Déséquilibre significatif dans les contrats conclus entre vendeurs et une plateforme de vente en ligne

16.09.2019

Gestion d'entreprise

Amazon écope de 4M d'euros d'amende pour avoir prévu des clauses créant un déséquilibre significatif dans les contrats conclus avec les entreprises vendant leurs produits en ligne sur la plateforme du groupe. Toutefois, les spécificités de fonctionnement d'une telle place de marché ont été prises en compte.

En l’espèce, une amende de 4M d’euros a été prononcée par le tribunal de commerce de Paris dans un jugement rendu à la suite de l’assignation de trois sociétés du groupe Amazon par le ministre de l’Économie. Ce dernier invoquait le caractère abusif de 11 clauses contractuelles convenues, en violation de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce (devenu L. 442-1, I, 2° depuis l’ordonnance n° 2019-359, du 24 avril 2019), entre ces sociétés et des vendeurs utilisant la plateforme du groupe, demandait leur modification ou leur suppression, ainsi que le prononcé d’une amende de 9,5 millions d’euros.

En défense, ces sociétés soutenaient d’abord qu’elles devaient être mises hors de cause au motif qu’elles n’étaient pas un partenaire commercial des vendeurs, qualité exigée par l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce, dans sa rédaction applicable à l'espèce, qui prohibe le fait "de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties". La qualité de partenaire commercial, disparue dans la version de ce texte issue de l’ordonnance du 24 avril 2019, était manifestement remplie par la société gestionnaire de la plateforme du groupe Amazon, mais n’était pas évidente pour la société prestataire de services de support et d’assistance aux autres sociétés du groupe et pour celle exploitant un établissement de monnaie électronique gérant les paiements des clients commandant sur la plateforme.

Tout en constatant que la société prestataire de services n’a pas elle-même conclu de contrat avec les vendeurs, le tribunal lui reconnaît la qualité de partenaire commercial de ces derniers au motif qu’elle est associée dans une action de développement de la plateforme avec la société qui en est la gestionnaire, dans la mesure où elle lui fournit des moyens permettant l’exécution des contrats contenant les clauses litigieuses.

En revanche, le tribunal met hors de cause la société exploitant un établissement de monnaie électronique gérant les paiements des clients commandant sur la plateforme, ces activités n’étant pas régies par le code de commerce, mais exclusivement par le code monétaire et financier.

Remarque : l’ordonnance du 24 avril 2019 a remplacé la notion de "partenaire commercial" par celle de "l’autre partie" pour désigner la victime d’un déséquilibre significatif, ce qui entraîne une extension du champ des cocontractants victimes de cette pratique.
Par ailleurs, le tribunal a tenu compte des particularités de ce canal de vente en estimant que la non-négociabilité des contrats entre gestionnaire d’une plateforme de vente en ligne et vendeurs qui l’utilisent peut être consubstantielle au fonctionnement de cette plateforme.
Loi applicable et compétence territoriale

Les sociétés en cause contestaient en outre l’applicabilité de la loi française et la compétence territoriale, relevant notamment que plus de 67% des vendeurs actifs sur la plateforme sont domiciliés à l’étranger, et que les contrats de ces derniers stipulent une clause attributive de compétence au Luxembourg où sont domiciliées deux sociétés du groupe. Le tribunal écarte ces arguments et retient l’applicabilité de la loi française sur la base des éléments suivants : l’action du ministre est fondée sur la responsabilité délictuelle ; l’article L. 442-6-I, 2° est une loi de police ; un nombre très important de vendeurs et l’immense majorité des consommateurs sont domiciliés en France ; la France est le lieu où sont réalisées les livraisons des produits commandés ; enfin la place de marché amazon.fr est en concurrence directe avec d’autres places de marché situées en France.

Selon le tribunal, la loi française est applicable en l’espèce sur le terrain de la compétence au titre d’une action délictuelle en raison du lieu du dommage, et sur celui de la compétence territoriale de la loi de police que constitue l’article L. 442-6-I, 2° du code de commerce. Dans ces conditions, la clause attributive de compétence stipulée dans les contrats souscrits par l’une des sociétés en cause et les vendeurs est inopposable à l’action du ministre.

