Crise sanitaire : les employeurs peuvent-ils invoquer la force majeure pour rompre des contrats de travail ?

Crise sanitaire : les employeurs peuvent-ils invoquer la force majeure pour rompre des contrats de travail ?

09.04.2020

Gestion du personnel

Dans quelles mesures les entreprises peuvent-elles invoquer la force majeure pour rompre des contrats de travail pendant la crise sanitaire ? Karim Benkirane, avocat au sein du cabinet Norma Avocats met en garde les employeurs contre la tentation de recourir à ce motif qui est d'application très restreinte

L’impact du Covid-19 sur l’activité des entreprises n’est plus à démontrer. Si certaines entreprises particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation ou à la continuité de la vie économique et sociale ont pu continuer à fonctionner, la plupart se sont résignées à placer leurs salariés en activité partielle.

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
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La raison ? Soit elles figurent dans le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 leur interdisant d’accueillir du public, soit la réalité économique, à savoir l’absence de fournisseurs ou de clients, voire parfois des deux, les a obligées à se tourner vers l’activité partielle.

Dans ce contexte, il est légitime de s’interroger sur la possibilité de rompre certains contrats de travail qui n’auraient pas été conclus si l’employeur avait eu connaissance de l’impact qu’allait avoir cette pandémie sur son activité.

Les motifs de rupture "classiques" du contrat de travail (motif disciplinaire, motif économique, inaptitude, insuffisance professionnelle, trouble objectif…) montrent rapidement leurs limites en pareille circonstance. Et pour cause, ils n’ont pas été conçus pour permettre la rupture du contrat de travail en cas de pandémie.

Dès lors, quels outils juridiques le législateur a-t-il mis à la disposition de l’employeur pour faire face à une telle situation ? On dit souvent que "gouverner c’est prévoir". Appliqué au législateur, cet adage pourrait bien devenir "légiférer c’est anticiper".

C’est peut-être pour cette raison que le législateur - conscient de la volonté de la pratique de mettre systématiquement le droit à l’épreuve - a conservé dans le code du travail un motif de rupture censé parer à toute situation exceptionnelle qui viendrait bouleverser le quotidien des ruptures des contrats de travail. J’ai nommé la force majeure.

La force majeure en droit du travail

Il ne fait aucun doute qu’un employeur est autorisé à rompre un CDI sans préavis ni indemnités de licenciement s’il est en mesure de faire état d’une force majeure (article L.1234-12 du code du travail). La rupture du CDD est également autorisée sans aucune compensation financière en cas de force majeure (articles L.1243-1 et L.1243-10 du code du travail).

A noter que lorsque la force majeure résulte d’un sinistre, l’employeur reste redevable des indemnités de licenciement et de préavis pour le CDI (article L.1234-13 du code du travail) et d’une indemnité égale aux salaires qu’aurait perçus le salarié jusqu’à la fin de son contrat pour le CDD (article L.1243-4 du code du travail).

Le Covid-19 est-il un cas de force majeure

Mais qu’en est-il du Covid-19 ? Peut-il réellement s’analyser en un cas de force majeure en droit du travail ?

Signalons d’emblée qu’une décision de la cour d’appel de Colmar a retenu le Covid-19 comme un cas de force majeure (cour d'appel de Colmar, 12 mars 2020 n° 20/01098). La question portait toutefois sur l’absence d’un étranger à une audience d’appel relative à la prolongation de sa rétention administrative, et non sur un point intéressant le droit du travail.

La cour d’appel a pu caractériser un cas de force majeure empêchant la tenue de l’audience en présence de l’appelant en relevant les éléments suivants :

  • le centre dans lequel était retenu l’intéressé faisait l’objet d’un confinement en raison du Covid-19 ;
  • l’intéressé avait été en contact avec des personnes susceptibles d’être atteintes du virus ;
  • le risque de contagion faisait obstacle à ce qu’il soit escorté par les forces de l’ordre ;
  • le centre de rétention ne disposait pas du matériel nécessaire pour tenir l’audience en visioconférence.

Elle a donc bien pris le soin de caractériser l’imprévisibilité de l’événement (un risque de contamination et un confinement dont elle a été informée le matin même) et son irrésistibilité (impossibilité de fournir une escorte ou de procéder par voie de visioconférence).

