Nicolas de Sevin, avocat associé au sein du cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre, et Président d’Avosial, et Emilie Bourguignon, avocat au sein du cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre, analysent les modifications apportées par le projet de loi El Khomri, à la réglementation des forfaits-jours.
Le dispositif de forfait-jours, introduit par la loi dite Aubry II du 19 janvier 2000, concernerait près de la moitié des salariés cadres en France [1]. Il permet de décompter le temps de travail des collaborateurs non pas en heures, mais en jours : les dispositions légales relatives à la durée quotidienne et hebdomadaire du travail ne s’appliquent pas et l’entreprise n’est pas tenue de payer d’heures supplémentaires si le salarié travaille plus de 35 heures par semaine. Depuis quelques années, ce dispositif fait face à une jurisprudence exigeante de la Cour de cassation.
Depuis une dizaine d’années, salariés et syndicats tentent de remettre en cause la conformité de ce dispositif aux normes constitutionnelles et européennes. La Cour de cassation a, dans un arrêt du 29 juin 2011, considéré que si le dispositif de forfait-jours n’était pas, en soi, illégal, l’accord collectif devait être de nature à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié et à garantir le respect des durées maximales de travail, ainsi que des repos journaliers et hebdomadaires [2].
Elle a par la suite invalidé plusieurs conventions collectives de branche (bâtiment, commerce de gros, expert-comptable, industries chimiques, …), rendant ainsi susceptibles d’annulation les conventions individuelles de forfait-jours conclues sur leur fondement. Les conséquences d’une telle annulation ne sont pas neutres : toute heure réalisée par le salarié au-delà des 35 heures hebdomadaires donne lieu à paiement majoré.
Le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs (dite loi "El Khomri") entend sécuriser cette situation.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
Comme antérieurement, les nouvelles dispositions légales prévoient que la mise en place d’une convention individuelle de forfait-jours suppose un accord collectif d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche.
Toutefois, après avoir posé le principe général selon lequel l’employeur doit s’assurer que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail, le projet de loi intègre une liste précise des stipulations devant être contenues par l’accord collectif.
Aux termes du futur article L. 3121-62 I du code du travail, l’accord collectif doit prévoir :
- Les catégories de salariés concernés ;
- La période de référence du forfait, qui, en cas de forfait-jours, ne peut être qu’annuelle ;
- Le nombre de jours compris dans ce forfait, dans la limite de 218 ;
- Les conditions de prise en compte des absences ainsi que des arrivées et départs en cours de période ;
- Les caractéristiques principales des conventions individuelles.
Le II du même article complète cette liste et dispose que l’accord détermine :
- Les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;
- Les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié échangent périodiquement sur la charge de travail du salarié, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sa rémunération ainsi que sur l’organisation du travail dans l’entreprise ;
- Les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion.
L’accord peut également fixer le nombre de jours travaillés dans l’année lorsque le salarié renonce à une partie de ses jours de repos [3].
Le gouvernement indique que la loi est "volontairement non-directive dans le contenu même de l’accord" [4] pour laisser à la négociation la souplesse nécessaire. Toutefois, l’on s’interroge : à vouloir être "non-directif", le projet de loi ne s’éloignerait-il pas de son objectif initial de sécurisation ?
Outre le fait qu’il ne soit fait aucune référence, selon la formule de la Cour de cassation, aux mesures de nature à garantir le respect d’une "durée maximale raisonnable de travail" [5] et des repos journaliers et hebdomadaires, la latitude donnée aux partenaires sociaux s’agissant des dispositifs à mettre en place implique que les juridictions pourront toujours être amenées à apprécier la conformité de l’accord aux normes constitutionnelles et européennes et, le cas échéant, à conclure que les garanties prévues sont insuffisantes.
C’est d’autant plus vrai que beaucoup des accords invalidés par la Cour de cassation avaient été conclus sous l’empire de la loi dite Aubry II qui encadrait, de manière beaucoup plus précise que ne le fait actuellement le Code du travail, le contenu de l’accord collectif relatif au forfait-jours [6]. Espérons que la Cour de cassation, sur la lignée de sa récente jurisprudence rendue en matière d’égalité de traitement [7], allégera son contrôle au motif que les dispositifs mis en place ont été négociés avec les organisations syndicales représentatives.
