Dans les coulisses de la justice : le jeu «"Aujourd'hui j'ai vu..." pourrait permettre d'éviter les conflits», espère S. Vallies

Dans les coulisses de la justice : le jeu «"Aujourd'hui j'ai vu..." pourrait permettre d'éviter les conflits», espère S. Vallies

03.07.2020

Gestion d'entreprise

Quels petits défauts la justice pourrait-elle corriger ? Entretien avec Selim Vallies, avocat au Barreau de Bordeaux, qui a imaginé le jeu «Aujourd'hui j'ai vu...» pour que chacun puisse partager ses anecdotes sur le monde judiciaire. Et que tous les acteurs de la justice puissent, au passage, mettre leur quotidien en perspective.

« Aujourd’hui j’ai vu… l’administration pénitentiaire souhaitant assister à l’entretien confidentiel que je m’apprêtais à mener avec mon client », « une greffière s’énerver après tout le monde et s’en prendre verbalement à la mère du prévenu parce que la visio ne fonctionnait pas… elle n’avait pas branché le câble, ce qu’on tentait de lui dire », etc. Ces anecdotes pourront faire sourire, mais elles devraient aussi faire réfléchir : au fond, de telles situations ne devraient pas avoir lieu. Avec son jeu « Aujourd’hui j’ai vu », Selim Vallies, avocat au barreau de Bordeaux, invite à partager nos constats du monde judiciaire. Pour le rendre plus accessible, mais aussi pour que les lecteurs puissent se mettre à la place de l'avocat, du magistrat ou du justiciable. Et parce que le monde judiciaire est également fait de belles histoires, ne pas hésiter à raconter les jolis moments, comme lorsqu'un procureur a gentiment proposé de raccompagner une personne qui s'était perdue dans le tribunal.

Comment l’idée d’«Aujourd’hui j’ai vu… » vous est-elle venue en tête  ?

Quelques années en arrière, l’idée était d’écrire un livre, qui se serait appelé « Aujourd’hui j’ai vu… ». Pas pour en faire un livre de dénonciation, mais plutôt pour mettre en exergue les petits défauts du monde judiciaire. Chaque partie aurait commencé par un « Aujourd’hui j’ai vu… », et aurait été complétée par des propositions nouvelles, pour voir la justice d’une autre façon. L’idée a été mise en stand-by, puis le confinement est arrivé. En tant qu’avocats, nous avons réalisé qu’on souffrait de la situation, notamment en matière de suivi des dossiers - à Bordeaux, les greffes ne pouvaient pas faire de télétravail -. Difficile, dans ce contexte, de renseigner les clients et, d’une façon générale, d’exercer notre métier. J’ai eu le sentiment que des choses devaient changer. Le confinement a été l’occasion de tenter cette idée, de la transmettre aux gens, qu’ils soient avocats, clients, juges, procureurs ou greffiers, pour qu’ils nous envoient leurs « Aujourd’hui j’ai vu… ». Pour l’instant, nous en avons reçu une trentaine. Nous en avons publié 12 hier, et allons essayer de garder un rythme de publication mensuel - idéalement, le 30 de chaque mois -.

Espérez-vous que votre jeu soit l’occasion d’une prise de conscience ?

Oui - sinon, nous ne l’aurions pas fait -. L’objectif serait qu’« Aujourd’hui j’ai vu… » devienne, dans l’esprit des lecteurs, un « cela ne devrait plus avoir lieu aujourd’hui ». On se dit que les gens vont lire ces anecdotes. Certains vont probablement se reconnaître, et pourront se dire « ce que je fais est positif, je vais continuer », car il y a du positif, et il faut le dire. Ou, au contraire, « c’est vrai que je pourrais faire mieux, ou en tout cas différemment ». Quoiqu’il en soit, l’idée n’est pas de vexer. Ce qui nous intéresse, c’est le fait matériel, la situation décrite, qui peut être magnifique autant que kafkaïenne.

