Déconnexion : un droit ou un devoir ?

Déconnexion : un droit ou un devoir ?

14.01.2016

Gestion du personnel

Le projet de loi porté par Myriam El Khomri comportera des mesures sur l'impact du numérique sur le travail. L'un des enjeux est la déconnexion des salariés. Etienne Pujol, avocat associé au sein du cabinet STCPartners en analyse les enjeux en termes de sécurité et de santé au travail.

Alors que Myriam El Khomri, la ministre du travail, prépare un projet de loi portant sur la manière la plus pertinente d'organiser la durée du travail au plus près de la relation de travail se pose une question d’apparence sémantique mais à portée juridique très importante pour les entreprises : faut-il prévoir une obligation pour les salariés de se déconnecter de leur lien avec leur employeur lorsqu'ils jouissent de leur repos quotidien et hebdomadaire, ou un droit pour les salariés de pouvoir se déconnecter ?

Pourquoi cette question est-elle d’actualité ?

Comme le souligne le rapport remis à Myriam El Khomri par le Conseil National du Numérique le 6 janvier dernier, la tendance générale observée ces dernières années à l'individualisation du travail salarié et la reconnaissance de l'autonomie dont jouissent certains salariés sont des évolutions qui ont été amplifiées par le numérique.

Il en découle que la problématique de connexion des salariés au serveur de leur employeur alors qu’ils ne se trouvent pas sur leur lieu de travail ne concerne pas uniquement certaines catégories limitatives de salariés mais potentiellement tous ceux qui exercent une prestation de travail intellectuelle. Il n’est bien entendu pas question de s’attaquer à la déconnexion intellectuelle, qui ne se maîtrise pas, mais bel et bien de la déconnexion des AVEC [Acronyme de « Apportez Votre Equipement personnel de Communication », traduction française de « BYOD » (Bring your own device], qui permettent de travailler en tous lieux à tout moment, week-ends, congés, soirées…

Ainsi est apparu le terme de « nomades numériques », dont le nombre est passé de 7 à 24% entre 2005 et 2010. Qui sont-ils donc ? Des personnes qui passent au moins un quart de leur temps de travail dans un autre espace que leur lieu traditionnel de travail ou leur bureau. Le nomadisme numérique, qui n’est pas (encore) encadré juridiquement, ne doit pas être confondu avec le télétravail, qui implique également une connexion à distance, en l’occurrence à partir du domicile du télétravailleur, avec son environnement professionnel.

De manière plus globale, en fonction des instituts de sondage, ce sont au moins 75% des cadres et 40% des salariés qui reconnaissent utiliser leur matériel informatique ou leur ordiphone [ou « terminal de poche », traduction française de smartphone] en dehors de leur temps de travail...

On le voit, le débat relatif à une déconnexion des salariés n'est pas anodin dans la mesure où les outils numériques permettent de maintenir une connexion permanente avec le monde professionnel, mais où ils permettent également une porosité plus importante entre vie professionnelle et vie personnelle. Cette tendance ne peut que se développer plus encore avec l'arrivée sur le marché du travail des générations utilisant ces outils depuis leur plus jeune âge et pour lesquelles être déconnecté est au mieux incongru, au pire un supplice.

Or il est prouvé, en tous cas pour les générations actuelles, qu'une connexion permanente avec l'environnement de travail est un facteur de stress et est en tout état de cause source potentielle de violation des règles relatives aux repos quotidien et hebdomadaire imposées par le code du travail. Pour certains salariés, l'addiction à la connexion permanente relève de la pathologie. Pour d’autres en revanche, la connexion partout et tout le temps est consubstantielle à la liberté dont ils disposent dans l’organisation de leur travail. Ce qui est source de frustration, c’est de ne pas pouvoir décider par eux-mêmes quand et comment se déconnecter.

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Quel est l’enjeu de cette question ?

L’enjeu essentiel consiste à savoir sur qui repose la responsabilité de la déconnexion. S’il s’agit d’un droit, un salarié qui ne se sera pas déconnecté alors qu’il en avait le droit pourra prétendre que c’est du fait de son employeur qu’il ne l’a pas fait. Or l’employeur a l’obligation d’assurer la sécurité de ses salariés. Cette obligation, après avoir longtemps été considérée comme une obligation de résultat par la Cour de cassation, semble avoir été récemment commuée en une obligation de moyen renforcée, de sorte qu’il devrait être dorénavant possible de s’en exonérer en démontrant avoir pris toutes les mesures nécessaires pour éviter ou limiter la réalisation du risque.

