Contrôle de conventionnalité in concreto du barème : la boîte de pandore est-elle ouverte ?

Contrôle de conventionnalité in concreto du barème : la boîte de pandore est-elle ouverte ?

03.10.2019

Gestion du personnel

Dans cette chronique, Olivier Dutheillet de Lamothe, avocat associé et responsable de la doctrine sociale et Louis Paoli, avocat, tous deux au sein du cabinet CMS Francis Lefebvre Avocats, analysent la portée de l'arrêt rendu le 25 septembre dernier par la cour d'appel de Reims sur le barème d'indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse.

L’adoption difficile d’un barème d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse
La genèse troublée du barème

Au terme de longues péripéties juridiques dont une censure par le Conseil constitutionnel (décision du 5 août 2015), le barème d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse a finalement vu le jour avec l’ordonnance du 22 septembre 2017, ratifiée par la loi du 29 mars 2018.

Ce barème, figurant à l’article L.1235-3 du code du travail, est applicable aux licenciements notifiés à partir du 24 septembre 2017 et fixe le plancher et le plafond de l'indemnisation à laquelle peuvent prétendre, en fonction de leur ancienneté et de leur salaire, les salariés dont le licenciement a été prononcé sans motif valable.

Saisi d'un référé aux fins d’obtenir la suspension de l'ordonnance, le Conseil d'État s'est prononcé en faveur de la conformité du barème d'indemnisation aux textes internationaux et a rejeté le recours (décision du 7 décembre 2017).

Saisi à son tour de la loi ratifiant l'ordonnance n° 2017-1387, le Conseil constitutionnel a déclaré l'article L.1235-3 du code du travail, conforme à la Constitution (décision du 21 mars 2018).

Contesté au regard de l'article 10 de la Convention n° 158 de l'Organisation internationale du travail (OIT) et de l'article 24 de la Charte sociale européenne qui prévoient tous deux qu'en cas de licenciement injustifié, le travailleur lésé a droit à une indemnité "adéquate" ou à une autre réparation "appropriée", la conventionnalité du barème a fait l’objet d’une jurisprudence éparse des conseils de prud’hommes ayant donné lieu à deux saisines de la Cour de cassation pour avis.

La reconnaissance de la conventionnalité abstraite du barème

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation, revenant sur sa jurisprudence antérieure, a considéré que "la compatibilité d'une disposition de droit interne avec les dispositions de normes européennes et internationales peut faire l'objet d'une demande d'avis, dès lors que son examen implique un contrôle abstrait ne nécessitant pas l'analyse d’éléments de fait relevant de l’office du juge du fond".

Opérant ce contrôle abstrait, elle a estimé que le terme “adéquat” doit être compris comme réservant aux Etats parties une marge d’appréciation d’où il se déduit que "les dispositions de l’article L.1235-3 du code du travail, qui prévoient notamment, pour un salarié ayant une année complète d’ancienneté dans une entreprise employant au moins onze salariés, une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse comprise entre un montant minimal d’un mois de salaire brut et un montant maximal de deux mois de salaire brut, sont compatibles avec les stipulations de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’OIT" (avis du 17 juillet 2019).

Une interrogation subsistait néanmoins : comment ces avis allaient-ils être reçus par les juridictions du fond ? Force est de constater qu’ils n’ont pas mis fin à l’imbroglio juridique : certains conseils de prud’hommes continuent d’écarter l’application du barème en rappelant que les avis rendus ne lient pas les juridictions du fond (CPH Grenoble, 22 juillet 2019, n° 18/00267 ; CPH Le Havre, 10 septembre 2019 n° 18/00413). La Chambre sociale de la Cour de cassation, quant à elle, vient de rejeter une demande d’avis, se référant aux avis du 17 juillet 2019 pour rappeler que l’article 24 de la Charte sociale européenne est dépourvu d’effet direct dans un litige entre particuliers (avis, 25 septembre 2019, n° 19-70.014).