Evidemment, ces comportements ne sont pas de nature à affecter le déroulement de la justice. Mais, à titre d’exemple, nous avons publié l’anecdote d’une avocate qui s’exprime à un policier de façon très particulière à cause du Covid-19 [ndlr : elle souhaitait retirer un badge et a refusé le stylo du policier pour signer la feuille d’émargement, en lui parlant comme s’il était séropositif et que nous étions en 1988]. L’idée serait que cette personne se reconnaisse, et réfléchisse peut-être à ce qui s’est passé. Et plus largement, que chaque lecteur qui lira cette anecdote puisse la mettre en perspective avec sa propre pratique, et y repenser par la suite si la situation se présente à lui. On comprend aussi très bien qu’un président d’audience puisse être fatigué à la fin d’une journée. Mais peut-être qu’en le lisant, ce même président se dira qu’il est effectivement en train de juger un justiciable, et que ce justiciable peut avoir un regard différent du sien. Être jugé est un évènement important pour un individu, et l’idée est d'essayer de se mettre à la place de l’autre. Dans un tel moment,  dire « faire feu de tout bois » à propos d'un dossier d'assassinat par incendie n'est donc peut-être pas une remarque très appropriée. 

Le jeu pourrait aussi permettre d’éviter le conflit. Par exemple, le fait, pour un avocat, de constater qu’un juge n’a pas vraiment écouté sa plaidoirie pourrait créer des tensions. Avec un « Aujourd’hui j’ai vu… », le juge - qui n’est pas cité, puisque les anecdotes sont anonymes - pourrait se mettre à la place de l’avocat et mieux comprendre son point de vue. Ce pourrait être l’occasion d’une introspection qui permettrait d’annihiler le conflit dans la bulle.

Pensez-vous que le Covid-19 a changé les comportements des acteurs juridiques ?

La crise a été un bon révélateur, y compris au sein du cabinet. Nous avons réalisé que nous ne voulions plus accepter tout ce que nous acceptions avant, ni courir sans parfois savoir pourquoi. De la même façon, nous ne voulons plus nous plier en quatre pour constater, à la fin, que cela ne sert pas à grand-chose. Ce jeu part du principe que les gens ont fait leur propre introspection, et que nous allons essayer, ensemble, j’espère, de faire mieux. Car un peu comme pour l’hôpital, la justice ne tient que grâce à ses acteurs, à leur résistance, à leur engagement et à leur humanité.

Surtout, en temps de Covid, nous avons également eu envie d’aider. Au cabinet, nous nous sommes demandé ce que nous pouvions faire. Et avons réalisé que le monde judiciaire n’était pas simple, faisait peut-être même peur aux justiciables : avec « Aujourd’hui j’ai vu… », nous avons aussi souhaité le rendre plus accessible.

Quelles précautions prendre pour éviter les propos diffamatoires ?

C’est effectivement compliqué, parce que de nombreux « Aujourd’hui j’ai vu… » sont très subjectifs, parfois trop vindicatifs. Les propos diffamatoires représentent une vraie difficulté. Nous nous sommes posé une règle : dès que nous avons un doute sur le propos, sur sa véhémence, nous choisissons de l’écarter et de ne pas le publier. D’abord pour des raisons évidentes de diffamation, mais aussi parce qu’« Aujourd’hui j’ai vu… » doit rester un jeu. Les lecteurs doivent y retrouver un ton léger, ou en tout cas, si l’anecdote est négative, elle doit correspondre à un vrai constat. Elle ne doit pas être subjective, ni poser un jugement de valeur.

Nous avons même eu un « Aujourd’hui j’ai vu … » romantique. J’ai l’impression que les gens essaient de nous envoyer des « Aujourd’hui j’ai vu… » positifs et négatifs, comme s’ils essayaient eux-mêmes d’équilibrer leur propre vision des choses, et c’est déjà peut-être une avancée. 

A vous de jouer : il est possible d'envoyer vos anecdotes à l'adresse mail du cabinet, cabinet@vallies-avocat.com.

propos recueillis par Olivia Fuentes

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