Devoir de vigilance européen : «les entreprises ne vont pas s’en sortir en bradant les questions éthiques à la sortie du Covid», Maria Arena

Devoir de vigilance européen : «les entreprises ne vont pas s’en sortir en bradant les questions éthiques à la sortie du Covid», Maria Arena

15.04.2021

Gestion d'entreprise

La proposition législative européenne sur le devoir de vigilance devrait être dévoilée avant l'été. L'objectif : contraindre les entreprises à avoir des chaînes de valeurs propres sous peine de sanctions pénales en cas de violations graves de droit sociaux et environnementaux. Maria Arena, députée européenne et présidente de la sous-commission Droits de l'Homme au Parlement européen, nous donne son point de vue.

Plusieurs grandes entreprises sont accusées de s’approvisionner auprès d’entreprises qui ont recours au travail forcé des Uyghurs. Aujourd’hui, l’UE pourrait-elle contraindre ces entreprises à changer leurs pratiques ?

Pour l’instant, l’UE n’a aucun instrument qui permet de contraindre les entreprises d’avoir des chaînes de valeur propres, de ne pas avoir recours au travail forcé, au travail des enfants, de participer à des régimes génocidaires. C’est pour cela qu’on travaille au niveau européen sur une directive sur le devoir de vigilance. Il y a quelques instruments sectoriels qui ont été créés et que nous avons obtenu sur un travail de dure lutte. A titre d’exemples :

  • le règlement relatif aux minerais provenant de zones de conflits qui exige des entreprises européennes qui utilisent les minerais issus de zones de conflits d’avoir une analyse de risques et de prendre les mesures nécessaires afin de ne pas alimenter ces conflits le cas échéant. Ce texte est entré en application au 1er janvier 2021. Il vise les régions d’Afrique centrale (la république démocratique du Congo, le Rwanda, le Burundi), où il y a des conflits « de basse intensité » - qui ont quand même fait 6 millions de morts depuis 1994 – mais d’autres pays comme la Colombie, où les ressources en matière d’or ou de coltan sont importantes.
  • le règlement Bois de l’UE de 2013 qui interdit l’entrée sur le territoire européen du bois collecté illégalement, avec la mise en place d’un système de diligences.
Les entreprises brassent tellement d’argent que l’amende ne leur fait pas peur 

Quels sont vos objectifs en matière de due diligences au niveau européen ?

Nous souhaitons une directive horizontale, qui traite tous les secteurs. Nous sommes dans un monde globalisé et il n’y a pas un secteur à 100% européen. Il est nécessaire de garantir que tous les modes de production et que toutes les filières des chaines de valeurs soient propres. Il est important de ne pas avoir une « approche pays », comme les USA vis-à-vis de la Chine. Rien ne garantit que le coton produit en Inde sera plus éthique qu’en Chine. Nous préférons donc une « approche valeur » : peu importe l’endroit, la production doit répondre à des chaines de valeurs éthiques. Cela ne concerne pas uniquement la question des droits de l’Homme mais aussi les droits environnementaux. Quand il y a une violation grave de l’environnement, elle est souvent aussi liée à la question des droits de l’Homme.

Nous voulons également ajouter la question de la responsabilité pénale des entreprises qui ne feraient pas leur travail. Elles auraient l’obligation de mettre en place des mécanismes d’analyse de risques et elles seraient tenues pénalement responsables en cas de violations graves de droit sociaux et environnementaux dont elles sont complices.

Cette capacité de poursuite pénale est le seul moyen de garantir la responsabilité des entreprises. L’objectif n’est pas de poursuivre, mais d’avoir une loi qui garantisse que les comportements changent, d’avoir un mécanisme qui permette de dire aux entreprises qu’il ne suffira pas de payer une amende mais qu’elles seront tenues responsables en cas de catastrophe. Les entreprises brassent tellement d’argent que l’amende ne leur fait pas peur.

Le 10 mars dernier, le rapport d’initiative sur le devoir de vigilance des multinationales a été adopté. Concrètement qu’est-ce que cela changerait pour les entreprises ?

On a fait un rapport d’initiative au sein du Parlement européen qui prévoit la démarche obligatoire et la responsabilité pénale des entreprises. Aujourd’hui, il y a un consensus sur ces deux volets, ce qui n’a pas été simple à obtenir.