C’est dans ce contexte que les cours d’appel de Paris et de Reims devaient se prononcer le 25 septembre dernier au fond sur la conventionnalité du barème d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Si la première a reporté le prononcé de son arrêt au 30 octobre 2019, la seconde, tout en reconnaissant la conventionnalité de principe de l’article L.1235-3 du code du travail, a rendu un arrêt ouvrant la porte à un contrôle de conventionnalité in concreto. Que faut-il entendre par cette expression ? Quelle est la portée de ce contrôle ? L’avenir du barème est-il sérieusement remis en cause par cette décision ?

Contrôle concret de la conventionnalité du barème : porte étroite ou boîte de pandore ?
L’origine du contrôle concret

Traditionnellement, le contrôle de conventionnalité est celui de l’examen abstrait d’une disposition de droit interne, confrontée à un texte international. Il s’agit un contrôle qui se rapproche, dans sa méthodologie, du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil Constitutionnel qui aurait d’ailleurs pu se reconnaître compétent en la matière plutôt que de renvoyer aux juges judiciaires et administratifs, quel que soit le degré de l’instance interrogée, le soin d’examiner la conventionnalité d’un texte de droit interne (décision du 15 janvier 1975).

Ce contrôle a néanmoins trouvé une limite au niveau le plus élevé : celui de la Cour européenne des droits de l’Homme. On constate en effet un décalage problématique entre :

  • les décisions de la Cour de cassation dont la mission principale est d’assurer l’unité et la cohérence de la jurisprudence à travers l’examen de moyens de droit et non de fait ;
  • et celles de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui juge autant en fait qu’en droit, se référant abondamment aux circonstances de l’espèce qui lui est soumise afin de rendre son délibéré.

Très concrètement, ce décalage peut se traduire par une décision de la Cour de cassation affirmant, en droit, la conventionnalité d’un texte français, suivie d’une décision de la CEDH condamnant la France pour non-respect de la convention au regard des faits soumis à son contrôle.

C’est ainsi que le premier contrôle de conventionnalité in concreto, parfois appelé sobrement "contrôle de proportionnalité", a été opéré par la première Chambre civile de la Cour de cassation dans une décision du 4 décembre 2013. Celui-ci consiste à admettre qu’une règle dont la conventionnalité abstraite n’est pas contestée peut être écartée lorsqu’il est démontré par le demandeur que son application, dans les circonstances particulières de l’espèce, affecterait de manière disproportionné un droit reconnu par un texte international (le plus généralement, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales).

Par la suite, le développement de ce contrôle nouveau s’est inscrit dans une réflexion institutionnelle sur le rôle de la Cour de cassation face à la place de plus en plus accrue que prennent les juridictions européennes et leur jurisprudence, en particulier la Cour européenne des droits de l’Homme, dans l’ordre juridique interne. En témoigne l’essor considérable qu’ont pris les moyens liés à la conventionnalité dans les litiges nationaux : en 1989, au lendemain de l’arrêt Nicolo par lequel le Conseil d’État s’est reconnu compétent pour opérer un contrôle de conventionnalité abstrait (CE, 20 oct. 1989, n° 108.243), un moyen de conventionnalité était soulevé dans seulement 38 affaires ; depuis le début des années 2000, un tel moyen est invoqué dans plus de 40 % des litiges tranchés par le Conseil.

Ce développement répond ainsi à une politique jurisprudentielle menée par l’ancien Premier Président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, qui, dans un discours du 14 septembre 2015, déclarait que : "La montée en puissance du pouvoir jurisprudentiel dans son environnement même, du Conseil Constitutionnel et de la Cour de Strasbourg, ne peut laisser la Cour de cassation de marbre face au risque de se retrouver reléguée au rang de cour intermédiaire peu à peu confinée à un contrôle de régularité formel […]. Face à un tel phénomène, notre cour, sauf à hypothéquer son existence même, se doit de conceptualiser à son niveau la défense des droits fondamentaux et de ne plus s’y livrer comme à un exercice épisodique, ponctuel ou fortuit".

C’est ce contrôle que la cour d’appel de Reims (et auparavant, dans un arrêt du 27 juin 2019 (n° 18/01276), de façon moins relayée, la cour d’appel de Chambéry) proposent d’opérer.

