Crise énergétique : "Ce n’est plus en travaillant plus, qu’on aura plus de rentabilité"

30.11.2022

Gestion d'entreprise

Aides publiques inaccessibles, sobriété difficile à concilier, coupures en janvier redoutées… Accablés par la crise énergétique, trois dirigeants de TPE/PME issus d’horizons différents ont partagé leurs difficultés mardi 22 novembre au matin dans un café parisien. Transition écologique à marche forcée, certains envisagent de pivoter. Témoignages.

Travailler moins pour travailler, tout court. Quand l’un annonce une forte augmentation de ses prix dans les mois à venir, les autres réfléchissent à cesser tout ou partie de leurs activités. Invités par l’association des journalistes PME (AJPME) sur le thème du défi de la transition et sobriété énergétique, Stéphane Rivoal, maître verrier de l’atelier Silicybine, Christophe Bertrand, maître chocolatier et pâtissier à la Reine Astrid (30 salariés) et Franck Augustin, PDG de Transports Routiers d’Alsace (60 salariés), ont manifesté la semaine dernière crainte et fatalisme face au choc énergétique.

"La courbe ne fléchira plus jamais, il ne faut pas faire la jeune effarouchée", a résumé Stéphane Rivoal. Tous sont directement concernés par la hausse des prix du gaz, de l’électricité ou du carburant. Tous courbent l’échine en attendant Godot. "J’aborde la crise avec calme et sang-froid", s'oblige résigné l’artisan verrier.

"Ma facture d’énergie a sauté"

"Mes fours doivent chauffer à 1 450 °C", lance ce dernier en liminaire, laissant entendre que son besoin d’énergie est maximal. « Les miens ne montent qu’à 190 °C, lui sourit le maître chocolatier, mais j’utilise aussi des congélateurs descendant à – 20 °C…" Franck Augustin, routier de génération en génération – "quand on arrive au monde, on nous met une piqûre de gasoil" – n’est pas en reste, avec une trentaine de camions gourmands en carburant.

Tu as commandé deux camions ? Non, non, je n'en ai commandé qu'un.

"Nous avons senti l’impact de la hausse des prix du gasoil en février de cette année, retrace-t-il. Nous avons perdu 250 000 € en un mois. Avant, la cuve de gasoil était à 40 000 €. Maintenant, elle est à 70 000 €. Tu as commandé deux camions ?, se souvient-il avoir demandé à son collaborateur. Non, non, lui a-t-il répondu, je n’en ai commandé qu’un. Fait historique : depuis 1857, le premier poste a toujours été la masse salariale, embraye-t-il avec gravité. Aujourd’hui, le coût du carburant est passé devant." Résultat : les prix augmentent, mécaniquement. "Je suis malheureusement porteur de mauvaises nouvelles : l’année prochaine, tout va sérieusement augmenter. On a déjà augmenté de 15 %, on va ré-augmenté de 6 à 12 %. Le tout, sans augmenter mes marges."

"Ma facture de gaz a quasiment doublé du jour au lendemain début mai, rebondit l’artisan verrier. J’ai appelé Engie, l’échange a duré trois jours, le service client était débordé, souffle-t-il. Eux-mêmes ne savent pas ce qu’il se passe pour le propane. Aujourd’hui, je paye entre 6 000 et 8 000 € par mois de facture de gaz, d’électricité et d’oxygène." Même constat amer pour Christophe Bertrand, qui fabrique tout, de la fève de cacao jusqu’au chocolat, et s’occupe seul de la gestion de son entreprise. "J’ai eu un rattrapage de 9 000 € au mois d’août et de 6 000 € en septembre. Je ne m’étais pas aperçu de la hausse, concède-t-il. Elle va manger 30 % de mon résultat, déjà croqué par le remboursement des crédits."