D’autres arrêts d’appel (Cour d'appel de Douai 4 mars 2020 n° 20/00395 / cour d'appel de Colmar 23 mars 2020 n° 20/01207 et cour d'appel de Bordeaux 19 mars 2020 n° 20/01424) ont également reconnu le Covid-19 comme un cas de force majeure, mais aucun ne concernait le droit du travail.

La reconnaissance du Covid-19 comme un cas de force majeure dans les arrêts précités (essentiellement en droit des étrangers) ne préjuge en rien de la solution qui pourrait être retenue en droit du travail. En effet, les cas de force majeure permettant à l’employeur de rompre le contrat de travail d’un salarié sont extrêmement rares.

Ainsi le décès de l’acteur principal d’une série télévisée ayant interrompu celle-ci n’est pas un cas de force majeure justifiant la rupture du contrat de travail d’une salariée engagée comme artiste-interprète (arrêt du 12 février 2003) ;
Le retrait par la préfecture d’une habilitation donnant à un agent de service accès à des zones réservées dans un aéroport ne constitue ni un fait du prince, ni un cas de force majeure (cour d'appel de Paris 10 décembre 2010 n° 09/05570).

Rappelons que la force majeure suppose la réunion de trois éléments : l’extériorité, l’imprévisibilité et l’irrésistibilité de l’événement.

En matière contractuelle, ces critères résultent du premier alinéa de l’article 1218 du code civil et de la jurisprudence de la chambre sociale, laquelle n’a pas manqué de préciser qu’il fallait  "un événement extérieur, imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution" (arrêt du 16 mai 2012).

Il existe un débat doctrinal sur le maintien ou non de la condition d’extériorité pour la caractérisation de la force majeure en matière contractuelle. Cette condition sera retenue dans les développements qui suivront.

La caractérisation de la force majeure, et donc de la possibilité de rompre un contrat de travail, pour ce motif suppose nécessairement l’examen de chaque critère précité.

D’abord l’extériorité : ce critère suppose que l’événement n’émane pas d’une partie elle-même. Il ne fait aucun doute au cas d’espèce que cette condition est remplie dans la mesure où le Covid-19 n’est pas du fait de l’employeur.

Ensuite l’imprévisibilité : Il faut démontrer que l’événement n’a pas pu être raisonnablement prévu au moment de la conclusion du contrat de travail. Il convient donc à notre sens de distinguer plusieurs situations.

Les contrats conclus mi-mars 2020 ou postérieurement

Il est quasiment certain que la condition d’imprévisibilité ne sera pas remplie car au jour de leur conclusion, l’impact économique de la crise sanitaire était déjà prévisible dans la mesure où la France était déjà impactée et les premières mesures pour éviter la propagation du virus commençaient à être prises.

Les contrats conclus au cours des mois de décembre 2019, janvier 2020 et février 2020

Une nouvelle distinction devra être opérée en fonction de l’activité de chaque entreprise.

Les entreprises qui entretiennent des liens commerciaux avec la Chine au titre de leur activité principale (import ou export de produits ou de matière première) étaient d’ores et déjà informées de la situation sanitaire sur place et de son impact sur l’activité économique des entreprises de ce pays, et donc par extension, sur leur propre activité économique (impossibilité voire baisse significative des imports et exports).

Dans ces conditions, elles peuvent difficilement faire état d’une imprévisibilité de la situation car au jour de la conclusion du contrat, elles ne pouvaient ignorer que le ralentissement de l’activité économique en Chine (confinement, fermeture des usines et des magasins, etc…) allait avoir un impact sur leur activité.

En effet, il convient de rappeler qu’aucune imprévisibilité ne peut être retenue lorsque la signature d’un contrat de travail intervient de manière contemporaine à l’événement dont souhaite se prévaloir l’employeur au titre de la force majeure (arrêt du10 décembre 1996).

En revanche pour les entreprises n’ayant pas de relations commerciales avec la Chine au titre de leur activité principale, la question est plus incertaine car si on ne pouvait pas exclure que l’épidémie se propagerait hors de Chine, rien ne laissait penser à l’époque que cette épidémie localisée dans une seule région de Chine allait impacter aussi profondément et sévèrement l’économie française et entraîner la fermeture temporaire d’un grand nombre d’entreprises.

Bien entendu, les développements qui précédent permettent seulement de donner des indices et d’aiguiller la réflexion, l’existence ou non d’une imprévisibilité lors de la conclusion du contrat de travail devra être analysée salarié par salarié, et entreprise par entreprise.