Ces décisions sont-elles susceptibles de remettre profondément en cause l’avenir du barème ?

Si l’exercice prédictif est toujours périlleux, il nous semble néanmoins que l’analyse de la jurisprudence relative au contrôle in concreto est de nature à tempérer la portée que devraient avoir ces décisions.

Un contrôle réservé à des circonstances tout à fait exceptionnelles
Décision Disposition de droit interne en cause Disposition de droit conventionnel en cause Circonstances de fait Contrôle concret Résultat du contrôle concret 
Arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 4 décembre. 2013 article 161 du code civil (prohibition du mariage entre alliés d’une même lignée)

Article 8 CESDH

(droit au respect de la vie privée et familiale)

Union entre un beau-père et sa bru célébrée sans opposition et ayant duré plus de 20 ans Oui L’application de la disposition de droit interne est écartée
Arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 15 mai 2015 articles L.111-1 et L.112-2 du code de la propriété intellectuelle (protection des œuvres de l’esprit)

Article 10§2 CESDH

(liberté d’expression)

Intégration, sans autorisation, de photographies d’un photographe dans les œuvres d’un autre auteur Arrêt d’appel cassé au motif que le juge n’a pas expliqué en quoi le juste équilibre Renvoyé au juge d’appel
Arrêt de la 3e chambre civile du, 17 décembre 2015 article R.421-9 du code de l'urbanisme(obligation de déclaration préalable à une construction nouvelle Article 8 CESDH Installation de caravanes par deux familles ayant des enfants sur une parcelle dans laquelle le PLU interdisait les constructions à usage d’habitation Arrêt d’appel cassé au motif que le juge a refusé d’opérer un contrôle concret Renvoyé au juge d’appel
Décision du Conseil d'Etat du 31 mai 2016 articles L.2141-2, L.2141-11 et L.2141-11-1 du code de santé publique (assistance à médicale à la procréation ; interdiction en cas de décès d’un des membres du couple) Article 8 CESDH

A la suite du décès brusque en raison d’une maladie grave de son mari, une veuve souhaite transférer de France en Espagne les gamètes du mari afin de bénéficier d’une fécondation in vitro étant entendu que :

le mari avait explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d’une insémination artificielle avec ses gamètes y compris à titre posthume en Espagne, qui est son pays d’origine, si les tentatives réalisées en France de son vivant s’avéraient infructueuses ;

la veuve résidait désormais en Espagne non pour bénéficier de dispositions plus favorables que la loi française mais pour accomplir ce projet dans le pays où demeure sa famille qu’elle a rejointe.

Oui L’application de la disposition de droit interne est écartée
Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de Cassation du 31 janvier 2017 article L.480-5 du code de l'urbanisme (sanction de démolition d’une construction Article 8 CESDH Le prévenu avait érigé une construction particulièrement importante sur son terrain sans déposer de demande de permis de construire alors même qu’il savait que sa parcelle était située en zone inconstructible et en dépit de l’arrêté interruptif des travaux pris par le maire. Refuse d’opérer un contrôle concret « quand la construction litigieuse est située en zone inondable avec fort aléa »  / 

Décision du Conseil d'Etat du, 4 décembre 2017

article 1734 ter du code général des impôts Article 6 de la CESDH (droit à un procès équitable) et article 1er de son 1er protocole additionnel (droit de propriété) Amende de 19 M € infligée à une société sur le fondement de l’article 1734 ter du CGI

Refuse d’opérer un contrôle concret de la proportionnalité de l’amende dès lors que :

ces dispositions ont été déclarées conformes à la Constitution et compatibles avec l’article 6 de la CDSDH et 1er du Protocole additionnel ;

le législateur a entendu limiter le contrôle du juge à un contrôle des faits et de leur qualification juridique.