Remarque : Le tribunal de commerce de Paris s’était déjà prononcé dans le même sens dans un jugement du 7 mai 2015 (aff. Expédia), confirmé par la CA de Paris dans un arrêt du 21 juin 2017 (CA Paris, pôle 5, ch. 4, 21 juin 2017, n° 15/18784).
Soumission ou tentative de soumission

Alors que selon une jurisprudence bien établie, la non-négociabilité ou l’absence de négociation d’un contrat est un critère déterminant pour établir que ce contrat constitue une soumission ou une tentative de soumission à des obligations créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, le tribunal ne se contente pas de ce critère en l’espèce.

En effet, après avoir constaté que les contrats litigieux ne sont pas négociables, le tribunal déclare "qu’il n’est pas contestable qu’il ne peut en être autrement pour une place de marché en raison de sa nécessaire automatisation, de la nécessité d’offrir aux consommateurs des modalités, conditions et prestations identiques pour tous les produits, présents sur un même écran, quel que soit le vendeur tiers (que ledit produit soit commercialisé par Amazon ou par n’importe quel vendeur) et du fait que tous les vendeurs tiers doivent être traités de la même manière puisqu’ils sont en compétition, entre eux et avec Amazon, pour que la place de leur produit sur l’écran destiné à l’achat par le consommateur, sur lequel figure la « Buy box » avec son « bouton » « acheter », soit optimum ; que l’Autorité de la concurrence comme la Commission européenne ont fait le même constat…".

En raison du modèle économique de la plateforme de vente en ligne d’Amazon, le tribunal admet l’argument selon lequel la non-négociabilité ou l’absence de négociation des contrats litigieux est consubstantielle au fonctionnement même de cette plateforme. Il semble en outre considérer qu’en elle-même, la non-négociabilité est un critère insuffisant pour établir la soumission ou la tentative de soumission, puisqu’il retient d’autres critères de nature factuelle ou économique tels que les trois critères suivants : la puissance d’Amazon, la disproportion de force entre Amazon et les vendeurs utilisant sa plateforme, et enfin son caractère incontournable.

S’agissant de sa puissance :

  • "Amazon est le plus grand vendeur en ligne B to C de produits marchands finis et dispose de la plus grande place de marché à tout point de vue ; son chiffre d’affaires mondial est de 250 milliards de dollars  en 2018 et en France de 5 milliards de dollars soit trois fois plus élevé que celui de son concurrent le plus important",
  • "Amazon surtout dispose de la plus grande notoriété au niveau mondial et de la meilleure image auprès des consommateurs…",
  • "[Amazon] est la première marque mondiale toutes catégories confondues de fournisseurs et de distributeurs…", et sa puissance économique est "sans aucun équivalent en raison de l’ampleur au niveau du groupe de sa trésorerie, de son cash flow et de ses investissements". Face à cette puissance, une grande majorité de vendeurs qui utilise la plateforme d’Amazon est de petite taille, ce qui révèle une disproportion de force considérable entre les parties aux contrats litigieux.

Quant au caractère incontournable d’Amazon, il est très important à l’égard de la grande majorité des vendeurs précitée pour lesquels la création d’un site de vente en ligne ou l’utilisation de celui dont ils disposent déjà n’est pas une alternative, car disposer d’une plateforme de vente en ligne très performante est coûteux et complexe, notamment parce que l’efficacité de la vente en ligne est directement liée au nombre de visiteurs, clients potentiels, ainsi qu’à l’effet de réseau, étroitement corrélé avec la notoriété et la place de référencement dans les moteurs de recherche.

Remarque : Le fait que la non-négociabilité des contrats examinés soit consubstantielle au fonctionnement même de la plateforme de vente en ligne d’Amazon ne réduit en rien, ni ne supprime la soumission ou la tentative de soumission dont sont victimes les vendeurs utilisant la plateforme. Dès lors, la recherche de critères complémentaires pour établir cette soumission ou tentative de soumission ne semble pas indispensable.

Ayant établi qu’en application des trois critères précités, les contrats examinés constituent une soumission ou une tentative de soumission à des obligations créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, le tribunal identifie les clauses contenant de telles obligations. Au préalable il rappelle qu’il importe peu que telle ou telle clause litigieuse ait été mise en œuvre, puisque la loi vise non seulement la soumission, mais également la tentative de soumission.

Déséquilibre significatif

Le tribunal rappelle également que le déséquilibre significatif peut résulter de l’absence de réciprocité, de la disproportion entre les obligations des parties, du caractère potestatif d’une clause, c’est-à-dire d’une clause dont le déclenchement dépend de la seule volonté de l’un des contractants qui maîtrise l’exécution du contrat et la discussion a posteriori de son application, de l’absence d’intérêt de la clause pour une partie, en l’espèce le vendeur cocontractant, et d’obligations injustifiées à la charge de ce dernier.