Enfin, l’irrésistibilité. Pour satisfaire à cette condition, l’employeur doit être en mesure de démontrer que les effets de la crise sanitaire ne peuvent être évités par des mesures appropriées. Autrement dit, il n’a d’autres choix que de rompre le contrat de travail.

A notre sens, cette condition n’est pas remplie dans le contexte actuel car lorsque le recours au télétravail n’est pas envisageable, la rupture du contrat de travail peut être évitée par la mise en activité partielle. Il y a donc une alternative à la rupture du contrat de travail. Cette alternative fait obstacle à la possibilité de caractériser une "irrésistibilité" et donc par extension, une force majeure.

Cette alternative est d’autant plus crédible que le décret n° 2020-325 du 25 mars 2020 et l’ordonnance n° 2020-346 du 27 mars 2020 ont considérablement assoupli les conditions de recours à l’activité partielle en réduisant notamment, le reste à charge pour l’employeur. En pratique, si l’employeur maintient la rémunération d’un salarié à hauteur de son obligation légale, à savoir 70 % du salaire brut, il sera intégralement remboursé par l’État, dans la limite de 4,5 Smic.

Les entreprises qui n’ont pas pu bénéficier de l’activité partielle ne pourront pas arguer d’une "irrésistibilité" due à l’absence d’alternative. Bien au contraire, si elles n’ont pas bénéficié de l’activité partielle, c’est parce qu’elles n’ont pas été en mesure de démontrer l’impact de la crise sanitaire sur leur activité.

Dès lors, démontrer un cas de force majeure rendant impossible le maintien du contrat de travail du salarié alors même que l’impact de la crise sanitaire sur l’activité de l’entreprise n’a pas été prouvé relève du miracle.

Le renforcement de l’activité partielle est accompagné par d’autres mécanismes permettant la suspension des loyers et des charges pour certaines entreprises ainsi que le report des cotisations sociales.

Outre la nécessité de réunir les trois conditions précitées, l’empêchement auquel fait face l’employeur et qui justifierait la rupture du contrat de travail doit être définitif, et non temporaire (article 1218 du code civil deuxième alinéa et arrêt du 2 février 2014).

Lorsque l’empêchement n’est que temporaire, le contrat n’est pas rompu, il est suspendu.

Dès lors, les conditions permettant à l’employeur de se prévaloir d’une force majeure pour rompre un contrat de travail ne sont à notre sens et au vu du contexte actuel, pas réunies.

Bien sûr, la réduction du reste à charge pour l’entreprise et la suspension ou le report de certains paiements ne signifient pas pour autant absence de difficultés économiques. En effet, d’autres dépenses resteront à la charge de l’employeur (maintien de la rémunération des salariés au-delà de 70 % en application d’un accord collectif ou reste à charge pour les salariés ayant une rémunération supérieure à 4,5 Smic, maintien dans l’activité des salariés responsables de la paie ou des ressources humaines ou paiement du prestataire gérant ces activités, etc…) et ne seront compensées par aucune rentrée d’argent en raison de l’arrêt de l’activité.

Lorsque l’entreprise est confrontée à une telle situation et n’a d’autres choix que d’alléger sa masse salariale pour pérenniser son activité, il serait plus approprié de rompre le contrat de travail pour motif économique (exclu pour les CDD) que de le rompre pour force majeure.

Toutefois en cette période extrêmement délicate aussi bien pour les employeurs que pour les salariés, les licenciements pour motif économique ne devraient être envisagés qu’en dernier recours, l’État ayant consenti un effort financier considérable pour limiter les ruptures des contrats de travail et atténuer les effets de la baisse d’activité (voir mesures ci-avant).

Pour faire face à ce qui risque d’être la pire récession depuis 1945 comme l’a indiqué le ministre de l’économie, la clé d’une reprise d’activité optimale permettant à l’entreprise de retrouver une bonne santé financière pourrait donc bien se nommer accord de performance collective.

L’association entre le renforcement de l’activité partielle au plus fort de la crise et la "flexibilité" découlant d’un accord de performance collective pour gérer l’après-crise devrait permettre aux employeurs et aux salariés de mettre toutes les chances de leur côté pour que ce triste épisode soit derrière eux le plus rapidement possible.

Karim Benkirane
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