Factures : "il y a un certain nombre de pratiques obligatoires que les entreprises ne réalisent pas"

Factures : "il y a un certain nombre de pratiques obligatoires que les entreprises ne réalisent pas"

12.11.2023

Gestion d'entreprise

La réforme de la facture électronique entre assujettis à la TVA soulève de nombreuses questions. Imprécisions du nouveau calendrier, problèmes pratiques de mise en oeuvre... Voici la vision de Christophe Viry, product marketing manager chez l'éditeur de logiciels Generix group.

Le gouvernement a indiqué via un amendement au projet de loi de finances pour 2024 le nouveau calendrier qu'il souhaite pour la réforme de la facture électronique. Qu'en pensez-vous ?

Le contenu nous a surpris. Il n’est pas aligné avec les propos qu'avait tenus le ministre Bruno Le Maire le 29 septembre à l'occasion de la convention auprès des experts comptables. Le décalage est plus important qu'attendu puisque ça reporte à 2026 pour les grandes entreprises et les ETI et à 2027 pour les autres. Et on se rappelle aussi que le 14 septembre Jérôme Fournel [le directeur général des finances publiques] indiquait qu'il n'était pas possible de déborder sur 2027 parce que c'était une année plutôt de bilan et d'élections présidentielles. Et là, les élections présidentielles vont se mener en plein déploiement de la réforme fiscale. Je pense que c'est très inconfortable pour le gouvernement.

Le problème de fond, c'est la disponibilité du portail public de facturation

Ça dit bien la difficulté à produire la solution puisque le problème de fond, c'est la disponibilité du portail public de facturation. Le report doit correspondre au délai nécessaire pour développer et tester ce portail. A noter aussi que le report est donné sur une fourchette à la maille trimestrielle. Au moment de l'écriture des décrets, il sera possible de reporter jusque décembre. L'autre point qui est dommage, c'est que dans cet amendement, il soit fait état que les motifs de ce décalage soient pour laisser le temps aux entreprises de se préparer.

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Qu'est-ce que vous pensez de cette explication ?

Bien sûr, il y a de la politique derrière tout ça. Ce n'est pas évident d'admettre la vérité. Dire exactement le contraire, ça fait perdre toute crédibilité aussi. Je pense que ça aurait été intéressant de rappeler qu'il y a quand même aussi un décalage qui est provoqué parce que le portail public de facturation n'est pas prêt. Et tout le monde peut comprendre qu'une solution aussi compliquée soit difficile à développer et prenne du temps. Mais là, on a vraiment l'impression que c'est pour les entreprises. Ça me gêne, ça gêne l'ensemble de mes confrères, ça gêne le forum national de la facture électronique qui représente l'ensemble des utilisateurs, ça gêne toute la communauté parce qu'on ne sait plus quoi faire du temps qui nous est donné finalement. On ne sait pas si on doit s'arrêter pour s'y remettre, on ne sait pas si on doit continuer parce que s'arrêter c'est très préjudiciable. Alors, qu'est-ce qu'on fait pendant les 20 mois qui viennent ? Donc on a du mal à organiser le temps.

Je ne suis pas sûr qu'il y aura 50 PDP demain

Tout dépend après des tailles d'entreprise. Il y a des entreprises qui sont dans des situations qui nécessitaient de prendre du temps mais il y en a d'autres qui étaient prêtes. Il faut se rappeler qu'il y avait quand même énormément de candidats qui s'étaient présentés pour participer à la phase pilote qui démarrait au 1er janvier 2024. On avait quand même 1300 entreprises et 57 candidats PDP [plateformes de dématérialisation partenaires]. Je ne suis pas sûr qu'il y aura 50 PDP demain.

Justement, comment vous voyez les choses si ce calendrier est adopté ? Quelles peuvent être les grandes étapes de préparation à cette réforme notamment celle de la phase pilote, celle de l'immatriculation des PDP, etc. ?

