. Concrètement, le tribunal [judiciaire] de Paris et, éventuellement, celui de Nanterre ».

Ces nouvelles dispositions viendraient ainsi compléter celles prévues par la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, qui ont amené à la désignation, dans le ressort de chaque cour d’appel, d’un tribunal judiciaire compétent pour les délits en matière environnementale et les actions en responsabilité civile visant la réparation des préjudices liés aux atteintes à l’environnement.

Une clarification qui satisfait les ONG

Pour les associations qui ont engagé une action en justice contre le groupe Total sur le fondement du devoir de vigilance, l’adoption de ces nouvelles dispositions constitue « une clarification bienvenue » qui « va permettre à des contentieux d’aller de l’avant », d’avancer « sur le fond » des requêtes, se félicite Lucie Chatelain, responsable du plaidoyer et du contentieux de l’association Sherpa. Une avancée qui, selon elle, doit beaucoup « à la persévérance de Dominique Potier », et au fait que « la loi française est scrutée comme un modèle » dans le cadre de l’élaboration d’une directive sur le devoir de vigilance des entreprises, or, « en être encore à la question de la compétence du tribunal 4 ans après, ce n’est pas un très bon modèle » en termes d’effectivité de la loi.

Quel impact direct pourrait avoir l’adoption de ces nouvelles dispositions sur l’affaire qui oppose un collectif d’associations, dont Sherpa, et de collectivités territoriales au groupe Total pour inaction climatique ? « L’audience devant la cour d’appel de Versailles est prévue le 21 septembre prochain. Nous espérons que la loi Climat aura été définitivement adoptée d’ici là, et nous soutiendrons qu’il s’agit d’une loi de procédure, lesquelles sont directement applicables », explique l’avocat du collectif, Sébastien Mabile.

Même satisfecit du côté de l’association Les Amis de la Terre, qui fait partie du collectif d’ONG qui a introduit une action en justice contre Total sur le fondement du devoir de vigilance concernant les activités du groupe pétrolier en Ouganda. « C’est une bonne nouvelle au bout d’un an et demi d’une procédure focalisée sur la compétence du tribunal, alors que la situation sur le terrain est toujours aussi préoccupante sur le plan des droits humains », commente Léa Kulinowski, chargée de mission juridique au sein de l’association. Elle juge également « très positif » le fait de désigner des juridictions dédiées car « des juges vont se spécialiser sur ce sujet ». « Nous espérons que la mise en place du dispositif sera rapide et effective ». Le collectif a déposé son mémoire à la Cour de cassation le 16 avril dernier. « Nous espérons une décision d’ici la fin de l’année pour pouvoir avancer sur le fond du dossier ».

 

Devoir de vigilance : retour sur un an et demi de bataille sur la compétence du tribunal

Dans l’affaire qui oppose 5 associations (les Éco-Maires, Sherpa, Zea, France Nature Environnement, Notre affaire à tous) et 14 collectivités territoriales au groupe Total pour inaction climatique, le collectif a assigné la multinationale devant le tribunal judiciaire de Nanterre le 28 janvier 2020. Les avocats du groupe pétrolier ont soulevé l’incompétence du tribunal judiciaire et demandé à ce que le litige soit porté devant le tribunal de commerce. Le 18 novembre 2020, dans son arrêt Uber, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que « dès lors que les faits reprochés sont en lien direct avec la gestion d’une société, le demandeur non-commerçant dispose du choix de saisir le tribunal civil ou le tribunal de commerce ». Le 11 février 2021, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nanterre a rejeté l’exception d’incompétence. Le groupe Total a fait appel de cette dernière décision. L’audience devant la cour d’appel de Versailles est prévue le 21 septembre 2021.

 

Dans l’affaire qui oppose 6 ONG (Survie, les Amis de la Terre et 4 associations ougandaises) au groupe Total, le tribunal judiciaire de Nanterre s’est déclaré incompétent et a renvoyé l’affaire au tribunal de commerce le 30 janvier 2020. Les associations ont fait appel de cette décision, qui a été confirmée par la cour d’appel de Versailles le 10 décembre 2020. Les associations, qui ont formé un pourvoi en cassation, ont soumis leur mémoire à la cour le 16 avril 2021.

 

Miren Lartigue

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