/
Décision du Conseil d'Etat du 28 décembre 2017

article 16-8 du code civil et article L.1211-5 du code de santé publique (limites et conditions de la divulgation des informations permettant d’identifier celui qui a fait le don d’un élément ou d’un produit de son corps)

Article 8 CESDH Une personne conçue par insémination artificielle avec don de gamètes a demandé à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris de lui communiquer des informations relatives au donneur de gamètes à l’origine de sa conception Refus d’opérer un contrôle concret au motif que la loi française résultait de « plusieurs considérations d’intérêt général » traduisant la conception française du respect du corps humain /
Arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 7 novembre 2018 articles 320 et 2222 du code civil (prescription de l’action en contestation de paternité) Article 8 CESDH

Une personne agit en contestation de paternité aux fins de faire établir un lien de filiation reconnu par un de ses parents biologiques et de se mettre en conformité avec sa filiation biologique.

Son action étant prescrite, elle est déclarée irrecevable.

La Cour de cassation approuve la Cour d’appel d’avoir opéré un contrôle concret. Application de la disposition de droit interne au motif que la personne n’avait jamais été empêchée d’exercer son action et s’était abstenue de le faire dans le délai légal
Arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 13 juin 2019 article 353 du code civil (règles relatives au jugement d’adoption) Article 8 CESDH

Une tierce opposition à l’encontre d’un jugement d’adoption est formée au motif que l’objet de l’adoption aurait été détourné à des fins successorales.

L’enfant adopté était âgé de 22 ans lors de son adoption, n’avait pas été élevé ni éduqué par l’adoptant, avait été accueilli chez lui dans des conditions particulières (sans l’accord de son épouse)

Oui Application de la disposition de droit interne

 

De cette brève analyse comparée ressort que les juridictions françaises n’ont recours au contrôle concret que s’agissant de sujets relevant essentiellement de la vie privée et dans des circonstances tout à fait exceptionnelles dont il incombera en tout état de cause au demandeur de prouver l’existence.

Il apparaît également pertinent de souligner qu’une majorité de la doctrine est très critique quant à l’existence même du contrôle concret, y compris en cas de circonstances exceptionnelles, et ce pour trois raisons principales :

1. Cette jurisprudence, fondée sur la subjectivité du juge, est en quelque sorte l’introduction dans le droit interne du concept d’équité de sorte que le juge ne statue plus en droit, par application de la loi mais en équité, ce qu’a d’ailleurs souligné le Président Louvel dans son discours mentionné ci-dessus.

2. Le contrôle concret constitue un réel défi en termes de sécurité juridique et d’égalité devant la loi. En jugeant en équité, en fonction des circonstances propres particulières à chaque espèce, indépendamment de la loi, les juridictions nationales créeraient un risque important d’insécurité et d’inégalité. À titre d’exemple, que serait-il du mariage d’un beau-père et de sa bru qui n’aurait duré que dix-huit ans et non vingt ?

3. Enfin, en ouvrant la possibilité de juger un litige, indépendamment de la loi, cette jurisprudence porte directement atteinte à la compétence et aux prérogatives du Parlement. C’est en effet au législateur qu’incombe la tâche de concilier les intérêts en présence lorsqu’il pose les critères d’octroi d’un droit subjectif, ses conditions d’exercice et ses limites. À titre d’exemple, la question de l’insémination post mortem avait fait l’objet de longs débats lors de la préparation de la loi et au Parlement, tant lors de la discussion de la loi du 29 juillet 1994 que de celle du 6 août 2004 relatives à la bioéthique. Peut-considérer comme normal que des choix mûris et pesés par la représentation nationale puissent être remis en cause par tout juge, en fonction de son appréciation subjective des circonstances propres à l'espèce ?

Reste une inconnue essentielle, le positionnement de la Cour de cassation, et en particulier de sa chambre sociale, sur la question. Considérera-t-elle que le droit à une indemnisation "adéquate" de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’OIT figure au rang des libertés fondamentales qui justifient un contrôle concret ? Si oui, quelles seront les circonstances à même de justifier un tel contrôle et surtout, d’écarter l’application du barème ?

En tout état de cause, le risque du développement d’une jurisprudence éparse entre les différents conseils de prud’hommes et cours d’appel est plus que réel : sans harmonisation opérée par la Cour de cassation par une décision claire sur le sujet, chaque juridiction pourra décider de soumettre ou non le barème à un contrôle concret et d’en écarter l’application…Le feuilleton continue.

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La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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