Le planning, l'administration le donne. Il est quand même vague, dans le sens où on est sur des mailles très larges. Mais du côté de l'immatriculation des PDP, ça semble ne pas bouger par rapport à ce qui avait été dit mi-septembre. À savoir la possibilité d'annoncer assez rapidement une liste de PDP qui ont déposé un dossier complet et acceptable. Il y en avait 29 aux dernières informations partagées par l'administration le 18 octobre (*).

Il va y avoir une immatriculation temporaire

Ensuite, à travers la loi de finances, les conditions vont être révisées, ce qui va permettre de ne pas attendre d'avoir fait des tests avec le portail public de facturation pour obtenir un numéro d'immatriculation. Il va y avoir une immatriculation temporaire donnée aux acteurs le temps qu'ils puissent finaliser cette immatriculation par le test avec le PPF. Ça, ce serait vers mars de l'année prochaine. C'est plutôt positif pour les entreprises puisqu'elles vont pouvoir choisir des PDP — au moins une trentaine à mon avis d'ici là — immatriculées ou pratiquement immatriculées.

Une immatriculation provisoire vers mars 2024, c'est ça ?

Oui. Elle est quasi définitive parce le test avec le PPF, tout le monde l'a déjà fait. Il n'y a que l'administration qui "ne s'en rappelle pas". Chorus Pro est en production et ce sont à peu près les mêmes acteurs qui, aujourd'hui concentrateurs sur Chorus Pro, vont devenir PDP. Donc on fait déjà de la production tous les jours.

Des milliers d'entreprises vont être dans la phase pilote

L'administration nous dit qu’elle va organiser fin 2024 la phase de test, que l'année 2025 va être une année pour faire des tests. Elle a confirmé que les 1300 candidats, s'ils souhaitent le rester, sont retenus. Et qu'elle allait pouvoir permettre à d'autres de se rajouter. Donc, des milliers d'entreprises vont être dans la phase pilote. À peu près, à mon avis, toutes les entreprises concernées et qui veulent faire les choses correctement vont être pilotes. L’année 2025 va être une année où on monte en production, lentement, sur la base du volontariat. Et on va éprouver le système. Il va y avoir des problèmes, il va y avoir des corrections. Tout ça, c'est normal.

Puis, donc en 2026, l'obligation réglementaire de passer en production et en émission pour les grandes entreprises et les ETI et en réception pour l’ensemble. On ne sait pas trop ce qui se passe entre le 1er janvier et le 1er septembre 2026. On ne sait pas trop non plus comment vont être organisés les pilotes pendant 12 mois en 2025. Ce n'est pas nécessairement si long que ça, 12 mois, si effectivement, il y a peut-être 2 000 à 3 000 entreprises.

Selon vous, quelle stratégie devraient adopter les entreprises ? En particulier, à quel moment ont-elles intérêt à se préparer à cette réforme et de quelle façon ?

Il faut admettre que le sujet est très compliqué. L'administration nous avait forcé à le minimiser parce qu'elle nous avait donné un planning très court et presque intenable. On essayait tous d'y être au 1er janvier 2024. Tout le monde disait faire du mieux possible sachant que ça va être dur. La solution de Generix aurait eu beaucoup de mal à fonctionner au 1er janvier 2024. Nous avions fait une étude auprès de 200 entreprises clientes. Elles estimaient que leur délai de mise en conformité était en moyenne entre 9 et 12 mois. Je pense qu'elles étaient optimistes. Nous avons commencé en 2021 des projets de mise en conformité. A l’heure qu’il est, on ne les a pas finis.

A quoi correspond exactement ce délai de mise en conformité ?

Tout ce qu’il faut faire pour se mettre en conformité. Il y a des travaux de 3-4 mois en général pour comprendre la situation dans l'entreprise, faire les phases d'analyse et l'inventaire de l'existant. Parfois, une entreprise découvre qu'elle n'est même pas à jour avec les règles de TVA applicables. Qu’elle ne sait pas faire une facture d'acompte qu'elle devrait faire. Qu’elle ne fait pas systématiquement une facture d'avoir quand elle doit le faire. Il y a un certain nombre de pratiques obligatoires que les entreprises ne réalisent pas.