"Pas d’informations à la rentrée"

Quant aux aides publiques, ils n’en voient pas la couleur. Christophe Bertrand regrette de n’avoir eu "aucune capacité d’avoir des informations à la rentrée". Il craint de pas être éligible à l’aide aux énergo-intensifs (cf. notre article). "Jusqu’ici, mes dépenses d’énergie atteignaient seulement 2 % de mon chiffre d’affaires (CA). Elles vont passer à 3 % cette année mais je pense que je vais louper le coche", estime-t-il, accueillant très favorablement le futur amortisseur électricité dont il vient juste d’être informé. "Je ne sais toujours pas à quelle sauce je serais manger l'année prochaine", déplore-t-il. "Je ne suis pas non plus éligible, emboîte Stéphane Rivoal. L’aide doit être validée par un expert-comptable, je n’en ai pas. Il faudrait une personne dédiée pour obtenir les aides, faire les dossiers… Je ne peux pas rémunérer cette personne."

Même souci pour Franck Augustin, pourtant bénéficiaire d’une aide par carte grise de l’Ademe (Agence de la transition écologique). "C’est un sujet sensible. Il faut affecter une ressource pour obtenir les aides ou réaliser des diagnostics pour moins consommer.

Ces mesurettes aident à reculer pour mieux sauter.

Mais on a du mal à recruter, trouver ce genre de profil. Surtout dans mon patelin en Alsace…" Le routier voit d’un mauvais œil ces subventions éphémères. "Le problème des subventions est qu’elles font tourner des entreprises qui n’ont pas de modèle économique viable, pointe-il. Celles-ci vont proposer des prix trop bas ou des prestations énergivores." Des aides de surface qui ne résolvent en rien le problème de fond, selon le maître verrier, qui considère que ces "mesurettes aident à reculer pour mieux sauter".

Des difficultés d’accès aux aides qu’essayent de résorber les Chambres de commerce et d’industrie (CCI). "80 % des demandes des chefs d’entreprise concernent la hausse des prix de l’énergie, souligne Pierre-Olivier Viac, coordinateur développement durable des CCI en Île-de-France. Nous leur proposons trois types d’accompagnement : un premier qui consiste à regarder le contrat d’énergie qu’ils reçoivent – beaucoup de contrats vont se renouveler au 31 décembre, c’est là que la hausse va arriver, prévient-il – pour les aider à changer de contrats ou non, savoir s’il est acceptable ou non, un deuxième qui consiste à les orienter vers le bon guichet d’aide, un troisième pour les aider à réduire leurs consommations." 

"La meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas"

Franck Augustin n’a pas attendu le plan de sobriété pour réduire les siennes. "La marge est tellement courte que cela fait des années que l’on a mis en place toutes les bonnes habitudes", assure-t-il. Mais certaines, moins bonnes, ont la vie dure. "Nous étions sûr qu’un trajet que l’on emprunte régulièrement était le meilleur en termes de consommation.

Penser que l’on va continuer à faire notre bout de chemin tout seul n'est plus possible.

On s’est rendu compte, en mesurant en temps réel notre consommation, qu’il n’en était rien." De quoi nourrir l’idée que la data est une solution. "Penser que l’on va continuer à faire notre bout de chemin tout seul n'est plus possible, tranche-t-il. Les technologies sont là. Mais on ne les exploite pas, faute de moyens." Le routier propose par exemple de partager la data, échanger les informations avec les concurrents, pour augmenter les taux de charge des transporteurs. "C’est à l’État de se positionner en animateur, tiers de confiance", exhorte-il.

Les écogestes sont aussi monnaie courante pour Christophe Bertrand. "Depuis bien longtemps, je fais tous les efforts pour travailler ma sobriété et mon indice carbone, indique-t-il. Je récupère les cartons de fournisseurs pour mettre le chocolat au congélateur, nous éteignons la lumière et les réfrigérateurs lorsque nous sommes absents, nous arrêtons de chauffer la cuve toute la nuit, je m’approvisionne en circuit court…" Mais pas sûr que cela suffise pour réduire la note. "Voilà sur quoi nous travaillons. Mais comment faire plus ?".