Il n’en demeure pas moins que l’entreprise ne devrait pas être tenue pour responsable d’une action de son salarié en dehors de toute possibilité qu’il aurait de superviser son travail. Le droit à la déconnexion serait alors inefficace pour les questions de santé au travail et impliquerait une obligation pour les employeurs de déconnecter leurs salariés en coupant les serveurs les soirs et week-ends, supprimant les mails reçus de la boîte de réception du destinataire… ce qu’on fait certains groupes.

L’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 avait parfaitement pris la mesure de cet aspect (*) et Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT - cadres, reconnait lui-même que la revendication historique d'un « droit à la déconnexion », difficile à mettre en œuvre concrètement, était devenue au fil des années un appel au « devoir de déconnexion » des salariés. Ce changement se justifie selon lui par la nécessité de coller aux réalités du travail et des travailleurs (Revue Droit Social, 2015, page 155).

Quelles solutions ?

Dans le rapport qu'il a remis à Myriam El Khomri en septembre dernier, Bruno Mettling note que les travaux menés par les membres de sa commission ont relevé une volonté des salariés de maîtriser les deux sphères professionnelle et personnelle, mais aussi et peut-être surtout que s'il est de la responsabilité de l'employeur d'assurer le respect de la santé et de la sécurité des salariés, savoir se déconnecter est une compétence qui se construit à un niveau individuel tout en étant soutenu au niveau de l'entreprise. Et d'en conclure que le droit à la déconnexion est une co-responsabilité du salarié et de l'employeur, qui implique un devoir de déconnexion.

L’accord Syntec sur le forfait-jours du 1er avril 2014 mettait parfaitement en avant cette dualité de responsabilité : « L’effectivité du respect par le salarié de ces durées minimales de repos implique pour ce dernier une obligation de déconnexion des outils de communication à distance. […] [L’employeur] s’assurera des dispositions nécessaires afin que le salarié ait la possibilité de se déconnecter des outils de communication à distance mis à sa disposition. » [article 4.8.1]

L'on voit dans ces conditions qu'il s'agit aussi d'un problème de pédagogie, de formation et de responsabilisation des utilisateurs et que donc l’entreprise ne peut être seule tenue responsable du non respect par le salarié de ses temps de repos quotidien et hebdomadaire.

Le projet de loi ne pourra donc que faire référence au devoir pour le salarié de se déconnecter pour respecter ses temps de repos et renvoyer au niveau de l’entreprise et individuel les modalités selon lesquelles ce devoir va s’exercer. Ainsi par exemple concernant le forfait-jours, l’article L.3121-40 du code du travail pourrait utilement préciser : « La convention individuelle de forfait en jours précise les modalités particulières d’exercice des fonctions et l’autonomie qui la justifient ainsi que les mesures de nature à préserver la santé et la sécurité du salarié. Elle mentionne également le devoir qu’il a de se déconnecter des outils de communication numérique dont il dispose dans le cadre de sa relation de travail afin de respecter ses temps de repos quotidien et hebdomadaire. Les modalités de ce devoir de déconnexion sont prévues dans un accord collectif, ou à défaut dans la convention individuelle de forfait. »

A l’heure où l’on reproche au code du travail d’être illisible et trop rigide, il ne serait pas pertinent de rajouter une nouvelle obligation sur les entreprises, qui plus est s’agissant de l’élaboration et la mise en œuvre de règles de savoir-vivre et de management dans un environnement où le numérique est toujours plus présent…

(*) « Les technologies de l’information et de la communication (utilisation de la messagerie électronique, ordinateurs portables, téléphonie mobile et smartphones) font aujourd’hui de plus en plus partie intégrante de l’environnement de travail et sont indispensables au fonctionnement de l’entreprise... Elles doivent se concevoir comme un outil facilitant le travail des salariés. Les TIC peuvent cependant estomper la frontière entre le lieu de travail et le domicile, d’une part, entre le temps de travail et le temps consacré à la vie personnelle, d’autre part. Selon les situations et les individus, ces évolutions sont perçues comme des marges de manœuvre libérant de certaines contraintes ou comme une intrusion du travail dans la vie privée. Leur utilisation ne doit pas conduire à l’isolement des salariés sur leur lieu de travail. Elle doit garantir le maintien d’une relation de qualité et de respect du salarié tant sur le fond que sur la forme de la communication et le respect du temps de vie privée du salarié » (article 17 de l'Ani).

 

 

 

Etienne PUJOL
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