2024 doit être utilisé pour construire les projets

Ensuite, il y a un plan de mise en conformité qui est défini. Cela peut conduire à beaucoup de changements dans les organisations, dans les systèmes de gestion, dans les montées de version des logiciels de facturation, dans la mise en place d'une solution de type PDP, etc. Ça prend 12-18 mois selon la taille des entreprises, peut-être moins pour des plus petites. Ça veut dire que 2024 doit être utilisé pour construire les projets et se préparer à la phase pilote qui démarre en 2025 — même si on ne sait pas exactement quand elle démarre ni si tout le monde est obligé de commencer au 1er janvier 2025. Il n'y a pas trop de temps pour ceux qui s'y prennent maintenant.

Ceux qui étaient presque prêts vont adopter d’autres stratégies en 2024. On en a beaucoup comme clients. Ils vont commencer à mettre en production la solution, sans l'administration, avec des clients et des fournisseurs. Ils vont souvent prioriser d'autres pays. La Pologne, la Roumanie, peut-être la Belgique, l'Allemagne, avant la France parce que ça devient plus urgent de traiter ces pays. Ils vont globaliser leur plateforme pour qu'elle ne soit pas qu’à l'échelle française. Ils vont également parfois demander à la PDP d'activer des services qu'ils n'avaient pas envisagé d'activer par manque de temps. Par exemple, le rapprochement automatique entre la facture et la commande, l'imputation comptable, etc. On voit des cahiers des charges qui deviennent plus globaux et qui sont plus ambitieux au niveau métier. Ça laisse du temps pour faire plus de choses et aller plus en profondeur.

Est-ce que vous savez s'il est question de faire évoluer certaines positions qui soulevaient des difficultés ? Par exemple, c'était un des gros sujets, celui de la conséquence d'une facture refusée qui devrait entraîner l'émission d'un avoir, l'émission d'une nouvelle facture et qui pourrait décaler le délai de paiement.

Ce sujet-là a été réécrit dans la version du 31 juillet des spécifications. Effectivement, une facture rejetée par le destinataire fait l'objet de traitements qui sont maintenant documentés. Soit on procède par une facture rectificative si on souhaite complètement annuler la facture initiale, soit on procède par une facture d'avoir puis une nouvelle facture avec un nouveau numéro. Dans les deux cas, l'administration est mise au courant par le fait qu'on produit systématiquement un flux qui l’informe du contenu des factures qui sont produites. Donc ça s'est éclairci.

L'administration a aussi rappelé que ça pouvait être intéressant de ne pas rectifier une facture dans certains cas par exemple en utilisant les statuts suspendus qui vont permettre [au destinataire] de dire à l'émetteur qu’il suspend le traitement de la facture et qu’il lui demande de venir la compléter dans la limite de ce qui est possible au niveau réglementaire. Par exemple pour ajouter un commentaire ou une pièce justificative de facturation. Ça vient ensuite débloquer le processus pour que la facture reprenne son cycle et puisse être acceptée. C'est intéressant que l’administration ait indiqué cela parce que les gens se disaient finalement que dès qu'il y a un problème, ça fera une facture d'avoir et il va y avoir une explosion des avoirs.

La vérification du numéro de Siren du client est-il un gros sujet de préparation à la réforme du côté des entreprises ?
La version du 31 juillet a aussi précisé comment traiter les problèmes d'adressage

Oui, tout à fait. Il y a un sujet sur la qualité des référentiels comme disent les clients. Les clients veulent au maximum s'appuyer sur le référentiel proposé par l'administration et présenté à travers l'annuaire. Ils veulent pouvoir intégrer l'annuaire dans leur chaîne de facturation de façon à avoir la bonne information sur le Siren, la dénomination commerciale, les codes de routage attendus par le destinataire. Et à chaque fois qu'il y aura des correctifs apportés sur la facture qu'ils auront préparée dans le système de facturation, ils se diront "tiens, j'ai un référentiel qui n'est pas à jour ou à minima pas aligné avec celui de l'administration" et donc ils feront des corrections. La version du 31 juillet a aussi précisé comment traiter les problèmes d'adressage.

