Drakarys, un sujet de fond(s)

Drakarys, un sujet de fond(s)

14.11.2021

Gestion d'entreprise

Ce nouveau fonds d'investissement ambitionne de rendre les experts-comptables (davantage) indépendants dans le domaine numérique. Il vise quatre start-ups cette année et espère lever 7 millions d'euros d'ici mi-janvier. Les avis divergent à son sujet.

"Comptacom a décidé de souscrire à Drakarys", livre Didier Caplan, président de ce réseau de cabinets d'expertise comptable. "Le fait que la profession souhaite s’emparer des problématiques des outils qui sont mis à notre disposition est un projet novateur", souligne de son côté Olivier Drouilly, président de Sadec Akelys. "Ce n'est pas le rôle de l'Ordre", critique Stéphane Benayoun, du cabinet SBP. "Je ne préfère pas m'exprimer sur cette démarche que je ne trouve pas positive", nous répond un ancien élu du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables. Bref, le fonds d'investissement Drakarys ne laisse pas indifférent. Des professionnels applaudissent. D'autres désapprouvent. Certains s'expriment officiellement. D'autres préfèrent parler off the record.

La raison de ces divergences ne réside pas dans l'objectif de Drakarys, celui de rendre les experts-comptables — davantage — indépendants des fournisseurs informatiques. Elle tient à la voie choisie pour y parvenir. Initié par le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables (CSOEC), ce fonds d'investissement ouvert à ces seuls professionnels, personnes physiques ou morales, est destiné à rentrer au capital de fournisseurs informatiques.

4 cibles visées dans l'année

"On a aujourd’hui trop d’outils développés par les éditeurs historiques qui sont obsolètes", a résumé le 3 novembre Lionel Canesi, l'actuel président du CSOEC, lors d'une conférence en ligne. Des propos qu'il tenait déjà en 2020 lors de sa campagne électorale. "J’avais dit à un congrès il y a deux ans qu’on avait plutôt des outils qui ont 30 ans de retard. Et avec des politiques tarifaires qui sont assez hallucinantes, c’est-à-dire qu’on essaie de nous facturer plus chers des outils qui marchent encore moins bien qu’avant. Il faut qu’on mette un coup de pieds dans la fourmilière", avait-t-il avancé début 2020 lors d'un évènement de la fédération syndicale ECF.

Lionel Canesi a justement mis un premier coup de pieds dans la fourmilière du numérique. Créé en juin dernier, Drakarys est entré au capital de l'éditeur de logiciel comptable My Unisoft. A hauteur de 5 %, affirme le président du CSOEC. Trois autres cibles sont visées cette année, avec ces fois-ci un investissement espéré autour de 30 % du capital : un outil de RHtech, un outil de legaltech et un outil de datavisualisation.

Plus de 3 millions d'euros auraient été souscrits

Pour financer ces opérations par des ressources propres, Drakarys a ouvert une première levée de fonds de 7 millions d'euros jusqu'au 15 janvier 2022. Début novembre, la barre des 3 millions d'euros a été dépassée, a affirmé Lionel Canesi précisant qu'un peu plus de 800 experts-comptables ont souscrit à cette date. "Le ticket moyen s'élève à environ 4 000 euros par expert-comptable avec certains qui mettent 1 000 euros d’autres 50 000", a détaillé le président des experts-comptables.

"Je redoute que les fonds nécessaires à ce type de démarche soient importants et qu’à un moment donné on en voit les limites. Développer un nouveau logiciel nécessite énormément de fonds", souligne Olivier Drouilly. Pour Lionel Canesi, ce n'est pas un sujet dans le cas de Drakarys. "Ce qui coûte très cher à une start-up c’est d’acquérir des clients pour arriver à son point mort, a avancé le patron des experts-comptables début novembre. L’avantage avec notre projet Drakarys c’est que premièrement on va sélectionner des structures dans lesquelles on sait que le produit va trouver son marché puisqu’on sait qu’il répond à un besoin. Deuxièmement, en mettant le label de la profession on dit à l’écosystème que les experts-comptables pensent que cet outil va trouver son marché et que nous, les professionnels, allons l’utiliser aussi et donc le commercialiser quelque part", a-t-il argumenté.

Juge et partie ?

Pour certains, cette démarche soulève un autre sujet, particulièrement important pour les experts-comptables. "A partir du moment où on se met dans des démarches commerciales, on perd tout ce qui fait la particularité d’une profession libérale, c'est à dire le secret professionnel et l’indépendance", glisse Stéphane Benayoun.