Il y a un vrai conservatisme économique et encore plus pendant cette période de pandémie, où les entreprises crient à tout-va qu’elles sont en difficulté. C’est vrai mais il n’y a pas de gradation dans la question des valeurs. Elles ne vont pas s’en sortir en bradant les questions éthiques à la sortie du Covid.

Maintenant que le Parlement a un rapport d’initiative avec un consensus, Didier Reynders, responsable du cadre juridique du monde économique européen, a promis de mettre une initiative législative sur la table au courant de l’année 2021. Le vote de l’initiative n’aura pas lieu avant 2022 dans le meilleur des cas. Le processus législatif prend du temps et en attendant, il y a des gens qui meurent. Il va falloir continuer à faire pression au niveau du Conseil car c’est là que ça bloquera. Nous ferons pression avec des exemples types de complicités d’entreprises européennes de violations graves de droits de l’Homme, comme avec la situation des Uyghurs. La Chine est la fabrique du monde du textile et ce n’est pas seulement pour habiller les chinois. Elle est devenue le premier producteur, le premier importateur et transformateur du coton. Par ce biais-là, toutes les entreprises de fast-fashion ont un lien de près ou de loin avec la Chine.

Si les droits sont défendus ici, ils doivent être défendus ailleurs. C’est notre responsabilité. C’est un changement de mentalité qu’on doit établir au niveau des entreprises

Certains s’opposent à ce principe de due diligence au niveau européen ?

La réponse du business c’est que la responsabilité incombe au consommateur. C’est la raison pour laquelle ils ne voulaient pas un système de due diligence et de responsabilité d’entreprise mais un système de label octroyé aux produits éthiques. Mettre la responsabilité sur le consommateur, c’est une démarche extrêmement dangereuse car il n’a pas forcément un choix conscient pour différentes raisons : économiques, d’information, d’éducation...  Il y a aussi un problème de fast-fashion : les consommateurs sont matraqués par les réseaux publicitaires.

Quand il s’agit des citoyens d’ailleurs, les politiques estiment qu’ils n’en ont pas la responsabilité et qu’ils n’ont pas à régler les problèmes du monde. Mais nous sommes consommateurs de ces produits, alors nous devons garantir que nos citoyens soient protégés par rapport à ce qu’ils demandent en valeurs éthiques.La responsabilité du consommateur est importante mais elle ne peut pas régler le problème de la vigilance des entreprises. C’est pour cela qu’il faut un cadre. C’est aux entreprises de proposer au consommateur des choses éthiquement responsables.

Si les droits sont défendus ici, ils doivent être défendus ailleurs. C’est notre responsabilité. C’est un changement de mentalité qu’on doit établir au niveau des entreprises. Ce n’est pas seulement un message éthique, c’est aussi un message de business. Le label européen est un label qui se vend. Il suffit de voir la façon dont on se bat pour avoir nos appellations d’origine.

Quelles entreprises seraient concernées ?

Toutes les entreprises qui produisent ou qui sont donneuses d’ordres dans l’UE par rapport à des entreprises extérieures. Nous voulons également que soient visées toutes les entreprises qui vendent leurs produits sur le territoire européen. C’est intéressant car le marché européen c’est un marché de 500 millions d’habitants, et à hauts revenus comparé au monde. C’est un marché qui a du pouvoir d’achat. C’est un vrai levier par rapport à des entreprises qui veulent être sur le marché européen.

S’il y avait une dimension dangereuse pour les européens, la question serait réglée. Mais il ne tue pas les européens, il tue des africains 

Quel est le pouvoir du consommateur ?

Le consommateur fait face à un raz de marée. La seule chose qu’il puisse faire c’est mettre la pression sur les responsables politiques pour qu’ils adoptent de nouvelles règles.

Sur la question des minerais par exemple, il faut savoir que 90 % du coltan vient du Congo. Et il y a déjà eu 6 millions de morts. S’il y avait une dimension dangereuse pour les européens, la question serait réglée. Mais il ne tue pas les européens, il tue des africains. Aujourd’hui, il y a une conscience sociale et environnementale : on vit tous sur la même planète et elle doit être préservée en termes de droits et de ressources. Les combats qu’on a menés ici, on doit les mener ailleurs si on est humanistes. Il n’y a pas d’autre issue. Ce n’est pas le « laisser faire » qui va sauver, c’est la voie de la régulation.

propos recueillis par Leslie Brassac

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