Faire revenir les soignants à l’hôpital : l’urgence d’une politique sociale attractive

Faire revenir les soignants à l’hôpital : l’urgence d’une politique sociale attractive

01.02.2022

Gestion du personnel

Chaque mois, les experts du Groupe Alpha, cabinet conseil dans les relations sociales et les conditions de travail, livrent leur analyse de l'actualité sociale. Ce mois-ci, Sophie Rousseau, experte sectorielle santé chez Secafi et associée du Groupe Alpha, pointe les enjeux RH au sein des hôpitaux et la nécessité d'y associer étroitement le personnel.

Parler des enjeux liés aux ressources humaines à l’hôpital alors que la phase épidémique n’est pas terminée relève de la gageure. Mais, de notre point de vue, préparer la sortie de crise est une nécessité tant le ressac, une fois les vagues passées, risque d’être violent. Aujourd’hui, le changement s’impose. La capacité d’attractivité et de fidélisation de l’hôpital s’est abîmée et doit être impérativement restaurée.

Savez-vous qu’aujourd’hui les hôpitaux ont plus de 30 000 postes d’infirmiers vacants alors même que 180 000 infirmiers en âge de travailler ont cessé d’exercer (1) ? Et que 30 % des infirmiers quittent l’hôpital dans leurs cinq premières années d’exercice ?

Aux origines du mal-être à l’hôpital

La crise sanitaire a braqué le projecteur sur la réalité des conditions de travail des personnels hospitaliers. Pourtant, syndicats, experts, DRH alertent depuis longtemps sur une situation de plus en plus dégradée, sous l’effet d’injonctions paradoxales. Comment imaginer faire supporter aux personnels hospitaliers une équation impossible : la réduction des moyens économiques alors que les besoins en soins de la population augmentent, en particulier faute de politiques de prévention et d’organisation des soins primaires efficaces ?

 Le constat est là et il est antérieur à l’épidémie, comme l’a récemment souligné la Drees : en 2019, l’exposition à de nombreuses contraintes liées aux conditions de travail demeure nettement plus marquée dans le secteur hospitalier que pour l’ensemble des salariés. Intensité temporelle, à savoir rythme et quantité de travail excessifs, contraintes horaires et physiques, demandes émotionnelles et conflits de valeur sont parmi les facteurs les plus souvent relevés. Aujourd’hui, les situations de travail "en mode dégradé" sont devenues la norme. Pourtant, nous savons qu’elles ne sont pas tenables et qu’elles conduisent inexorablement à l’épuisement des équipes, à la hausse de l’absentéisme et à des départs en masse, difficilement remplaçables aujourd’hui. Rajoutons également une faible attractivité salariale, peu de perspectives de promotion et une défaillance de prévention des risques professionnels amenant au triste constat que le secteur présente désormais une sinistralité supérieure à celle du BTP en termes de fréquence des accidents du travail

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Certains risques sont liés aux contraintes d’exercice, comme l’imposent l’ouverture H24 et les activités d’urgence. Mais, de notre point de vue, la conduite de politiques sociales attractives et de mesures de prévention efficaces pourrait grandement améliorer la situation. L’enjeu est d’abord institutionnel, car force est de constater que les volets économiques et financiers, parfois immobiliers, ont bien plus mobilisé les équipes de direction que la construction de perspectives pour les équipes.

Le "Ségur de la santé" a commencé à apporter des réponses pratiques, avec, notamment, la réduction de moitié des écarts salariaux des soignants au regard des moyennes européennes, la hausse du nombre de places en écoles d’infirmiers et d’aides-soignants et le financement d’investissements. Des efforts salariaux restent à faire, après des années de perte de pouvoir d’achat. Selon nous, d’autres pistes concrètes en matière de gestion des ressources humaines restent à explorer pour l’ensemble des personnels et dans l’objectif d’une performance globale de l’hôpital.

Traiter les irritants du quotidien… et investir sur la santé au travail

A l’hôpital, nous avons rencontré une administrative qui n’osait plus sortir de son bureau après une chute sur le revêtement glissant du sol du service. Ailleurs, ce sont des soignants qui se sont blessés lors de manipulations de patients dans des douches trop exiguës. La vétusté ou l’absence de matériels adaptés à l’exercice des tâches quotidiennes peut sembler anecdotique alors que cela pèse lourdement sur les conditions de travail. Nous préconisons de réaliser avec les agents un inventaire du matériel nécessaire par fonction ou service ainsi qu’un état des lieux des problématiques d’aménagement des locaux. Une meilleure écoute des équipes est centrale : premiers opérateurs de leur travail, ils sont souvent les mieux placés pour formuler des propositions d’amélioration. Des professionnels œuvrant pour l’amélioration des conditions de travail, comme les ergonomes, peuvent également contribuer à ces propositions. Ils pourraient être davantage mobilisés à l’hôpital.