Le projet de loi prévoit qu’une convention individuelle de forfait-jours pourrait être valablement conclue quand bien même l’accord collectif ne comprendrait pas les stipulations prévues aux 1° et 2° du II de l’article L. 3121-62 du code du travail (modalités d’évaluation et de suivi de la charge de travail et modalités d’échange périodique) sous réserve que l’employeur :
- établisse un document de contrôle du nombre de jours travaillés faisant apparaître le nombre et la date des journées et demi-journées travaillées, ce document pouvant être rempli par le salarié ;
- s’assure que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires ;
- organise une fois par an un entretien pour évoquer la charge de travail du salarié qui doit être raisonnable, l’organisation du travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, ainsi que la rémunération.
Il s’agit d’une première juridique : combler unilatéralement les lacunes d’un accord collectif dont le contenu n’est pas conforme aux dispositions légales. Cette « béquille » [8] appelle plusieurs commentaires :
Elle semble avoir vocation à s’appliquer aux accords collectifs incomplets conclus aussi bien avant qu’après l’entrée en vigueur de la loi ;
Il n’existe pas, à ce stade, d’obligation préalable de tentative de négociation, l’entreprise pourrait donc passer exclusivement par cette modalité quand bien même elle disposerait de délégués syndicaux à même de réviser l’accord collectif incomplet ;
Le dispositif se limite, à ce jour, aux accords qui ne comprendraient pas les stipulations prévues aux 1° et 2° II de l’article L. 3121-62 du code du travail. L’absence de stipulations sur le droit à la déconnexion (L. 3121-62 II 3°) ne pourrait pas être comblée unilatéralement ;
Le projet de loi ne précise pas selon quelles modalités l’employeur "s’assure que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidien et hebdomadaires". Les juges pourraient donc être amenés à contrôler la conformité des mesures mises en place à l’objectif de protection de la santé et de la sécurité.
Toujours dans le même souci de sécurisation, le projet de loi tranche la question de l’applicabilité des mesures mises en place par les entreprises afin de se conformer aux nouvelles exigences légales aux conventions individuelles de forfait déjà conclues. Ainsi, les conventions individuelles de forfait-jours se poursuivraient nonobstant :
- la révision des accords collectifs afin d’y intégrer les nouvelles mesures ;
- la mise en place unilatérale par l’employeur des mesures supplétives ("béquille").
Ces dispositions du projet de loi devraient être discutées devant l’Assemblée Nationale cette semaine. Elles connaîtront à n’en pas douter certaines évolutions.
(Article à jour du 9 mai 2016 établi sur la base du projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs).
[1] Chiffres Dares.
[2] Dans cette espèce, la Cour de cassation a validé les stipulations prévues par la convention collective de la métallurgie en constatant qu’elles prévoyaient un contrôle du nombre de jours travaillés (document de contrôle faisant apparaître les jours travaillés et les jours de repos/congés), un suivi régulier de l'organisation du travail du salarié et de sa charge de travail par son supérieur, ainsi qu’un entretien annuel avec son supérieur hiérarchique au cours duquel sont évoquées l'organisation et la charge de travail de l'intéressé et l'amplitude de ses journées d'activité, cette amplitude devant rester raisonnable et assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé (Cass. Soc. 29 juin 2001 n°09-71107).
[3] A défaut de stipulations dans l’accord collectif, le nombre de jours maximal travaillés dans l’année serait de 235.
[4] Etude d’impact du projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entretiens et les actifs, page 39.
[5] Cass. Soc. 17 décembre 2014 n°13-22890.
[6] L’ancien article L. 212-15-3 du code du travail prévoyait ainsi que l’accord devait prévoir les modalités "de décompte des journées et des demi-journées travaillées et de prise des journées ou demi-journées de repos" et "de suivi de l'organisation du travail des salariés concernés, de l'amplitude de leurs journées d'activité et de la charge de travail qui en résulte".
[7] Cass. Soc. 27 janvier 2015 n°13-22.179. Dans cette décision, la Cour de cassation considère que "les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées".
[8] Etude d’impact du projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entretiens et les actifs, page 40
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