"J’ai effondré mon activité, je travaille moins"

L’affaire semble en revanche impossible pour Stéphane Rivoal. "Mon four de 100 kg que j’ai fabriqué moi-même a besoin de plusieurs jours de mise en chauffe, prévient-il. L’investissement est encore en amortissement. Il consomme beaucoup plus qu’un four chauffé au bois mais ce dernier n’est pas viable", regrette l’artisan dont la qualité de verre et le modèle économique en dépendent. Seule alternative, accepter moins de clients. "Le Covid a été une bonne solution. J’ai effondré mon activité, je travaille moins. Ce n'est pas en travaillant plus, qu'on aura plus de rentabilité. Il faut sortir de ce nouveau paradigme", assène-t-il.

Les chefs d'entreprise doivent se projeter dans un monde où leur chiffre d'affaires va cesser de croître. 

"La meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas, abonde Noël Leandri. Rien de neuf dans cette affaire, souligne-t-il, nous faisions déjà le même type de préconisations en 1979 [cf. On n’a pas de pétrole mais on a des idées, fameux slogan des années Giscard lancé par l’Agence pour les économies d’énergie (AEE, ancêtre de l’Ademe), à la suite du choc pétrolier de 1973]. Les chefs d'entreprise doivent se projeter dans un monde où leur chiffre d'affaires va cesser de croître. La sobriété, aujourd’hui, c’est l’énergie. Mais demain ? Ce sera sur toute la consommation, prévient-il. Les chefs d'entreprise doivent se projeter dans un monde où leur chiffre d'affaires va cesser de croître. Le chocolat va peut-être devenir une denrée plus rare. On va peut-être moins transporter aussi ou transporter différemment. Il y a une évolution qu’il faut anticiper." Soit la fin du business as usual.

Et en cas de coupures cet hiver ?

À la question des possibles coupures d’électricité en janvier, les postures divergent. "Si on doit s’arrêter deux heures, on s’arrêtera deux heures, envisage Christophe Bertrand. Mais si je dois faire un choix économique, je licencie mes employés et j’arrête la pâtisserie. Je suis prêt à l'arrêter si vraiment cela devient trop compliqué, ce n’est pas une source de bénéfice." 

Le routier Franck Augustin préfère ne pas imaginer un hiver sans informatique. "Les camions seraient quasiment à l’arrêt. Ce serait comme couper l’électricité d’une tour de contrôle dans un aéroport. Les avions ne tombent pas du ciel mais ils ne décollent pas et réattérissent difficilement." Quant à Stéphane Rivoal, qui prévoit d’ores et déjà de migrer en Bretagne depuis la région parisienne, l'arrêt pur et simple de son activité n'est pas à exclure.

"Si c’est trop, je changerais de métier. Mon salarié touchera le chômage. Je basculerai dans le maritime comme soudeur de coque, projette-il. Beaucoup d’ateliers de verre ont fermé durant les premières crises des années 2000. Il ne faut pas être naïf. Nous sommes passés à la culture Ikea, les gens ne vont plus chez le verrier pour s’acheter un service de verre mais pour voir les souffleurs de verre", objective-il, en manipulant dans ses mains tatouées, un verre standard traînant sur la table.

Face à l’auditoire réclamant une note positive, le maître verrier contrebraque. "C’est extrêmement positif ce qu’il se passe, explique-t-il. Cela va obliger un peu tout un chacun à changer de posture. C'est la transition écologique à marche forcée." Pas mieux pour Noam Leandri. "Aucun scénario de neutralité carbone ne fonctionne sans une baisse de consommation d’énergie [cf. scénarii de l'Ademe], rappelle-t-il. Si ce n’est pas la fin du capitalisme, c’est celle de la production de masse qui se dessine."

Matthieu Barry

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