C’est-à-dire ?

Une erreur d'adressage peut se produire parce que l'annuaire n'est pas à jour. L’annuaire met 24 heures pour traiter les demandes de modification qui lui sont faites. Il pourrait y avoir des périodes au cours desquelles une facture envoyée part sur une mauvaise PDP, part sans le bon code de routage, etc. Il est prévu qu'il faut corriger les problèmes d'adressage et relancer la facture sans faire un avoir.

Est-ce qu'il y a encore d'autres gros sujets qui peuvent poser des difficultés ?

Oui, il y a plein de sujets sur lesquels on a encore beaucoup de questions. C'est pour ça que la version 2.3 des spécifications fera certainement l'objet de nombreuses nouvelles versions. C'est un enseignement. Les gens doivent se dire qu'il n'y aura jamais une version définitive. Il y aura toujours deux ou trois versions par an. Même en 2026 parce que, de toute façon, l'économie évolue, la fiscalité aussi, etc.

Le fonctionnement du e-reporting soulève encore pas mal de questions

Alors, qu'est-ce qui n'est pas encore clair ? Le fonctionnement du e-reporting soulève encore pas mal de questions. La structure de l'annuaire et la manière d'interroger l'annuaire également. Les API proposées par l'administration ne sont pas encore correctement documentées.

Après, dans le détail, il y a un peu partout des questions sans réponse. Je dis souvent à l'administration que ça serait sympa d'annoncer aussi un processus de réponse aux questions. Parce que les entreprises sont bloquées dans leur développement tant qu'elles n'ont pas la réponse.

Est-ce que, dans l'ensemble, les éditeurs de logiciels et les entreprises qui sont dans cette réforme sont confiantes, sachant que c'est déjà le deuxième report du calendrier ?
Ce qui me rassure, c'est que la France est prise dans une obligation européenne

C'est difficile de dire qu'on est parfaitement confiants parce qu'on n'aurait jamais imaginé autant de reports. Et surtout pas au-delà de 2026. Donc, tout est toujours possible. Je dis souvent que ce qui me rassure, c'est que la France est prise dans une obligation européenne qui arrive avec la Directive Vida [VAT in the digital age]. Elle ne pourra pas se dire "finalement, je change de gouvernement en 2027 et j'annule tout ça pour X raisons". Cette réforme aura bien lieu, quel que soit le prochain gouvernement et quelles que soient les difficultés qu'on rencontre en France, parce que ça sera demandé par l'Union européenne. Et ça sera de plus en plus standardisé pour que ça se déroule de la même manière dans les 27 États membres.

Justement, pensez-vous que c'est possible qu'une telle réforme ait lieu à l'échelle européenne ? Un des sujets, c'est de pouvoir se mettre d'accord sur les formats pour échanger des factures entre différents pays de l'Union européenne. C'est quelque chose de faisable à terme ?

Oui. Ce point-là existe déjà. C'est la norme européenne EN16931 que l'ensemble des États membres appliquent déjà dans les échanges B2G [business to government ; échanges entre les entreprises et les administrations pour les marchés publics]. Actuellement, toutes les réformes fiscales qui se préparent sont obligées d'utiliser la norme européenne.

Ça, c'est pour ce qui est de la partie sémantique et syntaxique des factures. Quand on rentre dans le détail, c'est quand même plus compliqué parce que, par exemple, en France on a des dizaines de demandes d'extension à la norme qui ne sont pas prises en compte par la norme européenne rapidement. Je pense qu'à la fin, on aura un tronc européen et des extensions par pays parce que chaque pays peut avoir des particularités. Mais Vida va surtout obliger le e-reporting à l'échelle intracommunautaire. Tous les échanges entre les pays de l'Union européenne devront faire l'objet d'un e-reporting des factures produites.

(*) cette interview a été réalisée le 3 novembre

Propos recueillis par Ludovic Arbelet
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