Parmi les irritants, un des plus souvent cités dans nos interventions concerne la question des plannings, leur instabilité et les contraintes qu’ils font peser sur la vie des agents. Ce n’est pas une fatalité. Il faut simplement faire les plannings AVEC les agents. Nos expérimentations de "planification socialement responsable" montrent que c’est possible. Cela passe par l’écoute et la formalisation des souhaits d’organisation communs à une équipe, le développement d’outils algorithmiques permettant de traiter une multitude de données d’entrée et la réalisation de scenarii itératifs jusqu’à trouver la meilleure solution de planning pour tous. Enfin, la prise en compte d’un niveau d’absentéisme prévisible dans la modélisation est évidemment indispensable. Notons aussi que le non-remplacement est le principal frein au départ en formation.

En matière de santé au travail, la fonction publique hospitalière est peu présente dans les grands plans nationaux. La dernière "Stratégie nationale d’amélioration de la qualité de vie au travail - prendre soin de ceux qui nous soignent" date de décembre 2016 ! A l’hôpital, la médecine du travail reste sous-dotée. Un changement de paradigme est nécessaire, passant par le dialogue social et l’acculturation à la prévention.

Anticiper le changement et capitaliser sur les innovations organisationnelles

Au-delà du manque de ressources, les situations de tension au travail sont souvent liées à des organisations non maîtrisées, génératrices de dysfonctionnements. Dans tel hôpital, les visites se faisaient à toute heure. Dans tel autre, les tâches de nettoyage étaient planifiées l’après-midi quand il y avait des visites. De plus, les changements sont nombreux à l’hôpital et les équipes n’y sont pas associées : que penser de l’exemple véridique de cette équipe de nuit qui trouve porte close de son service car celui-ci a été déménagé dans la journée sans l’en informer ?

La situation de crise épidémique a rajouté de la tension, mais a pu également faire émerger des innovations organisationnelles en lien avec la coopération. Des chercheurs en sciences humaines (2) soulignent qu’en temps de crise, les procédures et les outils à disposition des participants importent moins que leur capacité à se coordonner. Que celle-ci ne naît pas de la "hiérarchie", ou de la "bureaucratie", mais bien des acteurs du terrain initiant des "modes d’organisation de circonstance". Dès aujourd’hui, des retours d’expérience peuvent être organisés.

Se donner les moyens de renforcer le dialogue social

En matière de propositions concrètes, d’autres pays vont plus loin : aux Etats-Unis, où la pénurie de soignants fait rage, il n’est pas rare de voir des hôpitaux construire ou acheter des logements pour leurs employés. En arriverons-nous là ?

En tout cas, toute action ne saurait être menée qu’avec la plus grande concertation, dans le cadre d’un dialogue social renforcé entre partenaires sociaux. Si l’accent est souvent mis sur une écoute bienveillante des équipes, il s’agit désormais d’entendre et de tenir vraiment compte de leurs demandes et de leurs propositions. La qualité de ce dialogue a pu manquer par le passé mais elle s’est parfois, souvent, révélée avec la gestion de crise. Les tensions restent importantes et nos interrogations portent maintenant sur la disparition d’un acteur majeur de la santé au travail à l’hôpital, le CHSCT. L’encadrement drastique du recours à l’expertise et la fusion des instances, qui, dans le privé, a dégradé la prise en compte des enjeux de santé, suscitent de vraies inquiétudes qu’il convient d’entendre. Quels enseignements en tirer pour éviter que le nouveau cadre pour la fonction publique hospitalière ne prive les futures instances représentatives du personnel de moyens de fonctionnement et d’accompagnement ? Le statu quo à l’hôpital est impossible. Le faire évoluer sans les personnels aussi.

 

(1) Audition SNPI à la commission d’enquête hôpital du Sénat. 

(2) "Covid-19 : une crise organisationnelle", Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel, François Dedieu, Les Presses SciencesPo

Sophie Rousseau
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