D'une certaine façon, Drakarys semble à la fois une solution et un problème en matière d'indépendance. En entrant — indirectement — au capital de sociétés informatiques, les experts-comptables peuvent espérer (re)prendre en main leur avenir numérique. Mais en même temps, ils doivent rester indépendants, en réalité comme en apparence — (cf articles 22 de l'ordonnance n° 45-2138 et 146 du décret n° 2012-432). Ce décret prévoit ainsi que ces professionnels "évitent toute situation qui pourrait faire présumer d'un manque d'indépendance" et "doivent être libres de tout lien extérieur d'ordre personnel, professionnel ou financier qui pourrait être interprété comme constituant une entrave à leur intégrité ou à leur objectivité". L'entrée, même indirecte, d'un expert-comptable au capital d'un éditeur de logiciel métier qui serait recommandé à ses clients ne pose-t-elle pas une question d'indépendance, ne serait-ce qu'en apparence, du professionnel ? Un sujet déjà rencontré par des structures d'expertise comptable qui conseillent à leurs clients d'utiliser des outils qu'ils ont développés. Et qui concerne d'autres domaines que l'informatique. Et potentiellement d'autres professions libérales.

 

Ce qu'ils pensent de Drakarys
"Développer un nouveau logiciel nécessite
énormément de
fonds"

DR

Olivier Drouilly, président du groupe Sadec Akelys

 

"Comptacom a décidé de souscrire à Drakarys"
 

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Didier Caplan, président du réseau Comptacom

"Ce n'est pas le rôle de l'Ordre"
 
 

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Stéphane Benayoun, expert-comptable et commissaire aux comptes, cabinet SBP

"Le fait que la profession souhaite s’emparer des problématiques des outils qui sont mis à notre disposition est un projet novateur. Et, je l’espère pour nos instances, fédérateur de la profession qui a une image d’un ensemble de libéraux. Cela peut marquer une véritable cohésion de la profession par rapport aux enjeux technologiques qui nous attendent. C’est plutôt une bonne chose.

Le résultat et le nombre de professionnels qui souscriront à ce fonds d’investissement sera un élément fort qui pourra nous être utile dans des futures négociations avec les pouvoirs publics. Je ne pense pas aujourd’hui qu’on ait assez de recul pour savoir combien de professionnels ont souscrit à Drakarys. J’ai cru comprendre qu’au moment du congrès de Bordeaux un certain nombre de professionnels avaient donné une marque d’intérêt par rapport à Drakarys sans aucun doute même au-delà des espérances de nos instances.

Après, sur la manière de faire je suis plus réservé. Aujourd’hui il y a eu un investissement de Drakarys dans My Unisoft. De ce que j’ai pu comprendre, il y a d’autres projets d’investissement sur d’autres start-ups liées à notre métier. Je redoute que les fonds nécessaires à ce type de démarche soient importants et qu’à un moment donné on en voit les limites. Développer un nouveau logiciel, que ce soit en comptabilité ou en matière sociale, nécessite énormément de fonds. Si la volonté de nos instances est de s’affranchir d’éditeurs de logiciels qui aujourd’hui sont entre les mains de fonds d’investissement privés, je ne suis pas certain qu’on ait les moyens de nos ambitions à terme tels les besoins sont importants. Et puis quid de la réaction des autres éditeurs historiques de la profession car cette démarche est quand même assez forte de soutien de tel ou tel nouvel éditeur intervenant sur le marché. Je comprends que des éditeurs historiques se posent des questions par rapport à l’attitude du Conseil supérieur.

Au niveau des sociétés du groupe Sadec Akelys il n’y a pas eu de souscription à Drakarys à cette heure. Par contre, un certain nombre d’associés à titre personnel ont souscrit. On en a discuté entre nous et, comme il y avait des avis divergents, on a estimé qu’il était plus du ressort de chacun, puisque le ticket d’entrée n’était pas énorme, de savoir ce qu’il voulait faire par rapport à cette démarche. Autre obstacle qui peut se poser, c'est celui du retrait du fonds par un confrère car je n'ai pas perçu que les choses étaient clairement établies pour l'instant. Cela se produira inévitablement par rapport à des confrères qui feront valoir leur droit à retraite".