Selon le tribunal, les clauses suivantes stipulent des obligations créant un déséquilibre significatif :

  • clause donnant à Amazon le droit d’amender toutes dispositions contractuelles à tout moment et à son entière discrétion, de les faire entrer en vigueur dès leur affichage sur le site sans en aviser les vendeurs, ce qui les oblige à consulter le site de leur propre initiative pour en découvrir l’existence, l’utilisation par les vendeurs du service concerné valant acceptation des modifications apportées ;
  • clause permettant à Amazon d’interrompre à tout moment et à son entière discrétion, sans préavis ni notification la fourniture de tout ou partie de ses services, sans référence aux raisons légitimes pouvant justifier l’interruption considérée ;
  • clause autorisant Amazon à résilier ou à suspendre immédiatement le contrat sans référence à aucune clause pouvant justifier la résiliation ou la suspension ;
  • clause relative à des indices de performance reposant sur des critères imprécis, ne dépendant pas uniquement  du comportement du vendeur, pouvant évoluer de manière discrétionnaire et pouvant conduire à une suspension arbitraire du compte non proportionnée au manquement allégué ;
  • clause conférant à Amazon le droit, à son entière discrétion, de restreindre l’accès à son site à certains produits de l’autre partie sans référence aux raisons pouvant justifier cette restriction, alors que les produits des deux parties sont concurrents ;
  • clause imposant à un vendeur utilisant la plateforme de rembourser un produit au consommateur même s’il ne lui a pas été retourné ou si après enquête, la réclamation s’avère infondée, alors qu’Amazon n’est pas tenue à une telle obligation pour ses propres produits ;
  • clause dont la rédaction ambiguë peut être comprise comme imposant au vendeur utilisateur de la plateforme de garantir à Amazon une parité de ses conditions tarifaires avec les autres canaux de distribution ;
  • clause exonérant Amazon de toute responsabilité dans le cadre de son service de livraison à l’étranger ou de son rôle de dépositaire ou de manutentionnaire.

Le tribunal complète son évaluation des clauses précédentes en relevant que si la jurisprudence s’est prononcée en faveur d’une analyse globale et concrète du contrat, et qu’il revient au juge en présence de clauses présentant un déséquilibre manifeste d’apprécier le contexte dans lequel le contrat est conclu et son économie d’ensemble pour vérifier si les dispositions litigieuses ne sont pas rééquilibrées par d’autres clauses en faveur du cocontractant  (v. notam. : Cass. com., 3 mars 2015, n°13-27.525 ; Cass. com., 27 mai 2015, n°14-11.387), un tel rééquilibrage est exclu en l’espèce puisque toute négociation des contrats en cause est techniquement impossible.

On relève que le tribunal enjoint à Amazon de modifier ou supprimer les clauses jugées déséquilibrées dans le délai de 180 jours à compter de la signification du jugement sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard. On relève également qu’en prononçant une amende civile de 4 millions d’euros, très inférieure au montant de 9,5 millions  d’euros demandé par le ministre de l’Économie, le juge a fait application de la règle disposant que le montant de 5 millions d’euros, l’une des limites visés par l’article L. 442-6, III alors en vigueur ne pouvait être dépassé puisqu’en l’espèce, le ministre n’apportait aucun élément de nature à quantifier les avantages tirés par Amazon des déséquilibres constatés. Mais le juge a aussi tenu compte du fait que "Amazon, en inventant il y a une quinzaine d’années le concept de place de marché virtuelle a été un pionnier (première grande invention dans le domaine de la distribution depuis les centres commerciaux il y a une cinquantaine d’années) et a apporté aux consommateurs comme aux petits fournisseurs et distributeurs des avantages incontestables tout en contribuant à exercer une pression à la baisse sur le niveau général des prix ; qu’elle a pour ce faire réalisé d’importants investissements".

Remarque : L’exigence dans l’article L. 442-6, III du code de commerce antérieurement à sa modification par l’ordonnance du 24 avril 2019, que pour dépasser le seuil de 5 millions d’euros, le montant de l’amende civile infligée soit proportionné "aux avantages tirés du manquement", a disparu dans la version de l’article L 442-4-I issue de l’ordonnance précitée.

 

Max Vague, Docteur en droit, Maître de conférence des universités, Avocat

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