 

"C’est un sujet éminemment politique. Le président du Conseil supérieur s'en est emparé pour certainement essayer que la profession puisse, si ce n’est prendre son indépendance, au moins avoir des outils dans lesquels elle s’est investie. Et cela au travers d’une sorte de fonds d’investissement. On comprend bien le fondement de cette démarche quand on voit le problème de concentration et celui, en même temps, d’émergence de start-ups. Cela peut paraître effectivement important que la profession se mobilise sur un tel sujet.

Comptacom a décidé de souscrire à Drakarys. Puisque c’est une question importante pour la profession, pourquoi ne pas l’accompagner. Mais, en même temps, il faut comprendre que nous investissons dans notre propre outil, Comptacom, depuis 30 ans. Et jusqu’à présent bien nous en a pris.

Au-delà de l’émergence et de la maîtrise d’outils, il y a surtout le problème de la maîtrise des données. Il est essentiel que les professionnels se saisissent de ce sujet. Nous avons des sociétés informatiques spécialisées dans la comptabilité qui sont la propriété de fonds de pension américains. Où vont être hébergées les données demain ? On sait bien que les principaux hébergeurs sont américains. Et on sait bien qu’il y a le Patriot Act qui fait que le gouvernement américain peut saisir les données. Donc c’est un problème d’indépendance qui ne se pose pas seulement dans la comptabilité. Comptacom a réussi son indépendance. On maîtrise nos données pour nos clients. Nous sommes maîtres de nos serveurs dans une ferme d’hébergement.

Il y a une différence fondamentale, outre celle de la taille, entre l’Ordre et nous, c’est que nous prenons en compte toute l’organisation du dossier client. Il est impossible d’imaginer quelque chose comme Comptacom au sein de la profession compte tenu de la diversité des experts-comptables. Mais encore une fois je comprends et trouve acceptable de se soucier des cabinets et d'essayer de faire quelque chose pour ceux de plus petite taille, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas d’équipe informatique structurée en place".

"En Allemagne, il existe une coopérative des Steuerberater, la Datev, qui produit une solution informatique pour la profession. Cela a totalement biaisé la concurrence et surtout enferme les TPE / PME allemandes dans un monopole. Le parti unique n’est pas la solution pour la diversification et pour l’innovation technologique. On ne peut pas demander à la profession d’aller comme un seul homme les yeux fermés dans un domaine.

Autre sujet : est-ce le rôle de l’Ordre de s’immiscer comme fonds d’investissement ? Je ne le crois pas. A partir du moment où on se met dans des démarches commerciales, on perd tout ce qui fait la particularité d’une profession libérale, c'est à dire le secret professionnel et l’indépendance. A partir du moment où vous vendez du matériel, des systèmes d’information et que vous êtes liés à cela, l’étape d’après c’est la fin du secret professionnel. C’est tout à fait dans l’air du temps. C’est dans la politique de Bruno Le Maire. Et c’est une vraie stratégie en profondeur qui, depuis le début, a toujours été dans la politique de Joseph Zorgniotti.

Seront agiles les confrères qui seront allés faire du picking [sélection, ramassage] dans les différents systèmes d’information. Ils ne vont pas s’enfermer dans un fournisseur unique parce qu’il aura reçu l’onction et la bénédiction de l’Ordre ou celle des syndicats. Il faut aller chercher ce qu’il y a de mieux et sortir de duopoles organisés au dépend de la profession.

Et le vrai sujet de ces personnes qui s’aventurent, c’est que tant que vous faîtes un logiciel qui fait les BNC, ça va. Tant que vous faîtes un logiciel qui fait les BIC, ça va. Mais quand vous voulez faire un logiciel universel pour les experts-comptables parce qu’on a tout type de clients, ce n’est plus la même histoire. Le meilleur exemple c’est ce qui se passe chez Cegid. L'éditeur essaie de mettre en avant Loop, le logiciel racheté à KPMG, et de sortir à la fois les deux gammes conservées, celle plutôt lowcost, Quadra, et celle haut de gamme, Expert. Le même problème se pose à In Extenso avec le logiciel racheté à Ibiza. Quand vous cherchez à faire un produit universel, vous vous cassez les dents.

Drakarys est un mauvais investissement et ce n’est pas le rôle de l’Ordre. Et c’est un affaissement de la profession. Mais Lionel Canesi est cohérent avec ses propos de campagne électorale".

 

Ludovic Arbelet

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